La Presse Anarchiste

violence, non-violence, anarchie

Nous disions dans l’é­di­to­rial que l’i­dée de non-vio­lence n’est pas ori­gi­nale pour le mou­ve­ment anar­chiste : témoin cet article d’Hem Day paru dans l’U­nique, numé­ros 54, 55 et 56 de jan­vier-février, février-mars et mars-avril 1951.

Hem Day est l’a­ni­ma­teur des cahiers de Pen­sée et Action qui ont édi­té notam­ment Pour vaincre sans vio­lence de Bar­thé­le­my de Ligt.


Rabe­lais, ce grand maître, avait écrit au fron­ton de l’ab­baye de Thé­lème : « Fais ce que tu veux. » C’é­tait là affir­ma­tion liber­taire, puis­qu’elle vou­lait signi­fier que les habi­tants de l’ab­baye enten­daient ne vou­loir être ni maîtres, ni esclaves. Éten­due, cette affir­ma­tion pou­vait signi­fier que le milieu qui allait s’ins­tau­rer éli­mi­ne­rait toute pres­crip­tion, toute inter­dic­tion qui s’exer­ce­raient par voie de contrainte ou de répression.

Ni chef qui com­mande, ni sol­dat qui obéit ; l’au­to­ri­té qu’on exerce et celle qu’on sup­porte étaient tenues en égale horreur.

Cela veut dire aus­si que l’a­nar­chiste n’ac­cepte aucune vio­lence et entend n’en pra­ti­quer soi-même sur personne.

La vio­lence n’est pas anar­chiste. Cette néga­tion, il faut la réha­bi­li­ter au sein de l’a­nar­chisme, car trop d’ai­gris, de mécon­tents, de révol­tés d’une heure se sont abri­tés sous l’é­gide de cet idéal pour cou­vrir des gestes ou des actes qui n’a­vaient rien à voir avec les idées libertaires.

Je n’en­tends cepen­dant point jeter la pierre à ceux qui, accu­lés par une socié­té cri­mi­nelle, se virent dans l’o­bli­ga­tion d’u­ser de moyens vio­lents pour se défendre. Je com­prends leur déter­mi­nisme. Pro­duits d’un milieu dont ils étaient les vic­times, il était nor­mal qu’ils se décident d’u­ser des moyens que la socié­té n’a­vait ces­sé de faire pré­va­loir et d’u­ti­li­ser trop sou­vent pour les mater. L’exemple venait de haut, il fut uti­li­sé par ceux qui, las d’être sacri­fiés, se jurèrent de retour­ner ces mêmes méthodes contre leurs oppresseurs.

Le cou­pable est mal venu de pro­tes­ter de nos jours puisque son impré­voyance, son égoïsme, sa soif de pou­voir et d’au­to­ri­té ont fait qu’il a don­né nais­sance à des sen­ti­ments dis­cu­tables sans doute, mais jus­ti­fiables par cer­tains côtés. Que les maîtres s’en prennent à eux-mêmes avant tout lors­qu’il leur arrive d’être quelque peu secoués par les révol­tés de tout un monde indi­gné de tant de bas­sesse, de lâche­té et d’orgueil !

Mais déjà pointe sur vos lèvres cette ques­tion pres­sante qui se devine aisément :

Les anar­chistes n’ont-ils jamais jeté des bombes ?

Certes, les anar­chistes ont jeté des bombes. L’é­poque de « la pro­pa­gande par le fait » n’est pas une légende inven­tée de toutes pièces par ceux-là même qui devaient en défor­mer ou en tri­tu­rer les mobiles, qui pous­sèrent cer­tains anar­chistes à ces actes désespérés.

Les lan­ceurs de bombes eurent leurs apo­lo­gistes. Des écri­vains tels que Paul Adam et Laurent Tail­hade n’hé­si­tèrent point à exal­ter leurs faits et gestes, tan­dis que toute une meute se ruait à leurs chausses pour les acca­bler et les vouer aux gémonies.

Avec le recul du temps, comme ces bombes paraissent pué­riles et inof­fen­sives à côté des engins puis­sants uti­li­sés par les armées modernes ! Son­gez aux bombes ato­miques, voyez Hiro­shi­ma et, si vous en avez l’en­vie, jugez ! Où est le criminel ?

