La Presse Anarchiste

Marche silencieuse, méthode d’action directe

La man­i­fes­ta­tion du MCAA du 24 avril (pour la paix au Viet-nam et con­tre les essais nucléaires en Polynésie) nous amène à dégager la dis­tinc­tion entre « marche silen­cieuse » et « marche non vio­lente », et cela non pas tant par souci de pré­cis­er notre lan­gage que d’é­clair­er les impli­ca­tions de l’une et de l’autre et, surtout, met­tre l’ac­cent sur les risques et insuff­i­sances de la marche silencieuse.

Cette dernière, évidem­ment, engage moins pro­fondé­ment les par­tic­i­pants. Mais du fait, juste­ment, qu’au­cune con­signe par­ti­c­ulière n’est prévue en cas de provo­ca­tion de con­tre-man­i­fes­tants ou de bru­tal­ités poli­cières, chaque man­i­fes­tant est amené à réa­gir spon­tané­ment, ce qui risque de provo­quer une déban­dade très préju­di­cia­ble à notre action. La dis­per­sion pour cer­tains, l’en­gage­ment dans l’ac­tion bruyante et vio­lente pour d’autres, voilà com­ment risque de se ter­min­er une marche aus­si mal pré­parée que celle du 24 avril. Il faut absol­u­ment, pour l’avenir, choisir entre plusieurs solu­tions et prévenir avant la marche tous les par­tic­i­pants de façon qu’ils réagis­sent avec unité et, surtout, qu’ils s’en­ga­gent dans une action dont ils auront accep­té les consignes.

  • Con­signe de dis­per­sion lorsqu’une force hos­tile à la marche silen­cieuse intervient.
    • Avan­tages : par­tic­i­pa­tion de ceux qui ne man­i­fes­tent qu’à con­di­tion de ne courir aucun risque.
    • Incon­vénients : décourage­ment d’une grande par­tie des marcheurs qui acceptent dif­fi­cile­ment la fuite devant le dan­ger. De plus, la dis­per­sion dis­crédite l’ac­tion aux yeux du pub­lic par son côté négatif.
  • Recherche d’un com­porte­ment non vio­lent : lorsqu’une force hos­tile à la marche inter­vient, s’asseoir et respecter les mêmes con­signes que pour les man­i­fes­ta­tions non vio­lentes (voir Anar­chisme et Non-Vio­lence, n° 4).
    • Avan­tages : sen­ti­ment de sol­i­dar­ité ressen­ti par les man­i­fes­tants, prise de con­science plus grande de la part du pub­lic qui « par­ticipe » et réflé­chit ; les arti­cles de presse rela­tant les faits seront plus nom­breux et occu­per­ont une place impor­tante alors qu’avec une marche courante on relève quelques lignes dans un nom­bre restreint de quotidiens.
    • Incon­vénients : risque de lim­iter la marche à une par­tic­i­pa­tion de jeunes encore qu’avec une bonne pré­pa­ra­tion et une pro­pa­gande impor­tante avant la marche ce risque n’est pas certain.
  • Con­signes mixtes : au début de la marche, regrouper à un endroit pré­cis, d’où ils pour­ront se dis­pers­er, les par­tic­i­pants ne voulant pas s’asseoir. Les autres marcheurs, qui acceptent de se com­porter non vio­lem­ment, seront égale­ment regroupés, ce qui évit­era le désor­dre lors d’une éventuelle inter­ven­tion policière.

Cette solu­tion a l’avantage de per­me­t­tre aux hési­tants de venir et la valeur de l’ex­em­ple peut les amen­er, à l’avenir, à accepter cette forme d’action.

Il sem­ble que cette marche ait été organ­isée en comité restreint et sans la par­tic­i­pa­tion suff­isante des dif­férents groupes du MCAA, ni l’ap­port d’autres organ­i­sa­tions extérieures (ain­si n’avait pas été abor­dée la pos­si­bil­ité pour d’autres organ­i­sa­tions de se join­dre avec leurs pro­pres ban­deroles et slo­gans). Une entente préal­able évit­erait cer­tains con­flits internes à la marche. Quoique des con­tacts aient été pris, cela a été fait insuff­isam­ment. En par­ti­c­uli­er, il n’y a pas eu de con­signes pré­cis­es écrites lors des let­tres de con­tact avec les autres organ­i­sa­tions. Il sem­ble indis­pens­able, lorsqu’un mou­ve­ment en invite d’autres pour par­ticiper à une action dont il met lui-même la forme au point, qu’il leur pré­cise les modal­ités de déroule­ment et par­ti­c­ulière­ment le car­ac­tère silen­cieux dans le cas du MCAA, ce qui évite à cer­tains de se déranger et per­met à d’autres de venir.

