La Presse Anarchiste

À propos de l’autogestion en Pologne depuis le 13 décembre

Bien que dis­cu­table, puisque contro­ver­sée (comme tout résul­tat d’un com­pro­mis) et réver­sible (au même titre que tout « acquis » juri­dique dans le contexte du socia­lisme réel), la loi sur l’au­to­ges­tion votée en sep­tembre 1981 conserve un impact ins­ti­tu­tion­nel non négli­geable et conti­nue d’a­li­men­ter le débat poli­tique ; les hési­ta­tions tant du gou­ver­ne­ment que de la TKK en consti­tuent la preuve. En effet, quelque temps après l’ins­tau­ra­tion de l’é­tat de guerre, les auto­ri­tés avaient déjà levé (sélec­ti­ve­ment et for­mel­le­ment) la sus­pen­sion des Conseils des travailleurs/​Organes d’au­to­ges­tion, alors que toutes les struc­tures sociales indé­pen­dantes allaient être pro­gres­si­ve­ment inter­dites. De son côté, la TKK ne s’est jamais pro­non­cée sur la par­ti­ci­pa­tion des membres de Soli­dar­ność à ces Conseils.

Cer­tains sec­teurs, plus impa­tients, du mou­ve­ment clan­des­tin, telle Soli­da­ri­té Com­bat­tante, avaient pour­tant exi­gé leur boycottage :

« Si la TKK se pro­non­çait néga­ti­ve­ment par rap­port aux Conseils des tra­vailleurs, la socié­té pour­rait pré­sen­ter un front uni dans sa confron­ta­tion avec le pou­voir et ain­si gagner. Dans le cas contraire, le com­bat sera dis­per­sé et il y aura autant de batailles que d’en­tre­prises. Dans cha­cune d’entre elles le par­ti et la direc­tion auront l’a­van­tage. Si par exemple 30% des Conseils se sou­mettent au pou­voir, la résis­tance des autres serait inutile. La situa­tion serait encore pire si la TKK ne se pro­nonce pas clai­re­ment, en lais­sant l’af­faire des Conseils à l’i­ni­tia­tive des tra­vailleurs de chaque entre­prise. Cela entraî­ne­ra des divi­sions et, en l’ab­sence d’in­di­ca­tions pré­cises, la plu­part des tra­vailleurs se com­por­te­ront comme d’ha­bi­tude de manière pas­sive et indé­cise ; ceux qui expriment ouver­te­ment l’hos­ti­li­té au WRON boy­cot­te­ront les Conseils, qui seront ain­si pri­vés des élé­ments durs, capables d’af­fron­ter l’ad­mi­nis­tra­tion. La domi­na­tion par l’é­tat sera donc une affaire clas­sée, chose d’au­tant plus grave pour la TKK que l’on pour­ra dire qu’elle avait don­né son aval à leur créa­tion. La situa­tion se pré­sen­te­rait tout autre­ment si ces orga­nismes étaient créés à l’en­contre de la volon­té de la TKK. Seuls les col­la­bos notoires y par­ti­ci­pe­ront, et les Conseils en ques­tion n’au­ront pas plus de sens que tous les OKON ou les PRON ». (Soli­da­ri­té Com­bat­tante, nº939 du 27/​02/​1983) 1Les textes polo­nais cités dans cet article sont inédits en fran­çais..
L’en­jeu de ces Conseils est dis­tinct selon qu’il s’a­git du pou­voir ou de la clan­des­ti­ni­té. Pour le pre­mier, leur main­tien, même arti­fi­ciel, peut consti­tuer un ver­nis idéo­lo­gique effi­cace sur le plan de la légi­ti­ma­tion et, à la longue, un relais orga­ni­sa­tion­nel, voire une struc­ture par­ti­ci­pa­tive, sans doute moins effi­caces mais ras­su­rants. La situa­tion est plus dra­ma­tique dans le second cas : il y va de la sur­vie du mou­ve­ment syn­di­ca­liste (un éven­tuel assou­plis­se­ment du régime pour­rait per­mettre à Soliar­ność d’u­ti­li­ser d’une manière ou d’une autre ces Conseils) et de la cré­di­bi­li­té de son pro­gramme, auto­ges­tion­naire jus­te­ment. Enfin, de tels Conseils pour­raient empê­cher, sinon l’a­dop­tion, du moins la stricte appli­ca­tion d’une éven­tuelle réforme éco­no­mique allant une fois de plus à l’en­contre des inté­rêts des tra­vailleurs. L’embarras de la TKK sur ce point est donc fonc­tion aus­si de son enjeu excep­tion­nel et ne sau­rait en aucun cas, à notre avis, ombra­ger la dimen­sion auto­ges­tion­naire de sa stra­té­gie fon­dée sur l’au­to-orga­ni­sa­tion de la socié­té clan­des­tine. Le refus des concep­tions d’a­vant-garde (pour­tant de mise dans ce genre de situa­tion) ne doit pas être inter­pré­té comme un signe de pru­dence voire de fai­blesse, mais comme un choix éthique/​politique qui s’ins­crit dans une démarche authen­ti­que­ment auto­ges­tion­naire. On a sou­vent ten­dance à oublier qu’au sein de la clan­des­ti­ni­té les tenants de la doc­trine de l’É­tat clan­des­tin ― expli­ci­te­ment oppo­sée à celle de la socié­té clan­des­tine ― ont su, même si leur rôle demeure mar­gi­nal, se consti­tuer en un pôle de réfé­rence. Nous pen­sons notam­ment aux redou­tables experts en sur­en­chères natio­na­listes, par­fai­te­ment déma­go­giques, liés à la revue Nie­po­dle­glość (Indé­pen­dance):