Mais si les uns furent exé­cu­tés et voués au mépris, les autres furent glo­ri­fiés et déco­rés ; ain­si le veut une cer­taine civilisation.

D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il y eut quelques lan­ceurs de bombes anar­chistes que, néces­sai­re­ment, l’on doit for­mu­ler à l’en­contre de l’a­nar­chisme l’ac­cu­sa­tion de vio­lence, et de pré­tendre qu’il n’est rien que violence.

Je ne por­te­rai point de juge­ment pour ou contre les tyran­ni­cides, mais il me sera per­mis cepen­dant de faire remar­quer que bon nombre d’actes indi­vi­duels de vio­lence poli­tique, mis au compte des anar­chistes, n’eurent point des anar­chistes pour auteurs.

Il fut une époque où l’a­nar­chisme avait bon dos. Dès qu’un atten­tat était per­pé­tré, on ne devait point cher­cher plus loin : le cou­pable avait signé lui-même son acte, c’é­tait un anar­chiste. La légende a per­du­ré et, de nos jours, les plu­mi­tifs de la presse bien pen­sante ont tel­le­ment défor­mé l’in­for­ma­tion que l’o­pi­nion publique reste convain­cue que seuls les anar­chistes sont capables de tels gestes.

Pour­tant, qu’on relise l’his­toire, elle est toute jon­chée de crimes et d’as­sas­si­nats : princes et rois, grands de la cour et de l’É­glise, meurtres reli­gieux. Voyez les mar­tyrs immo­lés pour le pres­tige et les ambi­tions, les meurtres poli­tiques d’hier et d’au­jourd’­hui, depuis Bru­tus jus­qu’à Sta­line, sans oublier Mus­so­li­ni et Hitler.

Quelle héca­tombe et com­bien infi­ni­té­si­maux se révèlent alors les atten­tats anar­chistes par rap­port à la mul­ti­tude de ceux com­mis par tout un monde aux idées et opi­nions les plus dia­mé­tra­le­ment opposées !

Il faut le redire afin d’ex­tir­per cette pen­sée cou­rante qui s’est ancrée chez beau­coup : les anar­chistes n’ont pas le mono­pole de la violence.

Sans doute, les anar­chistes ne sont pas de bois ; hommes tout comme le reste des humains, ils opposent une sen­si­bi­li­té sou­vent plus grande que cer­tains au mal et à l’in­jus­tice. Plus que d’autres, ils res­sentent l’op­pres­sion, et leurs réflexes plus vifs les conduisent à for­mu­ler leurs pro­tes­ta­tions plus vio­lem­ment parfois.

Affaire de tem­pé­ra­ment indi­vi­duel et qui n’est pas exclu­sif lui non plus à l’a­nar­chiste, mais ceci n’est point l’ex­pres­sion de la théo­rie anar­chiste en particulier.

Situant admi­ra­ble­ment le pro­blème dans son A.B.C. de l’a­nar­chisme, mon ami Alexandre Berk­man écri­vait à ce sujet :

« Vous deman­de­rez peut-être si le fait de pro­fes­ser des idées révo­lu­tion­naires n’in­fluence pas natu­rel­le­ment quel­qu’un dans le sens de l’acte violent. Je ne le crois pas ; les méthodes vio­lentes sont aus­si employées par des gens d’o­pi­nion très conser­va­trice. Si des per­sonnes d’o­pi­nion poli­tique direc­te­ment oppo­sées com­mettent des actes sem­blables, il n’est guère rai­son­nable de dire que leurs idées sont la cause de tels actes.

« Des résul­tats sem­blables doivent avoir une cause sem­blable, mais cette cause, ce n’est pas dans les convic­tions poli­tiques qu’il faut la décou­vrir, mais bien plu­tôt dans le tem­pé­ra­ment indi­vi­duel et le sen­ti­ment géné­ral au sujet de la violence.

