La prise du pouvoir
Avant et durant la seconde guerre mondiale, le régime bulgare était dans l’orbite de l’Allemagne aussi bien politiquement qu’économiquement. En 1944, l’entrée de l’Armée rouge a mis ce pays dans l’orbite de l’URSS, conformément au partage de l’Europe qui s’était négocié entre l’union Soviétique, les USA et l’Angleterre. Cette entrée s’était accompagnée d’une insurrection qui porta au pouvoir une coalition issue de la résistance : Parti Communiste, parti agrarien (paysans), socialistes, militaires et quelques indépendants, sous le nom de « Front de la Patrie » (FP). Commence alors la mise en place du régime selon le scénario mis au point par Staline pour tous les Pays de l’Est, et connu sous le nom de tactique du « salami ». On ne s’attaque pas de front à tous les opposants au Parti Communiste, innombrables et largement majoritaires, mais on les détruit les uns après les autres.
Les communistes ont obtenu dans le premier gouvernement de coalition les ministères de l’intérieur et de la Justice. Cela leur a permis de créer une milice à partir des groupes de résistants qu’ils contrôlaient, et de commencer l’épuration des responsables et des partisans de l’ancien régime. Puis ils passent à la lutte centre les alliés. Les élections du 8 novembre 1945 furent précédées de nombreuses manœuvres du PC pour prendre le contrôle du Front de la Patrie, notamment en demandant une liste unique du FP. Cette proposition rencontra une forte opposition, notamment chez les agrariens. L’un de leurs leaders, Nicolas Petkov, quitta le gouvernement et le FP et prit la tête de l’opposition au nouveau pouvoir. Après l’abolition de la monarchie, de nouvelles élections furent organisées le 27 octobre 1946. Le PC recueillit 50% des voix, le parti Zveno (militaires) et les fractions des partis agrarien et socialiste ralliés au PC 20% (soit 70% pour le Front de la Patrie), l’opposition 30%, après une campagne où les pressions ne manquèrent pas. Petkov est arrêté en juin 1947, jugé pour tentative de coup d’État, condamné à mort et pendu le 23 septembre 47. En 1946 et 1947, plusieurs procès contre des militaires eurent aussi lieu. En 1948, le parti Zveno et le parti radical se dissolvèrent dans le FP. Les socialistes résistèrent, leur leader et plusieurs membres influents du parti furent arrêtés et condamnés à 15 ans de prison en novembre 1948. Ce parti dut se dissoudre lui aussi. Il ne restait plus que le PC et le parti agrarien, totalement contrôlé par lui. À la même époque eut lieu la liquidation du mouvement libertaire bulgare et notamment de la Fédération Anarchiste Communiste Bulgare, le seul mouvement puissant à n’être pas entré dans le Front de la Patrie puisque antiétatiste. Fin 1948, une rafle des principaux militants dans tout le pays, accompagnée de la fermeture des locaux et de l’interdiction de la presse anarchiste, empêcha toute vie publique de la FACB. Le scénario s’achève en 1949 avec le procès et l’exécution de Traitcho Kostov, secrétaire du Parti Communiste.
Cette prise du pouvoir politique s’accompagne de la prise du pouvoir économique, avec l’étatisation de l’industrie et du commerce, et surtout dans ce pays agricole avec une réforme agraire qui prépara le terrain à une collectivisation à la soviétique achevée au début ces années 50. Cet alignement sur l’URSS se fit jusque dans la Constitution adoptée en 1947, copie conforme de celle de 1936 en Union Soviétique, due à Staline. Les plus hautes autorités du régime sont directement liées à Moscou d’ailleurs. Les officiers supérieurs de la Sécurité d’État sont bien souvent russes, et l’ambassadeur de l’URSS a un pouvoir qui n’a rien à voir avec son rôle diplomatique théorique. Cette dépendance politique, accompagnée d’une dépendance économique, énergétique, scientifique très importante ont fait dire que la Bulgarie est la 16e république de l’URSS.
Résistance et opposition
On arrive à l’un des chapitres les plus ignorés de l’histoire du pays. Comme tous les Pays de l’Est, la Bulgarie a connu des soubresauts, moins spectaculaires, moins repris dans les médias occidentaux, mais qui montrent bien que la façade immobile cache l’instabilité profonde du régime.
