Il y a encore chez certains de nos camarades de l’incertitude sur la position à prendre à l’égard de la IIIe Internationale. Bien que les raisons de principe qui nous éloignent d’elle soient évidentes, la crainte d’aider par une opposition trop ouverte les adversaires bourgeois et social réformistes qui combattent la IIIe Internationale non pour ce qu’elle a de démocratique et d’autoritaire, mais pour ce qu’elle contient de révolutionnaire et pour l’influence excitante qu’elle exerce sur les masses, cette crainte pousse quelques camarades à négliger les côtés qui nous séparent de l’Internationale Moscovite.
Certains autres, quoique voyant fort bien que si nous nous laissions entraîner par le courant bolchevique, en peu de temps le mouvement anarchiste disparaîtrait, et que les anarchistes se renieraient eux-mêmes en ce qui constitue leur principale raison d’être, espèrent réussir à ne pas se laisser absorber par le parti bolchevique naissant, mais bien à exploiter son prestige en faveur de la révolution, avec l’idée, à un certain moment, d’agir par soi-même et de désobéir aux chefs communistes : ce qui équivaudrait à dépouiller le parti communiste de son autorité en entraînant les masses (sur lesquelles, entre temps, ils auraient acquis un certain ascendant) vers une réalisation la plus anarchiste possible de la Révolution.
Ces deux préoccupations sont justes en soi. Mais le double but de ne pas faire le jeu de la bourgeoisie et du social-réformisme, et de coopérer à la révolution communiste pour lui imprimer la direction la plus libertaire possible, sera atteint d’autant plus et mieux, que nous éviterons plus et mieux les contradictions et les confusions d’idées, que nous nous bercerons moins d’illusions, que sera plus clair et plus visible à tous ce qui nous unit aux communistes et nous permet de collaborer avec eux, et les questions qui nous séparent d’eux et sur lesquelles ils ne doivent pas espérer avoir notre consentement.
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Il y a plus d’un an que la polémique sur la « dictature du prolétariat » a pris fin dans le camp anarchiste, et la généralité des camarades sont arrivés à reconnaître l’absolue incompatibilité, — et en ceci Lénine même est objectivement d’accord avec nous — entre l’anarchisme et toute idée de dictature révolutionnaire et de communisme autoritaire.
À présent, ce n’est plus la question générale, théorique et pratique, qui passionne les camarades. Les dernières réminiscences, les dernières traces de la scarlatine dictatoriale, qui, il y a deux ans, passait de proche en proche dans, nos rangs, se manifestent maintenant dans l’incertitude sur l’attitude à prendre envers la IIIe Internationale de Moscou. Cette incertitude, chez certains des nôtres, a été encouragée par le fait que le Comité de la IIIe Internationale a déclaré que les portes de celle-ci étaient ouvertes aussi aux anarchistes. Mais il est nécessaire de noter immédiatement qu’il ne s’agit pas des anarchistes, groupes, fédérations et unions anarchistes proprement dites, mais bien d’organisations ouvrières ouvertes à tous les travailleurs, qui sont une directive plus ou moins libertaire : (Union Syndicale Italienne, Confédération Nationale du Travail Espagnole, Union Libre des Syndicats allemands, Fédération Régionale Ouvrière Argentine, etc.) ou dont des anarchistes sont les représentants.
Même dans ce sens l’admission des anarchistes à la IIIe Internationale, outre qu’elle est subordonnée à la condition d’obéissance aux ordres du Parti Communiste, est motivée de façon qu’elle pourrait être traduite par ces paroles : les anarchistes seront admis dans la IIIe Internationale, à condition que… ils cessent d’être anarchistes ! En effet la première condition est l’acceptation de la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire de la tendance autoritaire et étatiste de la révolution.
Léon Trotsky écrivait de Moscou le 31 juillet de l’année dernière à un syndicat français que « qui sous prétexte d’anarchisme n’admet pas le but de la dictature du prolétariat n’est pas un révolutionnaire, mais un petit bourgeois, et pour celui-là il n y a pas de place dans la IIIe Internationale ». Même Lénine, plusieurs fois, en passant, a traité d’une façon méprisante l’anarchisme comme une manifestation bourgeoise ou petite-bourgeoise.
Pourtant, quand Lénine et ses amis se sont aperçus que l’élément anarchiste constitue encore une force, et qu’il peut donc avoir une utilité révolutionnaire, alors ils ont commencé à faire des exceptions en sa faveur. Lénine répondant en juillet ou en août 1919 à une lettre d’un révolutionnaire anglais, à un certain moment, s’exprime ainsi : « Beaucoup de, travailleurs anarchistes deviennent à présent de sincères adhérents au régime des Soviets ; et s’il en est ainsi, ils sont nos meilleurs camarades et amis, les meilleurs révolutionnaires ; c’est seulement par un malentendu qu’ils étaient ennemis du marxisme, parce que le Socialisme officiel de la IIe Internationale (1889 – 1914) fut infidèle au marxisme, tomba dans l’opportunisme et dénatura les doctrines de Marx… etc. »
Lénine ne se rend pas compte que les anarchistes peuvent très bien être partisans d’un régime de Soviets, c’est-à-dire d’un régime dans lequel le prolétariat, par le moyen de ses Conseils, règle par lui-même sa vie, la production et la consommation, etc., en considérant les Soviets comme des associations de libres producteurs, sans pour cela admettre le moins du monde la dictature, qui est un gouvernement qui se superpose aux Soviets et leur enlève toute liberté d’action et de développement. Lénine parle en somme de ces anarchistes qui se disaient tels « par malentendu », qui militaient dans les rangs anarchistes seulement par impulsivité révolutionnaire et par réaction contre l’opportunisme réformiste, non pour s’être formé une réelle conviction anarchiste sur la tendance libertaire de la révolution et sur l’organisation libertaire de la société communiste à venir.