«— Vous avez peut-être rai­son quand vous par­lez de tem­pé­ra­ment, direz-vous. Je vois bien que les idées révo­lu­tion­naires ne sont pas la cause des actes poli­tiques de vio­lence, sinon tout révo­lu­tion­naire com­met­trait de tels actes. Mais ces vues révo­lu­tion­naires ne jus­ti­fient-elles pas dans une cer­taine mesure ceux qui com­mettent de tels actes ?

«— Cela peut sem­bler vrai à pre­mière vue. Mais, si vous y réflé­chis­sez, vous ver­rez que c’est une idée entiè­re­ment inexacte. La meilleure preuve en est que les anar­chistes qui ont exac­te­ment les mêmes idées au sujet du gou­ver­ne­ment et de la néces­si­té de son abo­li­tion sont sou­vent d’o­pi­nion dif­fé­rente sur la ques­tion de la vio­lence. Ain­si les anar­chistes tol­stoïens et la plu­part des indi­vi­dua­listes condamnent la vio­lence poli­tique, tan­dis que d’autres anar­chistes l’ap­prouvent, du moins la jus­ti­fient ou l’expliquent.

« De plus, beau­coup d’a­nar­chistes qui croyaient autre­fois à la vio­lence, comme moyen de pro­pa­gande, ont chan­gé d’o­pi­nion à ce sujet et n’ap­prouvent plus de telles méthodes.

« Il y eut une époque, par exemple, où les anar­chistes pré­co­ni­saient les actes de vio­lence indi­vi­duelle connus sous le nom de « pro­pa­gande par le fait ». Ils ne s’at­ten­daient pas à chan­ger, par de tels actes, le sys­tème gou­ver­ne­men­tal et capi­ta­liste en un sys­tème anar­chiste et ne pen­saient pas non plus que la sup­pres­sion d’un des­pote abo­li­rait le des­po­tisme. Non, le ter­ro­risme était consi­dé­ré comme un moyen de ven­ger les maux dont souf­frait le peuple, d’ins­pi­rer la crainte à l’en­ne­mi et d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur le mal contre lequel l’acte de ter­reur était diri­gé. Mais la plu­part des anar­chistes ne croient plus aujourd’­hui à la « pro­pa­gande par le fait » et n’ap­prouvent pas des actes de cette nature.

« L’ex­pé­rience leur a appris que, bien que de telles méthodes aient pu être jus­ti­fiées et utiles autre­fois, les condi­tions de la vie moderne les rendent inutiles et même dan­ge­reuses pour la dif­fu­sion de leurs idées. Mais leurs idées res­tent les mêmes, ce qui signi­fie bien que ce n’est pas l’a­nar­chisme qui leur avait ins­pi­ré leur atti­tude de vio­lence. Cela prouve que ce ne sont pas cer­taines idées ou cer­tains « ismes » qui conduisent à la vio­lence, mais que ce sont d’autres causes.

« Il nous faut donc regar­der ailleurs pour trou­ver l’ex­pli­ca­tion conve­nable. Comme nous l’a­vons vu, des actes de vio­lence poli­tique ont été com­mis non seule­ment par des anar­chistes, des socia­listes et des révo­lu­tion­naires de tout genre, mais aus­si par des patriotes et des natio­na­listes, des démo­crates et des répu­bli­cains, des suf­fra­gettes, des conser­va­teurs et des réac­tion­naires, par des monar­chistes et des roya­listes et même par des hommes aux opi­nions reli­gieuses et des chré­tiens dévots. »

―O―
Mais je vou­drais mieux encore faire com­prendre la véri­table signi­fi­ca­tion de l’anarchisme.

N’a-t-on pas écrit les pires insa­ni­tés sur cet idéal en affir­mant qu’il n’est que désordre, alors que le désordre et la vio­lence sont engen­drés par le capi­ta­lisme et les États ?

On ne le dira jamais assez, l’a­nar­chisme, c’est l’ordre sans gou­ver­ne­ment ; c’est la paix sans vio­lence. C’est le contraire pré­ci­sé­ment de tout ce qu’on lui reproche, soit par igno­rance, soit par mau­vaise foi.