« La concep­tion d’or­ga­ni­sa­tion spon­ta­née, à par­tir de la base, au lieu de celle de la direc­tion par le haut, a mené uni­que­ment au gas­pillage des poten­tiels humains. Maintes fois nous avons indi­qué que l’au­to-orga­ni­sa­tion à par­tir de la base consti­tue une uto­pie. C’est un devoir de la com­mis­sion exé­cu­tive ! ». (Nie­po­dle­glość nº11 – 12, 1982).

« Soli­dar­ność est une fic­tion à laquelle il faut faire ses adieux (…) Les actions (pour l’É­tat clan­des­tin) devront être menées à trois niveaux. Au niveau supé­rieur, l’or­ga­ni­sa­tion des cadres secrets et leur for­ma­tion ; évi­dem­ment, peu de gens s’y enga­ge­ront. Le plus bas niveau est celui de l’é­du­ca­tion poli­tique de la socié­té. Les orga­ni­sa­tions sociales indé­pen­dantes se situe­ront au niveau moyen : le syn­di­cat Soli­dar­ność, les orga­ni­sa­tions cultu­relles et d’a­ni­ma­tion locales. Leur devoir sera de for­mer les cadres du pro­chain État ; y seront actifs les membres des par­tis poli­tiques. » (Id. nº15, mars 1983).

En par­lant d’au­to­ges­tion, on doit comp­ter aus­si avec ces émules (droi­tiers en l’oc­cur­rence) de Lenine ; d’au­tant qu’ils ne se privent pas d’u­ti­li­ser fré­quem­ment et de manière tout aus­si ubuesque que le pou­voir com­mu­niste le pré­fixe « auto ».

La bro­chure inti­tu­lée « L’Au­to­ges­tion dans l’é­co­no­mie du socia­lisme réel » et signée par Jan Hart­man (pseu­do­nyme) est un élé­ment indis­pen­sable pour la com­pré­hen­sion de la pro­blé­ma­tique auto­ges­tion­naire dans la Pologne actuelle. Conçue en deux par­ties auto­nomes, cette bro­chure a été édi­tée à Var­so­vie par la Biblio­thèque popu­laire ouvrière l’an­née der­nière et connaît une impor­tante dif­fu­sion clandestine.

