Certains secteurs, plus impatients, du mouvement clandestin, telle Solidarité Combattante, avaient pourtant exigé leur boycottage :
« Si la TKK se prononçait négativement par rapport aux Conseils des travailleurs, la société pourrait présenter un front uni dans sa confrontation avec le pouvoir et ainsi gagner. Dans le cas contraire, le combat sera dispersé et il y aura autant de batailles que d’entreprises. Dans chacune d’entre elles le parti et la direction auront l’avantage. Si par exemple 30% des Conseils se soumettent au pouvoir, la résistance des autres serait inutile. La situation serait encore pire si la TKK ne se prononce pas clairement, en laissant l’affaire des Conseils à l’initiative des travailleurs de chaque entreprise. Cela entraînera des divisions et, en l’absence d’indications précises, la plupart des travailleurs se comporteront comme d’habitude de manière passive et indécise ; ceux qui expriment ouvertement l’hostilité au WRON boycotteront les Conseils, qui seront ainsi privés des éléments durs, capables d’affronter l’administration. La domination par l’état sera donc une affaire classée, chose d’autant plus grave pour la TKK que l’on pourra dire qu’elle avait donné son aval à leur création. La situation se présenterait tout autrement si ces organismes étaient créés à l’encontre de la volonté de la TKK. Seuls les collabos notoires y participeront, et les Conseils en question n’auront pas plus de sens que tous les OKON ou les PRON ». (Solidarité Combattante, nº939 du 27/02/1983) 1Les textes polonais cités dans cet article sont inédits en français..
L’enjeu de ces Conseils est distinct selon qu’il s’agit du pouvoir ou de la clandestinité. Pour le premier, leur maintien, même artificiel, peut constituer un vernis idéologique efficace sur le plan de la légitimation et, à la longue, un relais organisationnel, voire une structure participative, sans doute moins efficaces mais rassurants. La situation est plus dramatique dans le second cas : il y va de la survie du mouvement syndicaliste (un éventuel assouplissement du régime pourrait permettre à Soliarność d’utiliser d’une manière ou d’une autre ces Conseils) et de la crédibilité de son programme, autogestionnaire justement. Enfin, de tels Conseils pourraient empêcher, sinon l’adoption, du moins la stricte application d’une éventuelle réforme économique allant une fois de plus à l’encontre des intérêts des travailleurs. L’embarras de la TKK sur ce point est donc fonction aussi de son enjeu exceptionnel et ne saurait en aucun cas, à notre avis, ombrager la dimension autogestionnaire de sa stratégie fondée sur l’auto-organisation de la société clandestine. Le refus des conceptions d’avant-garde (pourtant de mise dans ce genre de situation) ne doit pas être interprété comme un signe de prudence voire de faiblesse, mais comme un choix éthique/politique qui s’inscrit dans une démarche authentiquement autogestionnaire. On a souvent tendance à oublier qu’au sein de la clandestinité les tenants de la doctrine de l’État clandestin ― explicitement opposée à celle de la société clandestine ― ont su, même si leur rôle demeure marginal, se constituer en un pôle de référence. Nous pensons notamment aux redoutables experts en surenchères nationalistes, parfaitement démagogiques, liés à la revue Niepodleglość (Indépendance):
« La conception d’organisation spontanée, à partir de la base, au lieu de celle de la direction par le haut, a mené uniquement au gaspillage des potentiels humains. Maintes fois nous avons indiqué que l’auto-organisation à partir de la base constitue une utopie. C’est un devoir de la commission exécutive ! ». (Niepodleglość nº11 – 12, 1982).
« Solidarność est une fiction à laquelle il faut faire ses adieux (…) Les actions (pour l’État clandestin) devront être menées à trois niveaux. Au niveau supérieur, l’organisation des cadres secrets et leur formation ; évidemment, peu de gens s’y engageront. Le plus bas niveau est celui de l’éducation politique de la société. Les organisations sociales indépendantes se situeront au niveau moyen : le syndicat Solidarność, les organisations culturelles et d’animation locales. Leur devoir sera de former les cadres du prochain État ; y seront actifs les membres des partis politiques. » (Id. nº15, mars 1983).
En parlant d’autogestion, on doit compter aussi avec ces émules (droitiers en l’occurrence) de Lenine ; d’autant qu’ils ne se privent pas d’utiliser fréquemment et de manière tout aussi ubuesque que le pouvoir communiste le préfixe « auto ».
La brochure intitulée « L’Autogestion dans l’économie du socialisme réel » et signée par Jan Hartman (pseudonyme) est un élément indispensable pour la compréhension de la problématique autogestionnaire dans la Pologne actuelle. Conçue en deux parties autonomes, cette brochure a été éditée à Varsovie par la Bibliothèque populaire ouvrière l’année dernière et connaît une importante diffusion clandestine.
Le succès de l’autogestion dans le monde moderne, surtout occidental, s’explique selon l’auteur par la prise de conscience croissante des limites de la démocratie parlementaire et l’intérêt pour la démocratie directe d’une part, et par la fin de l’ère du taylorisme d’autre part. Dans la description du dernier, les lecteurs polonais reconnaîtront sans peine une réalité qui leur est encore familière. « Les dirigeants s’occupent des moindres détails de la planification et de la constante surveillance du procès de travail, alors que la tâche des exécutants consiste dans la réalisation précise des indications qu’on leur fournit, sans faire appel à leur pensée ou initiative créatrice ». L’autogestion est définie à la fois comme « la forme d’organisation de la société dans laquelle tous les gens, dans tous les domaines et à tous les niveaux prennent leurs affaires dans leurs propres mains » et comme « le plus haut degré de participation à la gestion économique ». Hartman précise que tandis que Solidarność luttait pour l’autogestion, « le pouvoir voulait la contraindre à accepter une formule de participation (…) qui allait éliminer l’idée selon laquelle les travailleurs pouvaient diriger eux-mêmes l’entreprise, en laissant au directeur la gestion opératrice ».