Il est dif­fi­cile d’empêcher quel­qu’un d’être de mau­vaise foi, mais il n’est pas impos­sible, lors­qu’on a éclai­ré ceux qui igno­raient ce qu’est l’a­nar­chie, que les gens de mau­vaise foi soient mis dans l’im­pos­si­bi­li­té de conti­nuer à nier par les men­songes qu’ils débitent sachant que ce qu’ils disent est faux et erroné.

Nous allons éclai­rer la lan­terne de cer­tains et, pour ce faire, cueillir dans les écrits des prin­ci­paux théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme tout ce qui se rap­porte à la vio­lence et à la non-vio­lence, ain­si ferons-nous œuvre utile.

Ces cri­té­riums n’ont point la pré­ten­tion de faire appa­raître l’a­nar­chisme sous un aspect bon enfant qui ser­vi­rait l’i­dée que je me suis pro­po­sé d’ex­pri­mer. Ils ne visent qu’à mon­trer, comme l’é­cri­vait Zen­cker, que « la vio­lence et la pro­pa­gande par le fait ne sont pas insé­pa­ra­ble­ment liées à l’a­nar­chisme », tan­dis que Mac­kay, lui, est plus affir­ma­tif, puis­qu’il n’hé­site pas à écrire dans les Anar­chistes : « L’a­nar­chisme rejette la vio­lence et la pro­pa­gande par le fait. »

W. God­win, s’il n’ap­pelle pas anar­chisme sa doc­trine sur le droit, l’É­tat et la pro­prié­té, n’en fut pas moins ame­né à consi­dé­rer l’É­tat comme une ins­ti­tu­tion juri­dique contraire au bien-être uni­ver­sel, et la pro­prié­té le plus grand obs­tacle au bien-être de tous.

« Le vrai sage, écri­ra-t-il dans Recherches sur la jus­tice en poli­tique et sur son influence sur la ver­tu et le bon­heur de tous, ne recherche que le bien-être uni­ver­sel. Ni égoïsme, ni ambi­tion ne le poussent, ni la recherche des hon­neurs, ni celle de la gloire. Il ne connaît pas la jalou­sie. Ce qui lui ravit le repos de l’âme, c’est le fait de consi­dé­rer ce qu’il atteint rela­ti­ve­ment à ce qu’il a à atteindre et non à ce que les autres ont atteint.

« Mais le bien est un but abso­lu ; s’il est accom­pli par quel­qu’un d’autre, le sage n’en est pas déçu. Il consi­dère cha­cun comme un col­la­bo­ra­teur, per­sonne comme un rival » (page 361).

Pour réa­li­ser ce chan­ge­ment qui sera le bien-être de tous, W. God­win veut convaincre les hommes et il pense que tout autre moyen doit être rejeté.

« La force des armes sera tou­jours sus­pecte à notre enten­de­ment, car les deux par­tis peuvent l’u­ti­li­ser avec la même chance de suc­cès. C’est pour­quoi il nous faut abhor­rer la force. En des­cen­dant dans l’a­rène, nous quit­tons le sûr ter­rain de la véri­té et nous aban­don­nons le résul­tat au caprice et au hasard. La pha­lange de la rai­son est invul­né­rable : elle avance à pas lents et sûrs et rien ne peut lui résis­ter. Mais si nous lais­sons de côté nos thèses et si nous pre­nons les armes, notre situa­tion change. Qui donc, au milieu du bruit et du tumulte de la guerre civile, peut pré­sa­ger du suc­cès ou de l’in­suc­cès de la cause ? Il faut donc bien dis­tin­guer entre ins­truc­tion et exci­ta­tion du peuple. Loin de nous l’ir­ri­ta­tion, la haine, la pas­sion ; il nous faut la réflexion calme, le juge­ment sobre, la dis­cus­sion loyale » (page 203).

Voi­ci main­te­nant P.-J. Prou­dhon, consi­dé­ré par beau­coup comme le père de l’a­nar­chisme. Qu’é­crit-il dans son livre De la Jus­tice ?

« Se faire jus­tice à soi-même et par l’ef­fu­sion du sang est une extré­mi­té qui existe peut-être chez les Cali­for­niens, ras­sem­blés d’hier pour la recherche de l’or, mais dont la for­tune de la France nous pré­serve » (page 466).