Au début des années 50, des maquis ont combattu le régime en liaison avec l’étranger, pro-américains mais aussi anarchistes. Ils ont été écrasés, mais d’autres maquisards sont apparus alors, sans liaison avec l’étranger cette fois-ci. Ce mouvement des « Goriani » a continué semble-t-il jusqu’à la fin des années 60. En 1965, un groupe de communistes dissidents a tenté un coup d’État militaire pour tenter d’éloigner le pays de l’orbite soviétique. Ils seront suivis en 1972 par la révolte d’un régiment de chars de Plovdiv. Toutes ces tentatives militaires ont échoué.
Toutes les crises à l’Est ont eu des répercussions en Bulgarie. Le 5 novembre 1956, au moment de la deuxième intervention soviétique en Hongrie, des arrestations massives eurent lieu parmi les anciens prisonniers politiques, anarchistes notamment, pour éviter tout risque de contagion. En juin 1968, après les évènements de mai en France et au moment du printemps de Prague et de l’agitation étudiante en Pologne et en Yougoslavie, tous les examens universitaires ont été avancés d’un mois et des stages de préparation militaire pour les jeunes des deux sexes ont été créés. Cette mesure était dictée par la peur de la contagion, puisqu’elle n’a plus été appliquée ensuite. En 1980, au moment de la victoire de Solidarność en Pologne, le régime a réagi de deux manières : l’approvisionnement en denrées alimentaires, et particulièrement en viande, s’est amélioré, et la jeunesse a été « achetée ». Les jeunes d’âge scolaire ont touché 10 lèves par mois, sans contrôle des parents. Cela représente environ 10% du salaire moyen, et le prestige au parti dans cette frange de la population a subi une courbe ascendante, tout comme le nombre de discothèques. Le régime bulgare est si peu sûr de son peuple qu’à chaque crise il prend des mesures parfois bien peu orthodoxes.
Tout pays de l’Est qui se respecte a ou au moins a eu sa dissidence. La Bulgarie ne fait pas exception dans ce domaine non plus. En mars 1978, le journal allemand Die Press a publié un texte intitulé « Déclaration 78 » et signé d’un groupe de dissidents appelé ABD et composé de 14 intellectuels. Ce texte réclamait la cessation de la violation des droits de l’homme et le rétablissement de toutes les libertés fondamentales, la libre circulation des hommes et des idées, l’augmentation du niveau de vie des travailleurs et des retraités, la création de syndicats libres, l’abolition des privilèges dans la vie publique, la publication de cette déclaration dans les journaux. La dissidence individuelle existe aussi. Le docteur Popov a écrit en 1977 une lettre ouverte à la Conférence de Belgrade sur la situation des droits de l’homme dans son pays. Arrêté, il a été condamné à 3 ans de prison pour « calomnies envers l’État ». Dans sa prison, il a fait plusieurs grèves de la faim, dont l’une de 292 jours sous alimentation artificielle. En 1982, en liberté, il en a fait une autre pour obtenir le droit d’émigrer, ce qui lui a été refusé jusqu’à présent.
Nationalisme et nationalités
Bien que petite et de population homogène, la Bulgarie connaît elle aussi le problème des minorités nationales opprimées. Les plus persécutés sont les Pomaks, des Bulgares islamisés de force aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le pouvoir veut aujourd’hui les rebulgariser, de force bien entendu, en fermant leurs écoles et leurs mosquées, en changeant leurs noms, etc. Cette politique a amené de nombreux heurts entre les Pomaks et le pouvoir au cours des années 60. En 1971, la situation est si tendue que des émeutes éclatent et des responsables du Parti sont tués. Le pouvoir répond par des arrestations, des condamnations à mort et des assassinats. En 1973, une opération militaire de la Sécurité d’État pour forcer les Pomaks à changer leurs noms se termine par des affrontements et des morts des deux côtés, et de nombreux Pomaks sont emprisonnés ou déportés. D’autres minorités sont victimes de persécutions, comme les Tziganes, les Turcs et les Macédoniens.