Mais à notre sens, une marche de la paix devrait être pré­parée et organ­isée par tous les mou­ve­ments paci­fistes intéressés. Les slo­gans util­isés au cours de la dernière marche sont accep­tés par la plu­part des organ­i­sa­tions qui lut­tent pour la paix ; il sem­ble donc utile que ces mou­ve­ments se retrou­vent, ne serait-ce qu’une fois par an, pour exprimer lors d’une action com­mune les idées qui les rap­prochent. Cha­cune de ces organ­i­sa­tions, qui ont leurs objec­tifs pro­pres, peut les exprimer au cours d’ac­tions spé­ci­fiques comme l’a fait le MCAA lorsque les Chi­nois ont fait explos­er leur bombe (voilà d’ailleurs un exem­ple de man­i­fes­ta­tion non vio­lente réussie, compte tenu d’une pré­pa­ra­tion hâtive ; il est très intéres­sant de con­stater que lorsqu’un mou­ve­ment a rodé une forme d’ac­tion, même si l’or­gan­i­sa­tion est défectueuse, une grande par­tie des par­tic­i­pants se com­porte spon­tané­ment d’une manière sat­is­faisante. Il est à not­er égale­ment que le fait de marcher en file indi­enne amène plus de recueille­ment, moins de bavardage ; un point intéres­sant à retenir pour l’avenir : la police inter­venant env­i­ron vingt min­utes après le départ du cortège, en se dis­per­sant tous les quarts d’heure, on peut man­i­fester, à quelques min­utes d’in­ter­valle, à plusieurs endroits, d’où plus grande prise sur l’opin­ion). Mais revenons à la marche :

Au départ, on don­na des con­signes par haut-parleur :

  • Être digne et silen­cieux (cela provoque une impres­sion de force sur les spec­ta­teurs, attire l’at­ten­tion, fait croître la curiosité, sans pour autant engen­dr­er de réflex­es négat­ifs, car défen­sifs, comme en face de cris et d’ag­i­ta­tion et per­met un meilleur autocontrôle).
  • Éviter les tenues fan­tai­sistes ; il était bien tard pour se chang­er à ce moment-là (cela pour que le spec­ta­teur puisse s’i­den­ti­fi­er au marcheur et non pas se désol­i­daris­er. Toute atti­tude, tout cos­tume qui le choque est un frein à l’ac­cep­ta­tion de l’idée que l’on essaye de faire pass­er. Néan­moins, ce prob­lème qui est lié à celui des beat­niks est trop com­plexe pour que nous l’abor­dions dans le cadre de cet article).
  • Marcher par trois avec un espace­ment réguli­er (pour don­ner l’im­pres­sion du nom­bre et de l’or­dre ; il est égale­ment plus facile de réa­gir dans l’or­dre que dans la confusion).
  • Bien porter les ban­deroles pour la lisibilité.

Si ces con­signes peu­vent paraître évi­dentes à cer­tains, nous pen­sons que des expli­ca­tions orales brèves aideraient les néo­phytes à en com­pren­dre l’u­til­ité et auraient plus d’ef­fi­cac­ité que des ordres. De courts tracts expli­cat­ifs dis­tribués avant la mise en place du cortège seraient égale­ment utiles.

Pour le ser­vice d’or­dre, il a été recruté… au départ et… au hasard par­mi les présents, sans que ces derniers soient spé­ciale­ment con­nus, ce qui manque absol­u­ment de sérieux. Cer­tains volon­taires du ser­vice d’or­dre se sont com­portés au cours de la marche plus mal que la plu­part des manifestants !

Il nous paraît que c’est dans les groupes et organ­i­sa­tions amis que les cadres de la man­i­fes­ta­tion doivent être recrutés et qu’ils doivent s’im­prégn­er de l’e­sprit d’une telle man­i­fes­ta­tion par la dis­cus­sion préal­able des dif­férentes con­signes. Le rôle de ce ser­vice d’or­dre est de don­ner l’ex­em­ple pour « con­di­tion­ner » l’ensem­ble des marcheurs qui peu­vent ain­si se met­tre dans le coup par sim­ple réflexe d’imitation.

Il importe égale­ment de mieux prévoir les rôles des dis­trib­u­teurs de tracts et vendeurs de jour­naux. Savoir si ces vendeurs peu­vent écouler leur marchan­dise pen­dant la man­i­fes­ta­tion et à l’in­térieur de celle-ci comme cela s’est fait.

Ain­si toutes les con­di­tions req­ui­s­es n’é­taient pas absol­u­ment réu­nies : on mar­chait par trois, mais aus­si par qua­tre, par cinq, par… un. Quant au silence, il n’é­tait pas religieux. Nous avons eu de la musique et des chan­son­nettes. Mais que faire pen­dant ces heures de marche plutôt mornes ? Lancer des quoli­bets aux flics : « Moi ce que j’aime, c’est la soupe au poulet !» De même après la pluie, il pou­vait paraître amu­sant d’en­rouler une ban­de­role autour d’un poteau ou de se coif­fer d’un cageot et faire le pitre. Il faut dire que l’on s’en­nuyait ferme. Bien sûr, on témoignait pour la paix au Viet-nam et con­tre la bombe, mais marcher, marcher, en silence… et sous la pluie, cela n’est pas très passionnant.