Et il ajoute :

« Mal­gré les vio­lences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liber­té ait besoin désor­mais, pour reven­di­quer ses droits et ven­ger ses outrages, d’employer la force, la rai­son nous ser­vi­ra mieux ; la patience, comme la Révo­lu­tion, est invin­cible ! » (pages 470 – 471).

L’au­teur de L’U­nique et sa pro­prié­té, l’in­di­vi­dua­liste Max Stir­ner, n’a pas hési­té d’af­fir­mer, avec beau­coup de per­ti­nence, que la loi suprême pour cha­cun de nous est le bien-être indi­vi­duel. Pour y arri­ver, la trans­for­ma­tion inté­rieure de l’in­di­vi­du est la condi­tion sine qua non. Il ne nie pas la valeur de la force puis­qu’il la trouve une belle chose, utile dans bien des cas, et il écrit : « On va plus loin avec une main pleine de force qu’a­vec un sac plein de droit. » Sans doute, mais encore y aurait-il lieu de pré­ci­ser ce que Stir­ner entend par force, cette force au-des­sus des lois qui semble effrayer tant de gens légaux, car le stir­né­risme est l’ir­res­pect même de tout ce qui est droit et État.

Res­tons en com­pa­gnie des indi­vi­dua­listes anar­chistes, et voyons ce qu’ils ont écrit sur la vio­lence et la non-vio­lence afin que cha­cun puisse ain­si se faire une idée d’en­semble de ce que les anar­chistes de toutes les écoles, de toutes ten­dances ont for­mu­lé sur la violence.

Ben­ja­min R. Tucker n’hé­site pas à affir­mer que la vio­lence se jus­ti­fie si la liber­té de parole et celle de la presse sont sup­pri­mées ; mais il ajou­te­ra qu’«il ne faut user de la vio­lence que dans des cas extrêmes ». La révo­lu­tion sociale, il l’en­tre­voit par l’op­po­si­tion d’une résis­tance pas­sive, ce qu’il appelle plus com­mu­né­ment le refus d’obéissance.

« La résis­tance pas­sive est l’arme la plus puis­sante que l’homme ait jamais maniée dans la lutte contre la tyrannie. »

Plus loin il dira, entre autres choses : « La vio­lence vit de rapines, elle meurt si ses vic­times ne se laissent plus dérober. »

André Loru­lot, dans les Théo­ries anar­chistes, écrit : « Ce n’est pas en vio­len­tant et en frap­pant les hommes que nous vou­lons affran­chir, que ce but réno­va­teur sera atteint. Ils croi­ront davan­tage au contraire à la néces­si­té du des­po­tisme et approu­ve­ront toutes les entre­prises liber­ti­cides diri­gées par des meneurs d’hommes contre les indisciplinés. »

Cepen­dant il ajoutait :

« Il est impos­sible de blâ­mer et de juger qui que ce soit, car la lutte est sou­vent une néces­si­té dou­lou­reuse. Qu’elle soit cela, puisque l’heure n’est pas encore venue où les choses vont se modi­fier. Frap­pez, mais n’en faites pas un sys­tème, ni un prin­cipe. Frap­pez, quand c’est utile et quand vous ne pou­vez pas l’é­vi­ter, par­ti­sans de la vie libre et de la réno­va­tion humaine. Regret­tons tou­jours d’en venir à cette néces­si­té et n’ou­blions pas que la haine injus­ti­fiée ne peut que contra­rier l’oeuvre des pion­niers de l’har­mo­nie sociale » (page 241).

E. Armand, dans son Ini­tia­tion indi­vi­dua­liste anar­chiste, abor­dant le geste révo­lu­tion­naire et l’es­prit de révolte, montre ce qui dif­fé­ren­cie l’in­di­vi­dua­lisme anti­au­to­ri­taire de l’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, l’acte de l’in­di­vi­du et celui des mani­fes­ta­tions révo­lu­tion­naires, émeutes ou guerres civiles. L’in­di­vi­dua­liste veut savoir pour qui et pour quoi il marche. S’il ne nour­rit pas une hos­ti­li­té pré­ju­di­ciable contre la force, « ce n’est pas à la force qu’il en a, c’est à l’au­to­ri­té, à la contrainte, à l’o­bli­ga­tion, dont la vio­lence est un aspect, ce qui est tout dif­fé­rent » (page 117).

