La Presse Anarchiste

L’attitude de la Troisième Internationale envers les anarchistes

Il y a encore chez cer­tains de nos cama­rades de l’incertitude sur la posi­tion à prendre à l’égard de la IIIe Inter­na­tio­nale. Bien que les rai­sons de prin­cipe qui nous éloignent d’elle soient évi­dentes, la crainte d’aider par une oppo­si­tion trop ouverte les adver­saires bour­geois et social réfor­mistes qui com­battent la IIIe Inter­na­tio­nale non pour ce qu’elle a de démo­cra­tique et d’autoritaire, mais pour ce qu’elle contient de révo­lu­tion­naire et pour l’influence exci­tante qu’elle exerce sur les masses, cette crainte pousse quelques cama­rades à négli­ger les côtés qui nous séparent de l’Internationale Moscovite.

Cer­tains autres, quoique voyant fort bien que si nous nous lais­sions entraî­ner par le cou­rant bol­che­vique, en peu de temps le mou­ve­ment anar­chiste dis­pa­raî­trait, et que les anar­chistes se renie­raient eux-mêmes en ce qui consti­tue leur prin­ci­pale rai­son d’être, espèrent réus­sir à ne pas se lais­ser absor­ber par le par­ti bol­che­vique nais­sant, mais bien à exploi­ter son pres­tige en faveur de la révo­lu­tion, avec l’idée, à un cer­tain moment, d’agir par soi-même et de déso­béir aux chefs com­mu­nistes : ce qui équi­vau­drait à dépouiller le par­ti com­mu­niste de son auto­ri­té en entraî­nant les masses (sur les­quelles, entre temps, ils auraient acquis un cer­tain ascen­dant) vers une réa­li­sa­tion la plus anar­chiste pos­sible de la Révolution.

Ces deux pré­oc­cu­pa­tions sont justes en soi. Mais le double but de ne pas faire le jeu de la bour­geoi­sie et du social-réfor­misme, et de coopé­rer à la révo­lu­tion com­mu­niste pour lui impri­mer la direc­tion la plus liber­taire pos­sible, sera atteint d’autant plus et mieux, que nous évi­te­rons plus et mieux les contra­dic­tions et les confu­sions d’idées, que nous nous ber­ce­rons moins d’illusions, que sera plus clair et plus visible à tous ce qui nous unit aux com­mu­nistes et nous per­met de col­la­bo­rer avec eux, et les ques­tions qui nous séparent d’eux et sur les­quelles ils ne doivent pas espé­rer avoir notre consentement.

[|* * * *|]

Il y a plus d’un an que la polé­mique sur la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » a pris fin dans le camp anar­chiste, et la géné­ra­li­té des cama­rades sont arri­vés à recon­naître l’absolue incom­pa­ti­bi­li­té, — et en ceci Lénine même est objec­ti­ve­ment d’accord avec nous — entre l’anarchisme et toute idée de dic­ta­ture révo­lu­tion­naire et de com­mu­nisme autoritaire.

À pré­sent, ce n’est plus la ques­tion géné­rale, théo­rique et pra­tique, qui pas­sionne les cama­rades. Les der­nières rémi­nis­cences, les der­nières traces de la scar­la­tine dic­ta­to­riale, qui, il y a deux ans, pas­sait de proche en proche dans, nos rangs, se mani­festent main­te­nant dans l’incertitude sur l’attitude à prendre envers la IIIe Inter­na­tio­nale de Mos­cou. Cette incer­ti­tude, chez cer­tains des nôtres, a été encou­ra­gée par le fait que le Comi­té de la IIIe Inter­na­tio­nale a décla­ré que les portes de celle-ci étaient ouvertes aus­si aux anar­chistes. Mais il est néces­saire de noter immé­dia­te­ment qu’il ne s’agit pas des anar­chistes, groupes, fédé­ra­tions et unions anar­chistes pro­pre­ment dites, mais bien d’organisations ouvrières ouvertes à tous les tra­vailleurs, qui sont une direc­tive plus ou moins liber­taire : (Union Syn­di­cale Ita­lienne, Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail Espa­gnole, Union Libre des Syn­di­cats alle­mands, Fédé­ra­tion Régio­nale Ouvrière Argen­tine, etc.) ou dont des anar­chistes sont les représentants.

Même dans ce sens l’admission des anar­chistes à la IIIe Inter­na­tio­nale, outre qu’elle est subor­don­née à la condi­tion d’obéissance aux ordres du Par­ti Com­mu­niste, est moti­vée de façon qu’elle pour­rait être tra­duite par ces paroles : les anar­chistes seront admis dans la IIIe Inter­na­tio­nale, à condi­tion que… ils cessent d’être anar­chistes ! En effet la pre­mière condi­tion est l’acceptation de la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », c’est-à-dire de la ten­dance auto­ri­taire et éta­tiste de la révolution.