Le problème de la Macédoine est très épineux. Cette région ethniquement bulgare dans sa grande majorité n’a jamais été rattachée très longtemps à la Bulgarie : elle est restée turque, puis serbe et aujourd’hui yougoslave. Après la guerre, quand Tito et Dimitrov préparaient une Fédération des Slaves du Sud unissant leurs deux pays, la petite partie bulgare de la Macédoine a été « macédonisée » : les particularités de la langue ont été accentuées, lors des recensements la population a été priée de se déclarer macédonienne et non bulgare, l’histoire a été réécrite, des instituteurs yougoslaves sont venus à la rescousse. Après la rupture de Tito avec Staline, tout a été changé et on est revenu à la vieille thèse de la Macédoine partie intégrante de la Bulgarie. Les Yougoslaves ont été chassés, et tous ceux qui se considèrent comme macédoniens et non bulgares sont persécutés. En Yougoslavie, dans la république de Macédoine, les tendances séparatistes ont au contraire été accentuées. La question macédonienne est aujourd’hui l’un des points principaux de désaccord entre les deux pays. Mais la population locale n’est jamais consultée et doit subir les décisions qu’on lui impose.
Le nationalisme est utilisé aussi pour essayer de masquer les difficultés économiques. Pour avoir des devises, le gouvernement favorise au maximum la venue de touristes grecs, turcs ou yougoslaves. D’un autre côté, le Parti développe le discours selon lequel les difficultés d’approvisionnement sont dues à ces touristes qui raflent tout dans les magasins quand ils viennent car ils n’ont rien chez eux.
Les mouvements sociaux
Le totalitarisme du régime, l’exploitation des travailleurs et les difficultés économiques provoquent des réactions d’opposition ou de refus diverses dans la population. Le désir de fuir le pays est grand, et les prisons comme les cimetières sont pleins de personnes qui ont tenté sans succès de passer clandestinement la frontière. Cela n’empêche d’ailleurs pas la communauté émigrée d’augmenter chaque année. Cette opposition latente se traduit aussi par tous ces signes devenus traditionnels en URSS et ailleurs : alcoolisme, très basse productivité du travail, délinquance, vandalisme, travail au noir, corruption… Ces pratiques sont si bien entrées dans les mœurs qu’on a pu voir par exemple une villa des environs de Sofia être incendiée en 1977 parce que son propriétaire ne voulait pas céder aux revendications des ouvriers qu’il employait au noir. Les blagues enfin, innombrables et très souvent à caractère politique, montrent la profonde opposition de la population au régime en place.
Sur le front plus traditionnel des grèves, les renseignements disponibles sont très peu nombreux. En janvier 1970 ou 1971, les ouvriers boulangers d’un quartier de Sofia se sont mis en grève, mais leur mouvement a été brisé par la répression. En juin et juillet 1977, une grève a éclaté dans les mines de charbon de Pernik. Elle s’est terminée par l’arrestation de quatre mineurs. L’absence de réseaux de samizdat en Bulgarie empêche de connaître, comme s’est le cas en URSS ou dans les autres pays de l’Est, les conflits sociaux qui se déroulent dans le pays. L’idée des syndicats libres est présente dans la « Déclaration 78 », mais elle n’a pas encore été mise en pratique apparemment : l’annonce en 1982 de la création de syndicats indépendants s’est révélée infondée.
La répression
Si la Bulgarie, bien que sujette à des révoltes, grèves, agitations sociales ou nationales, oppositions, dissidences, apparaît encore aujourd’hui comme un pays soumis qui ne bouge pas, c’est que la répression très dure permet de limiter et d’isoler toutes ces manifestations de mécontentement et d’opposition et surtout d’empêcher les informations de circuler, à l’intérieur du pays comme vers l’étranger.
Les camps de concentration et de travaux forcés ont été ouverts à la fin des années 40 pour briser l’opposition à l’installation du régime. Les conditions y étaient particulièrement dures bâtiments vétustes et surpeuplés, hygiène nulle, manque d’eau, sous-alimentation, travail très dur, punitions inhumaines, et conduisaient à une mortalité élevée. Aujourd’hui, le nombre et l’importance de ces camps ont beaucoup diminué, mais les conditions de détention y sont toujours aussi dures.
