De Jean-Pierre Laly
Je lis dans le dernier numéro du « Monde libertaire » un entrefilet concernant une tentative de regroupement d’action directe non violente anarchiste.
Je suis, bien sûr, vivement intéressé par ce genre de tentative, bien que par certains côtés, et après étude et exégèse des méthodes d’action non violentes (Gandhi, Lanza del Vasto, Rabindranath Tagore) à caractère religieux, je constate que la non-violence revient à peu de choses près à adorer ou à admettre le masochisme. Le concept non violent religieux trouve, je crois, son efficacité à travers une croyance illimitée et absolue dans « l’au-delà » et autres abstractions qui annihilent la peur et détruisent totalement le désir d’affirmation de l’individu. Les gandhistes, ne se souciant pas plus de la matière qui les entoure que de leur bien-être corporel, peuvent se résigner à recevoir coups et blessures, ou à se faire piétiner au cours de manifestations diverses sans gémir et sans réagir. Mais nous autres, anarchistes, sommes présentéistes, nous voulons jouir de notre vie et vouloir qu’elle soit bien nôtre ; nous sommes allergiques au narcotique hypothétique et irrationnel d’un paradis compensateur, et la passivité n’est pas plus notre lot que la violence.
J’aimerais donc connaître comment (et cela est sans doute possible) vous envisagez une action non violente anarchiste qui ne nuise en rien à l’affirmation individuelle et qui ne soit pas compatible avec le masochisme, la résignation ou le renoncement.
Réponse d’André Bernard
La non-violence, dis-tu, revient à peu de choses près à admettre le masochisme et à l’adorer. Le masochisme implique (du moins je le crois et il faudrait s’appuyer sur les données scientifiques) une recherche et une satisfaction profonde à la réception de la douleur. Tu ne peux pas dire que ce soit le cas des « non-violents ». Personnellement, je connais un certain nombre de disciples de Lanza del Vasto, qui sont en France les « non-violents » par excellence, et je puis t’assurer que rien dans leur comportement ne laisse deviner une quelconque perversion. De la rigueur, de l’ascétisme, mais quelquefois ils se tiennent très bien à table et j’en connais qui boivent de bons coups à l’occasion. Porter pareil jugement sur la non-violence, c’est aller vite en besogne ; c’est peut-être tout simplement vouloir esquiver le problème en lui collant une mauvaise étiquette.
Pour tout homme, quel qu’il soit, se pose le problème du conflit. Mis en situation de le résoudre, il faut soit qu’il trouve une solution, soit qu’il l’évite.
Éviter un conflit, ne se mêler de rien, tirer son épingle du jeu, rien dans tout cela n’est blâmable et peut être admis, justifié et expliqué par une attitude de vie très individualiste, par l’impossibilité ou l’impuissance, ou encore par la lâcheté. Le problème lui reste en suspens.
Tout autre sera l’attitude d’affronter. Faire face posera alors la question d’utiliser une force pour vaincre si l’on ne peut convaincre. Convaincre est difficile.
La violence est le premier moyen qui vient à l’esprit aisément, car c’est d’abord un réflexe ; le « violent » va donc se battre avec l’adversaire. Les coups s’enchaînent si bien les uns aux autres qu’on croirait que les adversaires sont d’abord des complices. Il est donc possible de prévoir les risques qui vont de la petite blessure à la privation de liberté et à la mort. Donc il y aura souffrance, que ce soit un conflit interindividuel, que ce soit une révolution, que ce soit une guerre. Il est même possible de calculer à l’avance une moyenne des douleurs encourues. Accuse-t-on pour autant le « violent » de masochisme quand il est frappé et de sadisme quand il frappe ? Ce qu’il y a, c’est que le « violent » espère échapper aux coups et cherchera à les éviter ; mais il n’empêche qu’il sait au départ les risques et qu’il les accepte et c’est déjà l’acceptation de la souffrance.
Le « non-violent » également fait face : tout d’abord en essayant de convaincre, puis de vaincre sans violences, c’est-à-dire en exerçant une pression sur l’adversaire, qu’elle soit morale ou physique, jusqu’à ce qu’il cède bon gré, mal gré. La non-violence se veut aussi une force qui renverse psychologiquement l’adversaire en lui laissant à lui seul la responsabilité des excès ; il y a le risque aussi de faire redoubler la violence adverse qui s’affole. Là encore c’est un pari au départ et l’on doit compter sur un savoir-faire, de même la violence met des chances de son côté en se préparant longtemps à l’avance, et il n’est pas prouvé que ceux qui pratiquent la non-violence (qu’il ne faut jamais confondre avec la passivité) aient plus à souffrir que les adeptes de la violence.
La souffrance est un risque que prennent ceux qui affrontent les problèmes et veulent résoudre les conflits. Seul celui qui s’esquive pourrait alors éviter l’étiquette de masochiste.
Quant au postulat que la non-violence détruit totalement la volonté de jouir de la vie et l’affirmation du moi, c’est encore ne pas y aller voir de plus près. Il est facile d’en dire autant de la violence en y ajoutant qu’elle détruit également ces qualités en supprimant l’individu qui en est le porteur ; son adversaire court le même risque. L’absence de peur devrait être un attribut de la non-violence et c’est une condition pour atteindre à la liberté. La peur, par contre, est souvent la cause de la première violence ; et tendre à la supprimer d’abord en soi, puis dans la personne de l’adversaire pour créer un climat de confiance doit être notre souci. Il faut reconnaître que l’absence de peur peut s’allier à la violence.
Je pense que tes réactions sont essentiellement saines, que ce que tu veux affirmer, c’est d’abord la vie. Mais comment peux-tu appeler résignation, renoncement, la non-violence des Noirs américains pour leurs droits, des Indiens pour l’indépendance et tant d’autres actions de ce style ? La passivité n’est pas le lot de la non-violence, ou alors je ne connais pas encore ces non-violents-là. Il y a dans ton argumentation un souci de préserver l’individu (c’est-à-dire toi) à tout prix, or qui dira de la non-violence ou de la violence laquelle est la plus dangereuse ? Il y a une contradiction entre vouloir ne pas souffrir et malgré tout chercher à faire triompher ses idées. Les « violents » n’ont-ils jamais souffert ?
Comment nous envisageons une action non violente ? Nous avons d’abord voulu faire une revue pour réunir des copains autour afin de discuter, d’exposer…
Je note en relisant ta lettre la formule : « La passivité n’est pas plus notre lot que la violence. » Vois-tu une troisième voie autre que la non-violence qui ne soit pas la fuite ou le je-m’en-foutisme ?