Ste­phen T. Bying­ton, anar­chiste indi­vi­dua­liste cité par E. Armand au cha­pitre XI du livre pré­ci­té, a expri­mé ces pen­sées au sujet de la violence :

« Employer la menace ou la vio­lence contre quel­qu’un de pai­sible, c’est ain­si qu’a­gissent les gou­ver­ne­ments et c’est un crime mais employer la vio­lence contre un cri­mi­nel, pour répri­mer son usage cri­mi­nel de la vio­lence, est tout autre chose. D’une façon géné­rale les anar­chistes consi­dèrent la spo­lia­tion et la fraude bru­tale comme équi­va­lentes à la vio­lence et jus­ti­fiant de vio­lentes représailles. »

Ste­phen T. Bying­ton pour­suit son expo­sé en mon­trant que la vio­lence contre les per­sonnes pai­sibles est contraire aux prin­cipes de l’a­nar­chisme et il affirme que l’a­nar­chiste qui y a recours ne connaît rien à l’anarchisme.

« Mais jamais cet emploi de la vio­lence n’a été pré­co­ni­sé par les prin­cipes anar­chistes, car il n’est pas un seul anar­chiste qui se sente obli­gé de répondre à la vio­lence par la vio­lence sauf s’il y voit une uti­li­té quelconque. »

Point n’est besoin d’in­vo­quer Tol­stoï, l’a­pôtre de la non-vio­lence par excel­lence, et qui, incon­tes­ta­ble­ment, a déve­lop­pé dans la par­tie phi­lo­so­phique de son œuvre, un idéal essen­tiel­le­ment anar­chiste. S’il n’ap­pelle pas anar­chisme sa doc­trine sur le droit, l’É­tat et la pro­prié­té, il la consi­dère comme devant être une vie libé­rée de toute emprise gouvernementale.

Tol­stoï répu­die la vio­lence comme moyen et la dénonce même comme contraire à toute pos­si­bi­li­té de libération.

« Il y a des hommes qui pré­tendent que la dis­pa­ri­tion de la vio­lence ou du moins sa dimi­nu­tion pour­rait s’ef­fec­tuer si les oppri­més secouaient vio­lem­ment le gou­ver­ne­ment qui les opprime, et quelques uns d’entre eux agissent même de cette façon. Mais ils se trompent comme ceux qui les écoutent, leur acti­vi­té ne fait que ren­for­cer le des­po­tisme des gou­ver­ne­ments et ces essais de libé­ra­tion sont à ceux-ci un pré­texte favo­rable à l’aug­men­ta­tion de leur puissance. »

L’en­semble des théo­ri­ciens anar­chistes qui ont écrit sur la vio­lence recon­naissent qu’elle n’a rien à voir avec les prin­cipes mêmes de l’a­nar­chisme. Cer­tains recon­naissent qu’elle peut ou doit être uti­li­sée dans la lutte libé­ra­trice comme moyen d’ac­tion, sans jamais en faire on prin­cipe intangible.

―O―
Je m’en vou­drais d’o­mettre pour la clar­té de cet exa­men les consi­dé­ra­tions émises par cer­tains pro­pa­gan­distes anarchistes.

Erri­co Mala­tes­ta, cet indomp­table mili­tant, écri­vit jadis :

« La vio­lence n’est que trop néces­saire pour résis­ter à la vio­lence adverse et nous devons la prê­cher et la pré­pa­rer si nous ne vou­lons pas que les condi­tions actuelles d’es­cla­vage dégui­sé où se trouve la grande majo­ri­té de l’hu­ma­ni­té per­sistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de trans­for­mer la révo­lu­tion en une mêlée bru­tale, sans lumière d’i­déal et sans pos­si­bi­li­té de résul­tats bien­fai­sants. C’est pour­quoi il faut insis­ter sur les buts moraux du mou­ve­ment et sur la néces­si­té, sur le devoir de conte­nir la vio­lence dans les limites de la stricte néces­si­té.

