Partout où j’ai fixé ma course vagabonde
Une crainte m’a pris des lendemains obscurs.
C’était le soir. Blotti contre le foyer sûr
J’écoutais une horloge épeler la seconde.
L’ami quiet se renversait dans un fauteuil,
Son épouse égouttait un kummel dans nos tasses
Et je les sentais fiers de leur destin bonace
Comme des morts qui seraient fiers de leur cercueil.
Et je les enviais ! oh ! poser sa besace,
Prendre femme, logis, pantoufles, bibelots,
Habiter Carpentras, Pantin, ou Saint-Malo
Et fermer le portail quand un vagabond passe…
J’aurais du tabac blond, du kirch et des coussins
Pour les amis posés qui me feraient visite
Et, tout en étalant nos cartes favorites,
Nous saurions nous griser de paisibles desseins.
J’aurais ma table, une pesante table de chêne
Sculptée par l’artisan. Et puis un divan bas
Où je pourrais dormit quand je ne lirais pas
Et puis encor un cendrier de porcelaine.
J’aurais même, pour le réveil de mes vieux jours,
Un bébé pissotant sur ma robe de chambre,
Je tâterais avec amour ses petits membres
Et je m’attendrirais devant ses gestes gourds.
Ainsi pensais-je alors. Et j’écoutais l’épouse
Et j’écoutais l’horloge et j’écoutais l’ami,
Et quelque chose en moi semblait s’être endormi
Sous une lente éclosion de paix jalouse.
Mais au matin, lorsque, quittant le lit douillet,
J’ouvrais au grand soleil mon coeur et ma fenêtre,
Cent ardentes bouffées appelaient à renaître
Le gueux impénitent que j’avais dépouillé.
Le jour passait. Pareil au thé brun de la veille
Le thé coulait de la théière en faux argent,
L’épouse promenait son rire diligent
Et l’ami me vantait sa cave et ses bouteilles.
Et tous deux me semblaient déjà mornes et vains
Et les abandonnant à leurs vouvrays de marque,
Je rêvais fermement des ports où l’on s’embarque
Et des bars où l’on boit d’abominable vin.
Euh ! qu’il garde, l’ami, son épouse fidèle,
Son pyjama, sa porcelaine et sa maison.
Qu’il garde tout. Je garderai, moi, l’horizon,
Ma pipe, mon bâton, mon sac, et ma gamelle.
Georges Vidal