Le suc­cès de l’au­to­ges­tion dans le monde moderne, sur­tout occi­den­tal, s’ex­plique selon l’au­teur par la prise de conscience crois­sante des limites de la démo­cra­tie par­le­men­taire et l’in­té­rêt pour la démo­cra­tie directe d’une part, et par la fin de l’ère du tay­lo­risme d’autre part. Dans la des­crip­tion du der­nier, les lec­teurs polo­nais recon­naî­tront sans peine une réa­li­té qui leur est encore fami­lière. « Les diri­geants s’oc­cupent des moindres détails de la pla­ni­fi­ca­tion et de la constante sur­veillance du pro­cès de tra­vail, alors que la tâche des exé­cu­tants consiste dans la réa­li­sa­tion pré­cise des indi­ca­tions qu’on leur four­nit, sans faire appel à leur pen­sée ou ini­tia­tive créa­trice ». L’au­to­ges­tion est défi­nie à la fois comme « la forme d’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té dans laquelle tous les gens, dans tous les domaines et à tous les niveaux prennent leurs affaires dans leurs propres mains » et comme « le plus haut degré de par­ti­ci­pa­tion à la ges­tion éco­no­mique ». Hart­man pré­cise que tan­dis que Soli­dar­ność lut­tait pour l’au­to­ges­tion, « le pou­voir vou­lait la contraindre à accep­ter une for­mule de par­ti­ci­pa­tion (…) qui allait éli­mi­ner l’i­dée selon laquelle les tra­vailleurs pou­vaient diri­ger eux-mêmes l’en­tre­prise, en lais­sant au direc­teur la ges­tion opératrice ».

La généa­lo­gie de l’au­to­ges­tion éta­blie par Hart­man peut sur­prendre à pre­mière vue. Il la fait remon­ter à la pen­sée chré­tienne et, sans tran­si­tion, au mou­ve­ment anar­chiste et aux expé­riences fou­rié­ristes. À pro­pos de l’en­cy­clique Labo­rem excer­sens, l’au­teur tient à pré­ci­ser que Jean Paul II « sou­ligne la néces­si­té de socia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie » et « met en garde contre le mono­pole dans la dis­po­si­tion et la ges­tion des moyens de pro­duc­tion ». Après avoir évo­qué « le rôle de l’ins­pi­ra­tion anar­chiste, telle qu’elle s’ex­pri­mait dans les œuvres de Prou­dhon et de Bakou­nine (…) dans l’é­vo­lu­tion de l’i­dée d’au­to­ges­tion », l’au­teur écrit : « les anar­chistes étaient uni­fiés autour du prin­cipe d’op­po­si­tion aux orga­ni­sa­tions de type éta­tique. Selon eux, la fédé­ra­tion des unions de pro­duc­teurs devait deve­nir le fon­de­ment des répu­bliques démo­cra­tiques et sociales ». « L’at­ti­tude de K. Marx à l’é­gard de l’au­to­ges­tion ― pour­suit-il ― n’é­tait pas cohé­rente ». S’il a eu par­fois une « atti­tude anti­éta­tique » (cf « L’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs sera l’oeuvre d’eux-mêmes ») et s’est oppo­sé, à pro­pos de la Com­mune de Paris, au « cen­tra­lisme éta­tique », ces textes ne se prêtent pas moins à des « inter­pré­ta­tions dif­fé­rentes, celles qui allaient sous-tendre les prises de posi­tion des mar­xistes ». Si « les pre­mières pra­tiques de la Révo­lu­tion russe se diri­geaient vers une orga­ni­sa­tion auto­ges­tion­naire de la socié­té et de l’é­co­no­mie » Lénine, qui aupa­ra­vant avait pour­tant « mani­fes­té des ten­dances favo­rables à l’au­to­ges­tion » (cf. L’É­tat et la Révo­lu­tion), a rem­pla­cé le pou­voir des Soviets par la dic­ta­ture du par­ti des « révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels » et d’un État for­te­ment cen­tra­li­sé. « Ain­si est né le mono­pole du pou­voir communiste ».

