Nous sommes entourés de gens plus ou moins intéressants, mais dans l’ensemble, sauf quelques cyniques ou téméraires irréfléchis, fort paisibles eu égard au moins à cette paix si scrupuleusement gardée par les agents du même nom. Or, comment les gens, par ailleurs fort honorables, peuvent-ils en venir à être des monstres de cruauté et d’imbécillité et comment sur ce terreau pourri peuvent pousser quelques vertus éminemment humaines, comme la solidarité et la fraternité, fût-ce dans un sens unique, telles qu’on les voit dans toutes les guerres ?
À la première question, je répondrai en disant à la suite de Freud qu’il y a en nous des instincts de violence, que la vie est elle-même une violence continuelle, une lutte à mort, si je puis dire. Vivre, c’est s’imposer, progresser, c’est faire disparaître autour de soi les gênes naturelles ou sociales. En temps normal, la morale sociale nous empêche de vivre notre vie au sens immédiat du terme et, dès qu’il y a un motif officiel d’en découdre, je ne dis pas que les hommes courent tous au combat le cœur en liesse, mais qu’une fois dans un certain milieu social, les camarades, le front, l’intoxication psychologique et physiologique, ils éprouvent inconsciemment un plaisir à expectorer leurs graines de violence légalement, faute d’avoir su les refouler assez profondément ou d’avoir réussi à les intégrer dans d’autres déterminismes de même inspiration, mais plus acceptables socialement (par exemple, le sadique sublimant ses instincts sur un rôle de boucher ou de chirurgien).
La vie est force et violence. Les vrais pacifistes le savent bien qui ne sont pas des émasculés ou des couards. Leur exemple nous invite à voir comment on peut transformer des forces matérielles de violence et de sadisme en forces culturelles, humaines pour tout dire de construction. Le problème est donc d’utiliser cette énergie diffuse et barbare pour réaliser les idéaux les plus rationnels qui nous sont ordonnés par notre conscience, de la même manière qu’un torrent est utilisé par l’ingénieur dans un but de confort électrique, par exemple. En ce sens, la non-violence n’est pas à mon avis le refus pur et simple de la violence, mais son aménagement en fonction de critères intérieurs plus élevés.
La deuxième question est liée à la première. En effet, si l’on en croit les rescapés, et je pense qu’on peut les croire, c’est la fraternité, la solidarité, vertus éminentes s’il en est, qui leur ont permis de supporter et de tenir dans ce cauchemar. Comment se fait-il que c’est plus facilement dans ces conditions. détestables que fleurissent ces qualités ?
Je crois que l’héroïsme est le vice caché et sacré de tous. Or la vie courante ne donne pas à la plupart des hommes cette possibilité : c’est pourquoi les hommes acceptent si facilement la guerre dans la mesure où elle leur permet, entre autres, de se dépasser, de s’accomplir. Je ne nie pas que moralement parlant on pourrait trouver des accomplissements et des dépassements moins stupides et dangereux, mais il faut bien constater que la vie « civile » n’en offre pas de conditions faciles, puisque toute initiative, toute création se heurte aussitôt au mur d’argent, de pudeur, d’hypocrisie, etc., de la société. L’homme ne demande qu’à aider autrui et on ne peut que déplorer que seules, la plupart du temps, les conditions guerrières lui permettent de retrouver face au danger une certaine communauté, dont il est privé généralement.
Ces remarques pourraient sans doute aussi expliquer le problème des gangs de jeunes. D’où l’importance d’une réflexion sur le pouvoir énorme de la société et du milieu qui peut engluer les meilleurs et les plus justes (cf. la guerre d’Algérie avec les appelés tortionnaires) et sur les mérites de cultiver mieux certains individualismes, synonymes de liberté, source de toutes les vraies valeurs. D’où l’importance aussi pour les non-violents d’attaquer le mal en son fondement, c’est-à-dire de défendre une société, c’est-à-dire une nature humaine, telle que l’homme puisse trouver rationnellement des causes valables pour son héroïsme latent, si l’on admet que l’homme ne s’accomplit que dans le sacrifice et le dépassement, voies d’accès vers l’Autre, vers une communauté idéale qu’il reste toujours à incarner.
Christian Mériot