« Nous ne disons pas que la vio­lence est bonne quand c’est nous qui l’employons et mau­vaise quand les autres l’emploient contre nous. Nous disons que la vio­lence est jus­ti­fiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est employée pour la défense de soi-même et des autres contre les pré­ten­tions des vio­lents et qu’elle est mau­vaise, qu’elle est « immo­rale » si elle sert à vio­ler la liber­té d’autrui.

« Nous consi­dé­rons que la vio­lence est une néces­si­té et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Natu­rel­le­ment, il ne s’a­git pas seule­ment de la défense contre l’at­taque maté­rielle directe, immé­diate, mais contre toutes les ins­ti­tu­tions qui par la vio­lence tiennent les hommes en esclavage.

« Nous sommes contre le fas­cisme et nous vou­drions qu’on le vain­quît en oppo­sant à ses vio­lences de plus grandes vio­lences. Et nous sommes avant tout contre tout gou­ver­ne­ment qui est la vio­lence permanente.

« Mais notre vio­lence doit être résis­tance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes.

« Toute la vio­lence néces­saire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis. » (Le Réveil de Genève, n° 602.)

Sébas­tien Faure, dans son article, Il y a vio­lence et… vio­lence. (Liber­taire du 21 octobre 1937), étayait la jus­ti­fi­ca­tion d’une cer­taine vio­lence qu’il rat­ta­chait en tant qu’a­nar­chiste au cas de légi­time, défense.

Son article n’é­tait autre que la réponse faite jadis à F. Elo­su (La Revue anar­chiste, novembre 1922), où, là aus­si, il citait un texte d’An­dré Colo­mer au sujet de la jus­ti­fi­ca­tion d’une cer­taine violence.

« Si la vio­lence devait seule­ment. nous ser­vir à repous­ser la vio­lence, si nous ne devions pas lui assi­gner des buts posi­tifs, autant vau­drait renon­cer à par­ti­ci­per en anar­chiste au mou­ve­ment social ; autant vau­drait, se livrer à sa besogne d’é­du­ca­tion­niste ou se ral­lier aux prin­cipes auto­ri­taires d’une période tran­si­toire. Car je ne confonds pas la vio­lence anar­chiste avec la force publique. La vio­lence anar­chiste ne se jus­ti­fie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juri­di­que­ment ; elle n’a pas de repré­sen­tants régu­liers ; elle n’est exer­cée ni par des agents ni par des com­mis­saires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait pas res­pec­ter ni dans les écoles, ni par les tri­bu­naux ; elle ne s’é­ta­blit pas, elle se déchaîne ; elle n’ar­rête pas la Révo­lu­tion, elle la fait mar­cher sans cesse, elle ne défend pas la socié­té contre les attaques de l’in­di­vi­du ; elle est l’acte de l’in­di­vi­du affir­mant sa volon­té de vivre dans le bien-être, dans la liberté. »

Mon inten­tion n’est pas de polé­mi­quer, mais d’ex­po­ser sans pré­tendre voguer sur les nuages de l’absolu.

Je concède, volon­tiers, qu’il est déli­cat de reje­ter dans son inté­gra­li­té la vio­lence, mais force m’est de consta­ter que chez cer­tains anar­chistes par­ti­sans de la vio­lence on veut la limi­ter, lui assi­gner une tâche toute spé­ciale, momen­ta­née, car tous recon­naissent la paren­té de cette vio­lence avec l’autorité.

Ces consi­dé­ra­tions s’ex­pliquent, se jus­ti­fient, puisque la vio­lence gou­ver­ne­men­tale ou éta­tique incarne l’au­to­ri­té dont je com­bats la per­sis­tance. Nul ne peut pré­voir dans l’é­vo­lu­tion des choses ce que sera cette libé­ra­tion que cer­tains sup­posent vio­lente et d’autres pacifique.

La syn­thèse évo­lu­tion-révo­lu­tion, jadis entre­vue par Éli­sée Reclus la fin de son livre L’É­vo­lu­tion, la révo­lu­tion et l’i­déal anar­chique, peut se réa­li­ser à l’en­contre de bien des prophéties.