Révé­la­teur et par­tie pre­nante de tout un débat qui, vu de l’Ouest, peut appa­raître quelque peu byzan­tin, Hart­man se penche éga­le­ment sur le libé­ra­lisme hon­grois et l’au­to­ges­tion you­go­slave. Dis­tincts du modèle sovié­tique, cen­tra­liste, où « il n’y a pas de place pour l’au­to­ges­tion, et les formes de pseu­do-auto­ges­tion doivent néces­sai­re­ment se trans­for­mer en sup­plé­ments bureau­cra­tiques de l’ad­mi­nis­tra­tion d’É­tat », la coges­tion hon­groise et l’au­to­ges­tion you­go­slave peuvent sus­ci­ter des illu­sions que l’au­teur s’empresse de dis­si­per. Au sujet de la pre­mière il conclut « Disons que ce modèle se réduit à la remise, par un pou­voir prag­ma­tique, de cer­taines com­pé­tences dans les mains des entre­prises, sans que cela entraîne la socia­li­sa­tion de la pro­prié­té d’É­tat, donc l’au­to­ges­tion ». À pro­pos de la seconde il fait remar­quer que « mal­gré la dés­éta­ti­sa­tion for­melle, l’É­tat demeure assez puis­sant a l’é­chelle natio­nale pour pou­voir mani­pu­ler les organes d’au­to­ges­tion qui, eux, sont dis­per­sés ». Par ailleurs, il cite le phi­lo­sophe contes­ta­taire S. Sto­ja­no­vić : « L’au­to­ges­tion a été enfer­mée dans l’en­tre­prise, tan­dis que l’or­ga­ni­sa­tion du pou­voir cen­tral n’a rien à voir avec l’au­to­ges­tion. La classe ouvrière est pra­ti­que­ment pri­vée d’ac­cès à la scène poli­tique et ne peut exer­cer aucune influence sur le par­tage du reve­nu natio­nal. Pour cette rai­son elle est tou­jours la pre­mière à payer le prix de la réforme éco­no­mique. (…) La force de l’É­tat est assu­rée par le par­ti léni­niste qui en consti­tue la colonne ver­té­brale. Or le par­ti est dépour­vu de toute démo­cra­tie interne, alors qu’il a tous les moyens pour façon­ner la for­ma­tion sociale à son image ».

Le mérite de cette bro­chure est de ne pas se conten­ter des géné­ra­li­tés, de tenir compte de la réa­li­té immé­diate et d’a­na­ly­ser les mou­ve­ments tac­tiques de ses pro­ta­go­nistes. « Faut-il aujourd’­hui encore rendre à la bureau­cra­tie le champ de l’au­to­ges­tion sans com­bat ? » se demande Hart­man au début de la seconde par­tie consa­crée exclu­si­ve­ment à cet aspect. La réponse est néga­tive, mais nuan­cée et sur­tout très argu­men­tée. Vrai­sem­bla­ble­ment ancien membre du Réseau 2Pour l’au­to­ges­tion pen­dant la période de Soli­dar­ność, voir Iztok n°5 (mars 1982) et h.s (sep­tembre 1932), l’au­teur consi­dère que les lois votées en sep­tembre 81 consti­tuent, en com­pa­rai­son avec les situa­tions anté­rieures (1945 et 1956), « un fon­de­ment juri­dique favo­rable aux tra­vailleurs ». Ces der­niers doivent s’y appuyer, récla­mer leur appli­ca­tion et par­ti­ci­per aux Conseil de travailleurs/​Organes d’au­to­ges­tion, mais uni­que­ment condi­tion qu’ils soient démo­cra­ti­que­ment élus. Nous ne ren­tre­rons pas dans les détails, puisque la bro­chure paraî­tra pro­chai­ne­ment en fran­çais. Tou­jours est-il que l’au­teur repère, décrit et pro­pose une brèche dans l’ac­tuel édi­fice ins­ti­tu­tion­nel polo­nais. Il ne demeure pas moins scep­tique quant au proche ave­nir. « Le per­son­nel d’enca­dre­ment (les direc­teurs) pour­rait appuyer le groupe gou­ver­nant (Jaru­zels­ki & Cie) dans la pers­pec­tive d’une réforme de type “mana­ger” dotée de cer­taines formes de par­ti­ci­pa­tion. C’est déjà le cas dans cer­tains sec­teurs. Mais le groupe gou­ver­nant ne peut pas uti­li­ser cette offre qui pour­rait conduire à un aigui­se­ment des conflits avec l’admi­nis­tra­tion cen­trale et l’appa­reil de par­ti (farou­che­ment hos­tiles à toute forme de réforme). Or ceci est impos­sible dans les condi­tions actuelles d’af­fron­te­ment per­ma­nent avec la socié­té. » Un tel contexte rend évi­dem­ment pro­blé­ma­tique toute véri­table per­cée de l’au­to­ges­tion ouvrière, sur­tout si l’on y ajoute la répres­sion qui sévit actuel­le­ment dans ce pays.

Nico­las Trifon

  • 1
    Les textes polo­nais cités dans cet article sont inédits en français.
  • 2
    Pour l’au­to­ges­tion pen­dant la période de Soli­dar­ność, voir Iztok n°5 (mars 1982) et h.s (sep­tembre 1932)

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste