La Presse Anarchiste

La mort de la druidesse

La drui­desse Gwenn­la avait com­bat­tu pour son pays et pour sa reli­gion. Contre la tyran­nie romaine elle avait sou­le­vé les jeunes Gau­lois. Au ser­vice de la révolte sainte, elle n’a­vait pas mis seule­ment l’é­lo­quence de sa parole enthou­siaste, l’é­lo­quence de son émou­vante beau­té. Par son cou­rage et son acti­vi­té elle avait sur­pas­sé les héros. Elle ne recu­lait ni devant les dan­gers et les fatigues, ni devant le sang à ver­ser dans le com­bat, ni devant le sang à ver­ser après le com­bat. Les matins de bataille, on l’ad­mi­rait, voi­lée de noir, che­veux au vent, torche allu­mée à la main et voci­fé­rant vers l’en­ne­mi de puis­santes impré­ca­tions. On l’ad­mi­rait quand, ayant éteint sous un pied ven­geur la torche, sym­bole de la vie des Romains, elle sai­sis­sait le san­nium et, au pre­mier rang, déchi­rait de deux tran­chants affreu­se­ment ondu­lés les cous et les ventres. On l’ad­mi­rait, le soir, quand elle égor­geait les cap­tifs sur la pierre du crom­lech ou par les che­veux englués clouait à sa porte une tête fraî­che­ment cou­pée dégoû­tante encore de sang par­mi le sang du crépuscule.

Dans une embus­cade savam­ment dres­sée par Peti­lius Céria­lis, elle a été faite prisonnière.

Main­te­nant, enfer­mée aux pro­fon­deurs d’un cachot, des chaînes attachent ses jambes à un mur suin­tant, un car­can main­te­nu par une barre rigide enserre son cou. Elle ne sait quels ruis­sel­le­ments ou quels insectes courent sur son corps nu. Elle ne peut ni s’al­lon­ger sur le sol, ni s’as­seoir, ni se tenir debout. Sa tête immo­bi­li­sée ne voit que la pénombre devant elle. Seule­ment par la voix recon­nue elle sait que son voi­sin de droite est le druide Cyfarwyd. Son voi­sin de gauche a une voix incon­nue, presque enfan­tine encore mais, en langue celte, il mau­dit Rome et César. Elle a la conso­la­tion de se sen­tir entre deux de ses frères.

Elle ne se plaint ni de n’a­voir pu man­ger le pain moi­si et grouillant de ver­mine qu’on lui a don­né pour toute nour­ri­ture. ni de la souf­france de ses membres presque immo­bi­li­sés dans la plus pénible atti­tude et que crispent des crampes. Quant à la mort, elle appelle d’une voix amou­reuse cette libé­ra­trice. Mais elle dit au vieux druide son hor­reur devant ce qui pré­cé­de­ra la mort. Elle mau­dit l’in­fâme loi qui exige qu’a­vant de la tuer le bour­reau la fasse femme.

Déjà, pen­dant la révolte, le vieux Cyfarwyd a plus d’une fois irri­té l’ar­dente jeune fille par ses conseils pru­dents et le calme imper­tur­bable de ses obser­va­tions. Main­te­nant elle serre poings et mâchoires à l’en­tendre par­ler avec tant de froide raison : 

— Soyons justes même envers nos enne­mis. La jus­tice est le seul équi­libre qui nous empêche de tom­ber. La jus­tice est à l’homme ce que sont les racines au chêne et au pom­mier. La loi romaine est deve­nue atroce, mais elle fut noble et bonne. Elle éclaire le pro­verbe pro­fond de ces gens-là : Cor­rup­tio opti­mi pes­si­ma. Oui, avec la cor­rup­tion des meilleures choses on fait les pires abo­mi­na­tions. Mais la loi était excel­lente qui écar­tait res­pec­tueu­se­ment des vierges le bour­reau et la mort. 

Gwenn­la a un mou­ve­ment d’in­di­gna­tion qui, sans les chaînes, la dres­se­rait très grande. Ce brusque sur­saut déchire sou cou, enfonce le car­can dans les épaules ensan­glan­tées. La dou­leur phy­sique, même dans la sur­prise, n’ar­rache pas un cri à l’hé­roïque jeune fille. Mais ne rend-elle pas criarde la souf­france de son cœur et de son esprit ?… 

Sa parole crie, en effet, et hurle, et, à la fois, ricane : 

— Tu trouves sans doute humain d’ar­ra­cher la vie à des femmes et à des hommes ? 

