L’artiste est un entrepreneur d’illusions.
Un A, pour paraître aussi grand qu’un E, doit être prolongé vers le haut, un V, vers le bas.
Les Romains et les fondeurs de la Renaissance en tenaient compte, les fonctionnalistes contemporains l’ont oublié.
Le Parthénon n’a pas une seule ligne droite, ses colonnes ne sont pas parallèles, mais tout est calculé en fonction de la perspective, pour paraître grandiose et parfait.
Cette leçon est négligée par nos faiseurs d’épures, qui travaillent sur le papier, sans se soucier de l’échelle de réalisation.
La seule sincérité en art, c’est le travail
Paradoxe du comédien. Paradoxe aussi du poète ; un million d’amoureux ne feront pas une élégie valable ; un poète écrivain public fait pour un ducat des vers immortels qui nous tirent des larmes.
Sainte-Beuve en voulait à Hugo d’avoir écrit À Villequier sous prétexte que les grandes douleurs sont muettes ; lui-même se faisait gloire de son silence, comme indiquant une douleur plus vraie.
Sottise de Sainte-Beuve, de Boileau : « Pour mériter des pleurs, il faut que vous pleuriez ».
Sottise aussi des romantiques, des surréalistes, qui croient que l’expression importe, non l’impression à faire, – que le plus spontané est en art le plus authentique.
Sottise, ou roublardise ? je vois fort bien Breton, ce méticuleux, polir à longueur de nuit un texte « automatique », jeu du hasard et de la mémoire, tout en « crachant sur Edgar Poe », qui a vendu la mèche.
Sincérité, engagement, possession par l’inspiration sans contrôle de conscience ? Tout cela fait partie du make-believe artistique, et comme succédané de second ordre.
Musset mettait un couvert pour la muse ; Vigny se jouait la comédie du désespoir. Simulation hystérique, hysterical tears (Baudelaire).
La sympathie des surréalistes pour la croyance et l’hystérie, pour le charlatanisme et la simulation sous toutes ses formes n’est pas trompeuse.
Le réel ne compte pas en art, mais l’effet réel.
L’homme n’est jamais entier dans ce qu’il fait, ou plutôt dans ce qu’il feint : pas plus que l’ivrogne n’est tout entier dans son babil irresponsable, dans ses colères ou ses déclarations d’amitié. Il y a en lui un spectateur qui l’excite, le contrôle, l’applaudit, ruse avec son délire. L’idiot, l’original, le bouffon et le fou, de même que tout artiste à l’œuvre, s’exagère et se stylise pour le public. L’émotion feinte console, guérit, couvre pudiquement l’émotion vraie. L’humour, cette économie de sentiment, cette bizarrerie altruiste, altérocentrique, couvre le trac, la peur, la grande trouille instinctive, déguise l’être sous la personne (persona), caricature d’un visage que tout décompose et qui perd contenance, sous son propre regard, ou celui des autres.
Quiconque écrit se déguise.
Nul, comme l’a découvert Poe, ne mettra jamais son cœur à nu. « La parole » a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, ou mieux pour l’égarer, pour l’évader de l’insoutenable et de l’informe.
Le faux, en art, apparaît ou disparaît dans des conditions qui sont celles du public, non de l’artiste.
Que peut être une tragédie du Grand Siècle sans entractes, allées et venues, marchandes de douceurs et le reste ? Sans contexte trivial ou banal, que deviennent les aristocrates de la passion, les monstres sacrés de Forde, de Marlow ? Des pantins de mélodrame. Les pitreries, les platitudes, les obscénités des clowns et de l’underplot autorisaient seules A Pity she is a Whore (dom Maeterlinck a fait une impossible et ridicule Anabella en le châtrant de ses parties honteuses).
Tout le drame romantique français s’écroule pour une même raison : on croit que le laid doit faire le beau ; on veut mettre partout du grand art.
Le drame élisabéthain évoluait sur trois plans : le burlesque, la parodie humoresque, et le tragique exalté, trois formes de l’exhibitionnisme émotionnel ayant leur niveau et leurs lois. Le miracle de Shakespeare fut de les associer sans perte de substance dans les mêmes scènes (Jules Caesar, King Lear) et jusque dans le même personnage (Hamlet), tour à tour un prince tragique, sa propre parodie, et son propre bouffon. Voyez comme il se fait plèbe et gratte la terre, ou pis encore comme il ose parler à Ophélie ! Seul un homme de rien, comme l’historien Shakespeare, de Strafford-sur-Avon, pouvait provoquer cette formidable égalisation des classes, en un seul homme…
Poe a parfaitement compris, et dit, le refuge poétique, hantise contre la hantise, la poésie, art de feindre, et la beauté, insoutenable au-delà d’un spasme. Ses lois sont celles de la physiologie du public : accumulation d’un effet constamment varié jusqu’à la décharge affective du paroxysme, puis repos.
Quelle leçon pour la fausseté du pathos accablant de Bayreuth, pour les symphonies cycliques, pour les pesantes machines d’un Mahler, d’un Bruckner ou d’un Claudel !
Rien n’est esthétiquement consommable, que ce qui peut humainement être composé d’un seul trait, ou du moins le paraître. Et si la vie ordinaire ne circule pas autour des morceaux dont la suite compose une œuvre, comme elle circule autour des émotions les plus fortes ressenties dans la vie, si elle ne se continue pas en sourdine autour des plus grands efforts de l’âme, c’est alors que la vérité optique est perdue, et que votre temple n’est plus qu’une bicoque de plâtre, eût-il coûté à bâtir les affres de toute une existence, ou davantage encore : les sueurs et le sang des générations.
André Prudhommeaux