Aus­si « des » anar­chistes ont cru bon de scan­der : « À bas l’ar­mée ! Guerre à la guerre !» au beau milieu d’un marché. L’en­droit était bien choisi, le cri juste : il aurait pu fig­ur­er sur les ban­deroles, mais lire demande un effort, alors que le cri est subi, donc à pre­mière vue plus effi­cace. Cepen­dant, nous pen­sons que cette inter­ven­tion est objec­tive­ment de la provocation.

Que lors des tra­di­tion­nelles man­i­fes­ta­tions bruyantes (amies ou non), on réagisse ain­si, cela se com­prend, mais qu’une demi-douzaine de per­son­nes, arrivées de la dernière heure, prof­i­tent d’une organ­i­sa­tion qui est absol­u­ment ouverte à tous les mil­i­tants de « gauche », qui a en général la sym­pa­thie des anar­chistes, et que l’on se serve d’un tel mou­ve­ment pour l’ori­en­ter (ou le désori­en­ter) en cours d’ac­tion, cela est par­faite­ment inac­cept­able. Si les spec­ta­teurs ont été frap­pés par les cris, pos­i­tive­ment ou néga­tive­ment, les marcheurs, même favor­ables à de telles idées, voient là une source de désordre :

« Ce sont “les” anar­chistes », avons-nous enten­du, c’est-à-dire des semeurs de désor­dre, des irre­spon­s­ables. Ce sem­blant d’efficacité fait long feu et ne sat­is­fait que des activistes en mal de Révolution.

Que la marche ait été ennuyeuse, on le leur accorde, mais que la majorité des marcheurs aient voulu à ce moment se détourn­er de la méth­ode con­v­enue au départ, nous ne le pen­sons pas. Sinon qu’attendent ces cama­rades pour les regrouper, les organ­is­er et man­i­fester dif­férem­ment ? Qu’il faille aller plus loin dans l’engagement, dans l’attitude, nous pen­sons que là est la solu­tion, mais nous atten­dons que la man­i­fes­ta­tion soit ter­minée pour en par­ler et ten­ter de regrouper des forces pour des actions plus engagées.

Nous voulons attir­er l’at­ten­tion sur les risques de débor­de­ments de l’intérieur et de provo­ca­tion de l’extérieur. Nous voulons essay­er d’envisager, de prévoir les réflex­es à adopter pour y par­er, par exem­ple en isolant, en entourant ces per­tur­ba­teurs. Ain­si nous faisons ici appel à l’imag­i­na­tion des uns et à l’ex­péri­ence des autres.

Mais de la même manière, nous réprou­vons égale­ment le fait que le MCAA ait accep­té de ne pas tra­vers­er le bois de Boulogne selon l’interdit de la pré­fec­ture. La man­i­fes­ta­tion était autorisée : la pré­fec­ture de police avait don­né son accord. Seule­ment, la veille, elle se reprit et inter­dit la tra­ver­sée du bois de Boulogne sous pré­texte du pas­sage d’un min­istre. Se pli­er ain­si n’est pas un signe de force, ni de courage, même pas de pru­dence. Il eût fal­lu ten­ter un min­i­mum d’action, quitte à sépar­er la marche en deux tronçons : une minorité (ou une majorité) bra­vant l’interdit en util­isant la méth­ode non vio­lente, les autres con­tin­u­ant ou se dis­per­sant. En bref, nous deman­dons plus de pré­pa­ra­tion dans l’or­gan­i­sa­tion pour un engage­ment plus pro­fond dans l’action.

En con­clu­sion, nous pen­sons que de telles man­i­fes­ta­tions doivent per­me­t­tre aux marcheurs de sat­is­faire leurs instincts agres­sifs, de canalis­er leurs ten­dances com­bat­ives, de se créer ain­si un com­porte­ment nou­veau, sans pour cela s’amollir et se dévir­ilis­er, sans pour cela se démo­bilis­er. Marcher silen­cieuse­ment, non vio­lem­ment, ne doit pas engen­dr­er la pas­siv­ité, paral­yser les forces d’ini­tia­tive et d’ac­tion, con­duire à l’in­con­sis­tance ; au con­traire, une force non autori­taire et pos­i­tive doit s’exprimer…

Une masse dont l’esprit n’est pas sol­lic­ité forte­ment, qui n’a pas de cen­tre d’intérêt par­ti­c­uli­er, qui n’est pas drama­tisée, cherchera inévitable­ment la dis­trac­tion ou si elle éprou­ve une réel besoin de faire quelque chose, d’être effi­cace, elle sera violente.

Groupe parisien