Léon Trots­ky écri­vait de Mos­cou le 31 juillet de l’année der­nière à un syn­di­cat fran­çais que « qui sous pré­texte d’anarchisme n’admet pas le but de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat n’est pas un révo­lu­tion­naire, mais un petit bour­geois, et pour celui-là il n y a pas de place dans la IIIe Inter­na­tio­nale ». Même Lénine, plu­sieurs fois, en pas­sant, a trai­té d’une façon mépri­sante l’anarchisme comme une mani­fes­ta­tion bour­geoise ou petite-bourgeoise.

Pour­tant, quand Lénine et ses amis se sont aper­çus que l’élément anar­chiste consti­tue encore une force, et qu’il peut donc avoir une uti­li­té révo­lu­tion­naire, alors ils ont com­men­cé à faire des excep­tions en sa faveur. Lénine répon­dant en juillet ou en août 1919 à une lettre d’un révo­lu­tion­naire anglais, à un cer­tain moment, s’exprime ain­si : « Beau­coup de, tra­vailleurs anar­chistes deviennent à pré­sent de sin­cères adhé­rents au régime des Soviets ; et s’il en est ain­si, ils sont nos meilleurs cama­rades et amis, les meilleurs révo­lu­tion­naires ; c’est seule­ment par un mal­en­ten­du qu’ils étaient enne­mis du mar­xisme, parce que le Socia­lisme offi­ciel de la IIe Inter­na­tio­nale (1889 – 1914) fut infi­dèle au mar­xisme, tom­ba dans l’opportunisme et déna­tu­ra les doc­trines de Marx… etc. »

Lénine ne se rend pas compte que les anar­chistes peuvent très bien être par­ti­sans d’un régime de Soviets, c’est-à-dire d’un régime dans lequel le pro­lé­ta­riat, par le moyen de ses Conseils, règle par lui-même sa vie, la pro­duc­tion et la consom­ma­tion, etc., en consi­dé­rant les Soviets comme des asso­cia­tions de libres pro­duc­teurs, sans pour cela admettre le moins du monde la dic­ta­ture, qui est un gou­ver­ne­ment qui se super­pose aux Soviets et leur enlève toute liber­té d’action et de déve­lop­pe­ment. Lénine parle en somme de ces anar­chistes qui se disaient tels « par mal­en­ten­du », qui mili­taient dans les rangs anar­chistes seule­ment par impul­si­vi­té révo­lu­tion­naire et par réac­tion contre l’opportunisme réfor­miste, non pour s’être for­mé une réelle convic­tion anar­chiste sur la ten­dance liber­taire de la révo­lu­tion et sur l’organisation liber­taire de la socié­té com­mu­niste à venir.

En d’autres termes, Lénine dit : « Il y a des anar­chistes qui jusqu’à pré­sent se sont crus tels, et peut-être le croient encore, mais en réa­li­té ne le sont pas, puisqu’ils acceptent l’idée de la dic­ta­ture ; à cette espèce d’anarchistes vous pou­vez ouvrir la porte ! »

En ce sens il a par­fai­te­ment rai­son ; mais quand nous dis­cu­tons d’anarchie et d’anarchistes par rap­port à la IIIe Inter­na­tio­nale, nous ne nous adres­sons pas à cet anar­chisme « par mal­en­ten­du », mais à celui qui seul a droit à ce nom parce qu’il est contraire à toute forme d’autorité éta­tiste ou dic­ta­to­riale tant dans le but que dans les moyens.

L’admission des anar­chistes ou plu­tôt des orga­ni­sa­tions ouvrières gui­dées par des anar­chistes, dans la IIIe Inter­na­tio­nale, vise évi­dem­ment à arra­cher ces orga­ni­sa­tions à l’influence anar­chiste. Cette influence est consi­dé­rée comme un mal par les diri­geants de la IIIe Inter­na­tio­nale. « Vous favo­ri­sez, par votre oppor­tu­nisme, la tac­tique anar­chiste », disaient-ils aux maxi­ma­listes « impur » italiens.

« Le Par­ti aban­donne dans cer­taines loca­li­tés les masses aux mains des anar­chistes, s’exposant ain­si à perdre sa propre auto­ri­té », disaient Lénine, Bou­ka­rine et Zino­vieff dans une lettre de l’Internationale Com­mu­niste aux socia­listes ita­liens, le 27 août 1920. Ensuite ils ajou­taient que les pro­lé­taires de l’Union Syn­di­cale sont mille fois plus près d’eux que les réfor­mistes, mais ils ne man­quaient pas de pré­ci­ser que ces pro­lé­taires suivent les syn­di­cats diri­gés par les anar­chistes par erreur ou par igno­rance, et qu’après en avoir fini avec les réfor­mistes, on pour­ra vaincre l’anarchisme. Il est néces­saire, tou­jours selon eux, de se rap­pro­cher des masses orien­tées vers l’Anarchisme, pour les éclai­rer sur leurs erreurs.