Les prisons sont par contre très nombreuses et accueillent une importante population de détenus. Outre les détenus de droits communs ou sociaux, s’y trouvent tous ceux qui ont tenté de passer à l’étranger, qui ont raconté des anecdotes humoristiques sur le régime, qui se sont opposés en public au pouvoir en place, qui ont écrit des œuvres littéraires subversives, qui ont diffusé des tracts, qui ont tenté de prendre le maquis, qui n’ont pas dénoncé leurs amis, etc. La liste serait longue si l’on devait citer tous les motifs d’emprisonnement politique. On peut citer comme exemple la biographie de Dimitar Vlaitchev. Né en 1940, il est condamné en 1965 pour tentative de fuite à l’étranger. Il purge sa peine et est libéré en mai 1969, mais en octobre de la même année il est de nouveau arrêté et condamné à 12 ans de prison. Il était en effet au courant de la préparation du soulèvement et de la tentative d’évasion réalisée le 9 octobre 1969 par ses ex-camarades de la prison de Stara Zagora, et il ne les avait pas dénoncés. En 1972, il réussit à s’évader avec deux autres détenus de cette même prison, après avoir creusé un tunnel de 13 m de longueur. La police déclenche alors une vaste opération de recherche. Les fugitifs sont rattrapés et Dimitar Vlaitchev est abattu avec son compagnon Nevzat Niazev. Les conditions de vie dans les prisons sont très dures et tout est fait pour briser les prisonniers. Les cas de décès après de mauvais traitements et autres passages à tabac sont nombreux, ainsi que les lésions graves. Dimitar Tchapkanov, par exemple, a été castré à coups de pieds à la prison de Sofia en 1973.
Les cliniques psychiatriques réservées au traitement des maladies politiques existent aussi en Bulgarie. Il y en avait 7 à la fin des années 70. Les « soins » réservés aux pensionnaires peuvent aller jusqu’aux séances d’électro-chocs pour les plus récalcitrants, en passant par toute la panoplie des médicaments et notamment les neuroleptiques. Des méthodes plus psychologiques sont utilisées, comme des séries de tests ou une savante hiérarchie de régimes allant du peu sévère pour ceux qui se montrent coopératifs au très sévère pour les irréductibles.
Le régime n’hésite pas pour briser toute opposition à utiliser la violence la plus brutale. On a déjà parlé des détenus tués dans les prisons ou des opérations militaires montées contre les Pomaks. Il ne faut pas oublier la garde très sévère des frontières et le nombre important de personnes abattues en tentant de passer clandestinement à l’étranger. La disparition ou l’assassinat sont aussi utilisés par la police politique. Les ouvriers boulangers grévistes de Sofia dont nous avons parlé ont disparu et leurs familles ont été prévenues de ne pas continuer à les chercher. Un jeune homme qui s’était refusé à un contrôle banal de police a été retrouvé mort quelques jours plus tard, ses os systématiquement brisés. Les milieux de l’émigration sont aussi visés. Plusieurs opposants ont été assassinés à l’Ouest, le plus célèbre étant Gueorgui Markov. Les enlèvements aussi sont fréquents. Plusieurs personnes se sont ainsi retrouvées à Sofia devant un tribunal comme Stoyan Apostolov Tassov, réfugié en Italie et enlevé à Trieste le 31 janvier 1977, puis réapparu à Sofia où il a été accusé d’espionnage.
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La Bulgarie est bien semblable aux autres Pays de l’Est dans son histoire, dans son système politique, économique et répressif comme dans les luttes sociales, dissidentes ou oppositionnelles qui peuvent s’y développer. La répression très dure qui y sévit a permis jusqu’à présent de limiter ces luttes et leurs conséquences, et elles n’ont pu atteindre l’importance et la renommée de celles qui se sont déroulées ou se déroulent en RDA, Roumanie, Hongrie, Tchécoslovaquie, URSS, Pologne. Leur côté peu spectaculaire dans l’optique des médias occidentaux a aussi contribué à leur méconnaissance en Occident. Seule l’Albanie est arrivée à un meilleur résultat dans l’occultation de la réalité. Mais la lutte contre le régime en Bulgarie a toujours existé, existe et continuera à exister. Combien de temps encore le pouvoir parviendra-t-il à les étouffer et à les dissimuler ?
Meraklia