En d’autres termes, Lénine dit : « Il y a des anarchistes qui jusqu’à présent se sont crus tels, et peut-être le croient encore, mais en réalité ne le sont pas, puisqu’ils acceptent l’idée de la dictature ; à cette espèce d’anarchistes vous pouvez ouvrir la porte ! »
En ce sens il a parfaitement raison ; mais quand nous discutons d’anarchie et d’anarchistes par rapport à la IIIe Internationale, nous ne nous adressons pas à cet anarchisme « par malentendu », mais à celui qui seul a droit à ce nom parce qu’il est contraire à toute forme d’autorité étatiste ou dictatoriale tant dans le but que dans les moyens.
L’admission des anarchistes ou plutôt des organisations ouvrières guidées par des anarchistes, dans la IIIe Internationale, vise évidemment à arracher ces organisations à l’influence anarchiste. Cette influence est considérée comme un mal par les dirigeants de la IIIe Internationale. « Vous favorisez, par votre opportunisme, la tactique anarchiste », disaient-ils aux maximalistes « impur » italiens.
« Le Parti abandonne dans certaines localités les masses aux mains des anarchistes, s’exposant ainsi à perdre sa propre autorité », disaient Lénine, Boukarine et Zinovieff dans une lettre de l’Internationale Communiste aux socialistes italiens, le 27 août 1920. Ensuite ils ajoutaient que les prolétaires de l’Union Syndicale sont mille fois plus près d’eux que les réformistes, mais ils ne manquaient pas de préciser que ces prolétaires suivent les syndicats dirigés par les anarchistes par erreur ou par ignorance, et qu’après en avoir fini avec les réformistes, on pourra vaincre l’anarchisme. Il est nécessaire, toujours selon eux, de se rapprocher des masses orientées vers l’Anarchisme, pour les éclairer sur leurs erreurs.
Que signifie « vouloir éclairer sur leurs erreurs les masses orientées vers l’anarchisme », sinon considérer l’anarchisme comme une erreur, et chercher à arracher aux anarchistes toute influence sur elles ? Il serait donc très étrange que des anarchistes, qui restent tels précisément, parce qu’ils croient ne pas être dans l’erreur, facilitent au parti communiste cette insidieuse tentative d’absorber et de neutraliser complètement un travail et une propagande de quarante années !
Dans le Bulletin communiste de Paris du 30 décembre 1920, Antonio Coen, parlant du mouvement en Italie, reconnaît que « les anarchistes ont sur le processus révolutionnaire, des concepts sur lesquels les communistes ne peuvent pas être d’accord ». Selon Coen, notre mouvement en Italie a le tort de développer cet esprit d’anarchisme, que Lénine eut tant de peine à combattre au début de la République des soviets.
Nous croyons au contraire, qu’il est dans l’intérêt de la révolution de répandre le plus possible l’esprit anarchiste, de désobéissance et de révolte contre toute discipline forcée et coercitive, d’intolérance vis-à-vis de toute dictature, quel qu’en soit le nom.
Heureusement, dans l’Europe Occidentale, cette propagande nous est facilitée par le caractère des populations, par l’intelligence de la classe ouvrière, par l’amour de la liberté, sentiment profond développé en nous par une évolution séculaire, à travers cent révolutions. Lénine, dit-on, l’appelle un « préjugé bourgeois », selon son interprétation marxiste. Mais en réalité il s’agit d’un véritable besoin de la nature humaine, désormais presque aussi fort que le besoin du pain et de l’amour
Non seulement dans le monde anarchiste proprement dit, mais encore parmi les organisations syndicales à tendances plus avancées, ce sentiment de liberté est si développé qu’il les pousse à s’opposer à la tentative d’absorption et de monopolisation des dirigeants de la IIIe Internationale Communiste. Nous en avons eu une preuve dans une récente conférence syndicaliste internationale (c’est-à-dire des syndicats du type de notre Union Syndicale Italienne) à Berlin, ou la majorité des assistants a exprimé un avis contraire à toute espèce de dictature politique. La conférence s’est retranchée, vis-à-vis de l’Internationale moscovite, dans une sorte d’attente bienveillante, notamment par déférence pour les mérites de la révolution bolchevique ; mais dès à présent, elle a fait comprendre que si l’Internationale syndicaliste projetée devait être organisée sur les mêmes bases autoritaires et centralistes que celles du Parti Communiste, il n’y aura rien à faire. Pour le moins, les organisations syndicalistes révolutionnaires existantes, soit dans l’Europe Occidentale, soit en Amérique, n’y adhéreront pas, et formeront probablement une Internationale à part.
Tout cela est réconfortant. Et il serait bon que tous les camarades se tinssent au courant du mouvement, ainsi que de l’attitude de l’Internationale Communiste à l’égard des anarchistes (que nous avons essayé d’éclairer plus haut) pour se faire un critérium exact de la position réciproque des deux courants du communisme, l’autoritaire et le libertaire, et des limites dans lesquelles une coopération fraternelle entre l’un et l’autre est possible, et au delà desquelles il est nécessaire au contraire que chacun suive sa propre voie.
[/Luigi Fabbri./]