La généalogie de l’autogestion établie par Hartman peut surprendre à première vue. Il la fait remonter à la pensée chrétienne et, sans transition, au mouvement anarchiste et aux expériences fouriéristes. À propos de l’encyclique Laborem excersens, l’auteur tient à préciser que Jean Paul II « souligne la nécessité de socialisation de l’économie » et « met en garde contre le monopole dans la disposition et la gestion des moyens de production ». Après avoir évoqué « le rôle de l’inspiration anarchiste, telle qu’elle s’exprimait dans les œuvres de Proudhon et de Bakounine (…) dans l’évolution de l’idée d’autogestion », l’auteur écrit : « les anarchistes étaient unifiés autour du principe d’opposition aux organisations de type étatique. Selon eux, la fédération des unions de producteurs devait devenir le fondement des républiques démocratiques et sociales ». « L’attitude de K. Marx à l’égard de l’autogestion ― poursuit-il ― n’était pas cohérente ». S’il a eu parfois une « attitude antiétatique » (cf « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre d’eux-mêmes ») et s’est opposé, à propos de la Commune de Paris, au « centralisme étatique », ces textes ne se prêtent pas moins à des « interprétations différentes, celles qui allaient sous-tendre les prises de position des marxistes ». Si « les premières pratiques de la Révolution russe se dirigeaient vers une organisation autogestionnaire de la société et de l’économie » Lénine, qui auparavant avait pourtant « manifesté des tendances favorables à l’autogestion » (cf. L’État et la Révolution), a remplacé le pouvoir des Soviets par la dictature du parti des « révolutionnaires professionnels » et d’un État fortement centralisé. « Ainsi est né le monopole du pouvoir communiste ».
Révélateur et partie prenante de tout un débat qui, vu de l’Ouest, peut apparaître quelque peu byzantin, Hartman se penche également sur le libéralisme hongrois et l’autogestion yougoslave. Distincts du modèle soviétique, centraliste, où « il n’y a pas de place pour l’autogestion, et les formes de pseudo-autogestion doivent nécessairement se transformer en suppléments bureaucratiques de l’administration d’État », la cogestion hongroise et l’autogestion yougoslave peuvent susciter des illusions que l’auteur s’empresse de dissiper. Au sujet de la première il conclut « Disons que ce modèle se réduit à la remise, par un pouvoir pragmatique, de certaines compétences dans les mains des entreprises, sans que cela entraîne la socialisation de la propriété d’État, donc l’autogestion ». À propos de la seconde il fait remarquer que « malgré la désétatisation formelle, l’État demeure assez puissant a l’échelle nationale pour pouvoir manipuler les organes d’autogestion qui, eux, sont dispersés ». Par ailleurs, il cite le philosophe contestataire S. Stojanović : « L’autogestion a été enfermée dans l’entreprise, tandis que l’organisation du pouvoir central n’a rien à voir avec l’autogestion. La classe ouvrière est pratiquement privée d’accès à la scène politique et ne peut exercer aucune influence sur le partage du revenu national. Pour cette raison elle est toujours la première à payer le prix de la réforme économique. (…) La force de l’État est assurée par le parti léniniste qui en constitue la colonne vertébrale. Or le parti est dépourvu de toute démocratie interne, alors qu’il a tous les moyens pour façonner la formation sociale à son image ».
Le mérite de cette brochure est de ne pas se contenter des généralités, de tenir compte de la réalité immédiate et d’analyser les mouvements tactiques de ses protagonistes. « Faut-il aujourd’hui encore rendre à la bureaucratie le champ de l’autogestion sans combat ? » se demande Hartman au début de la seconde partie consacrée exclusivement à cet aspect. La réponse est négative, mais nuancée et surtout très argumentée. Vraisemblablement ancien membre du Réseau 2Pour l’autogestion pendant la période de Solidarność, voir Iztok n°5 (mars 1982) et h.s (septembre 1932), l’auteur considère que les lois votées en septembre 81 constituent, en comparaison avec les situations antérieures (1945 et 1956), « un fondement juridique favorable aux travailleurs ». Ces derniers doivent s’y appuyer, réclamer leur application et participer aux Conseil de travailleurs/Organes d’autogestion, mais uniquement condition qu’ils soient démocratiquement élus. Nous ne rentrerons pas dans les détails, puisque la brochure paraîtra prochainement en français. Toujours est-il que l’auteur repère, décrit et propose une brèche dans l’actuel édifice institutionnel polonais. Il ne demeure pas moins sceptique quant au proche avenir. « Le personnel d’encadrement (les directeurs) pourrait appuyer le groupe gouvernant (Jaruzelski & Cie) dans la perspective d’une réforme de type “manager” dotée de certaines formes de participation. C’est déjà le cas dans certains secteurs. Mais le groupe gouvernant ne peut pas utiliser cette offre qui pourrait conduire à un aiguisement des conflits avec l’administration centrale et l’appareil de parti (farouchement hostiles à toute forme de réforme). Or ceci est impossible dans les conditions actuelles d’affrontement permanent avec la société. » Un tel contexte rend évidemment problématique toute véritable percée de l’autogestion ouvrière, surtout si l’on y ajoute la répression qui sévit actuellement dans ce pays.
Nicolas Trifon
- 1Les textes polonais cités dans cet article sont inédits en français.
- 2Pour l’autogestion pendant la période de Solidarność, voir Iztok n°5 (mars 1982) et h.s (septembre 1932)