Elle n’en­tend pas ce que Cyfarwyd répond à l’in­ter­ro­ga­tion pas­sion­née : elle écoute des paroles inté­rieures dont les pre­mières l’é­tonnent, puis la ravissent. 

Elle ferme les yeux pour mieux voir jaillir de sa tête une lumière d’a­bord fumeuse et trem­blo­tante mais qui ensuite monte, s’é­tale, flam­boie comme un incen­die. Et son cœur ne s’al­lume-t-il pas, tour­nant comme une roue, irra­diant comme un soleil ? 

Long­temps ses pen­sées nou­velles ont besoin de silence. Les mots viennent — mais lents, irré­gu­liers, flot­tant dans une brume loin­taine et un pay­sage incon­nu — qui pour­ront dire la lumière mys­té­rieuse et la flamme dévo­rante. La joie de la révé­la­tion ren­verse un temps et immo­bi­lise, comme un choc, l’âme de la jeune fille. Puis, un autre temps, elle l’é­treint contre elle en un bai­ser muet. Le moindre mot, semble-t-il, dis­per­se­rait ce bonheur. 

Enfin les pen­sées nou­velles, bou­tons qui s’ouvrent, s’é­pa­nouissent en paroles et en corolles. Leur joie, tout à l’heure crain­tive, repliée et jalouse, se balance main­te­nant, par­fum, géné­ro­si­té et rayonnement : 

Ce sont — affirme Gwenn­la — toutes les lois qui sont mau­vaises. Toutes sont vol et tyran­nie. Tontes veulent faire durer ce qui est tel qu’il est et arrê­ter la vie. Toutes sacri­fient les êtres natu­rels, hommes, femmes ou vierges, à des ogres arti­fi­ciels ou à des fan­tômes, à des empe­reurs, à des rois, à des maîtres, à des prêtres ou à des patries et des reli­gions. Mon amour pour les hommes, enfin éclai­ré, mau­dit la patrie gau­loise autant que l’empire romain, méprise éga­le­ment le culte de Jupi­ter et la reli­gion de Teu­ta­tès. Ces cri­mi­nelles se sont unies pour me conser­ver vierge au bour­reau. Tais-toi, vieux druide trom­pé et trom­peur, écra­sé et écra­seur, dupe jus­qu’à être men­teur, vic­time jus­qu’à être bour­reau. Tais-toi, pauvre fou qui me répé­te­rais la gloire de la vir­gi­ni­té volon­taire et qu’il est beau de n’é­pou­ser qu’un rêve divin. Tais-toi, car tout men­songe est lai­deur et tout sacri­fice au men­songe est impié­té. Tais-toi car tous les dieux sont des men­songes et on ne donne rien à ces néants que par un vol sacri­lège à ce qui existe. Ne me répète plus les ridi­cules bal­bu­tie­ments qu’on t’a appris, et que tu as appris aux autres. Non, il n’est pas vrai que la vierge soit supé­rieure à la femme et la lance infer­tile plus sacrée que le champ cou­vert de moissons. 

« Reli­gion des dieux qu’on m’a ensei­gnée et toi, patrie où le hasard m’a fait naître, ô stu­pide chœur de fan­tômes. Mes mains furent cri­mi­nelles qui, pour les ombres que vous êtes, ont tué les esclaves d’autres fan­tômes. Tout est men­songe et impié­té qui oppose des hommes à d’autres hommes. Seul l’in­di­vi­du existe ; ne cherche nulle véri­té en dehors de lui et nulle lumière. Je meurs vic­to­rieuse puisque je sau­rai à mon retour la vani­té des spectres qui me tuent, la vani­té des spectres pour qui, hélas ! j’ai tué. 

Elle dit encore, dans un rire triomphal :

— Seul compte ce que je fais dans ma lumière, non ce que d’autres, dans leurs ténèbres, me font subir. Ce que le bour­reau fera à mes chairs secrètes n’im­porte pas plus que ce qu’il fera de ma vie. J’i­gnore désor­mais le bour­reau et ses gestes comme les druides et leurs paroles. Je ne connais plus que ma mon­tée dans la clar­té enfin ouverte. 

Quand elle se tut, repliée de nou­veau sur le tré­sor conquis, absente des lieux où souf­frait son corps, voi­ci que, puisque le cou­rage de regar­der en face la vie et elle-même l’a­vait faite sage, le vieux prêtre mur­mu­ra, rai­son­nable et traditionnel : 

— Pauvre enfant ! La peur et lhor­reur l’ont ren­due folle

Han Ryner
(D’un livre sur le chan­tier : « Crépuscules »)
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