Que signi­fie « vou­loir éclai­rer sur leurs erreurs les masses orien­tées vers l’anarchisme », sinon consi­dé­rer l’anarchisme comme une erreur, et cher­cher à arra­cher aux anar­chistes toute influence sur elles ? Il serait donc très étrange que des anar­chistes, qui res­tent tels pré­ci­sé­ment, parce qu’ils croient ne pas être dans l’erreur, faci­litent au par­ti com­mu­niste cette insi­dieuse ten­ta­tive d’absorber et de neu­tra­li­ser com­plè­te­ment un tra­vail et une pro­pa­gande de qua­rante années !

Dans le Bul­le­tin com­mu­niste de Paris du 30 décembre 1920, Anto­nio Coen, par­lant du mou­ve­ment en Ita­lie, recon­naît que « les anar­chistes ont sur le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, des concepts sur les­quels les com­mu­nistes ne peuvent pas être d’accord ». Selon Coen, notre mou­ve­ment en Ita­lie a le tort de déve­lop­per cet esprit d’anarchisme, que Lénine eut tant de peine à com­battre au début de la Répu­blique des soviets.

Nous croyons au contraire, qu’il est dans l’intérêt de la révo­lu­tion de répandre le plus pos­sible l’esprit anar­chiste, de déso­béis­sance et de révolte contre toute dis­ci­pline for­cée et coer­ci­tive, d’intolérance vis-à-vis de toute dic­ta­ture, quel qu’en soit le nom.

Heu­reu­se­ment, dans l’Europe Occi­den­tale, cette pro­pa­gande nous est faci­li­tée par le carac­tère des popu­la­tions, par l’intelligence de la classe ouvrière, par l’amour de la liber­té, sen­ti­ment pro­fond déve­lop­pé en nous par une évo­lu­tion sécu­laire, à tra­vers cent révo­lu­tions. Lénine, dit-on, l’appelle un « pré­ju­gé bour­geois », selon son inter­pré­ta­tion mar­xiste. Mais en réa­li­té il s’agit d’un véri­table besoin de la nature humaine, désor­mais presque aus­si fort que le besoin du pain et de l’amour

Non seule­ment dans le monde anar­chiste pro­pre­ment dit, mais encore par­mi les orga­ni­sa­tions syn­di­cales à ten­dances plus avan­cées, ce sen­ti­ment de liber­té est si déve­lop­pé qu’il les pousse à s’opposer à la ten­ta­tive d’absorption et de mono­po­li­sa­tion des diri­geants de la IIIe Inter­na­tio­nale Com­mu­niste. Nous en avons eu une preuve dans une récente confé­rence syn­di­ca­liste inter­na­tio­nale (c’est-à-dire des syn­di­cats du type de notre Union Syn­di­cale Ita­lienne) à Ber­lin, ou la majo­ri­té des assis­tants a expri­mé un avis contraire à toute espèce de dic­ta­ture poli­tique. La confé­rence s’est retran­chée, vis-à-vis de l’Internationale mos­co­vite, dans une sorte d’attente bien­veillante, notam­ment par défé­rence pour les mérites de la révo­lu­tion bol­che­vique ; mais dès à pré­sent, elle a fait com­prendre que si l’Internationale syn­di­ca­liste pro­je­tée devait être orga­ni­sée sur les mêmes bases auto­ri­taires et cen­tra­listes que celles du Par­ti Com­mu­niste, il n’y aura rien à faire. Pour le moins, les orga­ni­sa­tions syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires exis­tantes, soit dans l’Europe Occi­den­tale, soit en Amé­rique, n’y adhé­re­ront pas, et for­me­ront pro­ba­ble­ment une Inter­na­tio­nale à part.

Tout cela est récon­for­tant. Et il serait bon que tous les cama­rades se tinssent au cou­rant du mou­ve­ment, ain­si que de l’attitude de l’Internationale Com­mu­niste à l’égard des anar­chistes (que nous avons essayé d’éclairer plus haut) pour se faire un cri­té­rium exact de la posi­tion réci­proque des deux cou­rants du com­mu­nisme, l’autoritaire et le liber­taire, et des limites dans les­quelles une coopé­ra­tion fra­ter­nelle entre l’un et l’autre est pos­sible, et au delà des­quelles il est néces­saire au contraire que cha­cun suive sa propre voie.

[/​Luigi Fabbri./]

La Presse Anarchiste