«… Cette vie dans un orga­nisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde, n’est pas chose impos­sible et puis­qu’il s’est avé­ré en théo­rie que la vio­lence ne sau­rait être éri­gée en prin­cipe, l’ef­fort anar­chiste peut consis­ter en tout lieu et cause à n’u­ti­li­ser cette vio­lence que dans cer­tains buts, jus­qu’à cer­taines limites, voire dans quel esprit. Cette vio­lence anar­chiste, Sébas­tien Faure la recon­naît, et il veut en indi­quer la nature, les néces­si­tés des luttes enga­gées, l’i­né­bran­lable déter­mi­nisme qui en fait l’o­bli­ga­tion de l’en­vi­sa­ger comme une fata­li­té regret­table, mais inéluctable. »

Je le redis une fois de plus, ce qui a été fata­li­té iné­luc­table hier peut ne plus l’être demain. Les néces­si­tés de réa­li­sa­tion d’un idéal peuvent faire envi­sa­ger d’autres moyens de lutte que ceux employés jus­qu’i­ci, et, en ce domaine, il serait pué­ril de res­ter conser­va­teur d’une tech­nique qui s’a­vé­re­rait impuis­sante face à l’é­vo­lu­tion de nou­velles méthodes de répression.

C’est ce que mon ami Bar­thé­le­my de Ligt avait réa­li­sé déjà. Anar­chiste, il avait entre­vu, après la guerre civile d’Es­pagne, les effroyables héca­tombes que néces­si­te­raient les luttes pour la libé­ra­tion humaine.

Nous avions eu ensemble nombre de conver­sa­tions, sur­tout après mon retour d’Es­pagne et uti­li­sant de son mieux l’ap­port de cette expé­rience, il consi­gna dans une bro­chure, Le Pro­blème de la guerre civile, ce que lui ins­pi­raient les besoins et les méthodes de lutte de l’heure.

Voi­ci ce qu’il écrivait :

« La vio­lence est par­tie inté­grante du capi­ta­lisme, de l’im­pé­ria­lisme et du colo­nia­lisme, et ceux-ci sont par leur nature même vio­lents, tout comme la brume par sa nature est humide. L’ex­ploi­ta­tion et l’op­pres­sion de classes et de races, la concur­rence inter­na­tio­nale pour les matières pre­mières, etc., ne sont pos­sibles que par l’ap­pli­ca­tion sys­té­ma­tique d’une vio­lence tou­jours crois­sante. Éli­mi­nez la vio­lence, et toute la struc­ture sociale actuelle s’ef­fon­dre­ra. D’autre part, nous pou­vons dire en toute sûre­té, que plus la vio­lence est employée dans la lutte de classes révo­lu­tion­naire, moins cette der­nière a de chances d’ar­ri­ver à un suc­cès réel.

« Nous accep­tons la lutte pour un nou­vel ordre social. Nous accep­tons la lutte de classes pour autant qu’elle soit une lutte pour la jus­tice et la liber­té, et qu’elle soit menée selon des méthodes réel­le­ment humaines. Nous par­ti­ci­pons éner­gi­que­ment au mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion de tous les hommes et groupes oppri­més. Mais nous essayons d’y intro­duire et d’y appli­quer des méthodes de lutte en accord avec notre but. Parce que nous savons par d’a­mères expé­riences per­son­nelles aus­si bien que sociales, que lorsque dans n’im­porte quel domaine nous fai­sons usage des moyens qui sont essen­tiel­le­ment en contra­dic­tion avec le but pour­sui­vi, ces moyens nous détour­ne­rons inévi­ta­ble­ment de celui-ci, même s’ils sont appli­qués avec la meilleure. intention. »

Il nous res­te­ra à recher­cher quelles seront les méthodes qui pour­raient rem­pla­cer avec effi­ca­ci­té la lutte néces­saire et indis­pen­sable pour le ren­ver­se­ment de l’i­ni­qui­té sociale pré­sente, méthode paci­fistes et non vio­lentes qui liqui­de­raient la guerre, toutes les guerres.

Hem Day


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