La Presse Anarchiste

Quelques documents officiels bulgares

Il y a quelques années, un des res­pon­sables du Minis­tère de l’In­té­rieur de Sofia, en Bul­ga­rie, est pas­sé à l’Oc­ci­dent. Ce phé­no­mène est assez cou­rant par­mi les agents simples et doubles, les espions et contre-espions, et cela ne nous a jamais inté­res­sé dans Iztok. Mais ce qui pré­sente un cer­tain inté­rêt, ce sont les quelques docu­ments que celui-ci a appor­tés avec lui, ou en tout cas ce qui en a été offi­ciel­le­ment divul­gué ici. À l’é­poque, la presse alle­mande et hol­lan­daise, puis le jour­nal Libé­ra­tion en France, se sont fait l’é­cho de cer­tains « docu­ments clas­sés en Bul­ga­rie stric­te­ment secrets et d’une impor­tance par­ti­cu­lière ». Ces docu­ments ne méritent pas une publi­ca­tion inté­grale, mais néan­moins un résu­mé nous semble intéressant.

Il s’a­git d’une série de papiers offi­ciels, 5 au total, qui traitent du même sujet, l’ar­res­ta­tion pré­ven­tive d’un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus consi­dé­rés comme dan­ge­reux en cas de « dan­ger » non seule­ment en Bul­ga­rie mais aus­si dans n’im­porte quel autre pays du bloc de l’Est. Cela ne vise donc pas uni­que­ment une période d’«état de guerre » mais n’im­porte quel moment, quand il y a une secousse en Bul­ga­rie ou dans un autre pays sous domi­na­tion sovié­tique. Ces docu­ments datent de 1967, époque où des mou­ve­ments de révolte se sont mani­fes­tés en Pologne et en Tché­co­slo­va­quie. Il faut dire que pen­dant les évè­ne­ments de Hon­grie en 1956, plu­sieurs dizaines de mil­liers d’«opposants » bul­gares ont été arrê­tés « pré­ven­ti­ve­ment » et envoyés dans des camps. Il s’a­gis­sait donc de léga­li­ser et de mieux orga­ni­ser cette pra­tique déjà exis­tante. En ce sens, les 5 docu­ments repré­sentent un ordre ver­ti­cal, décret du Prae­si­dium de l’As­sem­blée Natio­nale jus­qu’aux organes locaux de la Milice (la police) en pas­sant par les voies hié­rar­chiques du dépar­te­ment, du dis­trict, de la ville, etc. À ces docu­ments s’a­joutent quelques dos­siers indi­vi­duels, der­nier éche­lon de ce sys­tème répres­sif. La tra­duc­tion d’un de ces dos­siers-bio­gra­phies, celui de notre cama­rade, l’a­nar­chiste Alexandre Meto­diev Nakov, a été publiée dans la presse liber­taire inter­na­tio­nale 1Bul­le­tin du Comi­té de Rela­tion de l’In­ter­na­tio­nale des Fédé­ra­tions Anar­chistes no28, 1980. Il y a dans le dos­sier com­plet par­ve­nu jus­qu’à nous plu­sieurs autres bio­gra­phies en plus de celle de Nakov. Ce sont des dos­siers tenus à jour par la police por­tant sur l’ac­ti­vi­té, le pas­sé, la famille, etc. de cha­cun des sus­pects, jus­ti­fiant leur arres­ta­tion. Nous don­nons ici un résu­mé des cinq docu­ments en sui­vant leur ordre hiérarchique.

Document 1 : « Décret nº141 du 17/​05/​1967 du Praesidium de l’Assemblée Nationale de la République Bulgare » signé par le Président du Praesidium, Gueorgui Traikov et par le secrétaire Mitchev, et contre-signé « certifié conforme » par un colonel du D.S. (« Darjavna Sigournost », Comité de Sécurité d’État).

« D’a­près l’ar­ticle 85, para­graphe 5 de la Consti­tu­tion, le Prae­si­dium ordonne, en cas de dan­ger, non seule­ment pour la Bul­ga­rie, mais aus­si dans les autres pays socia­listes, l’ar­res­ta­tion d’une cer­taine caté­go­rie de citoyens bulgares. »

Il faut noter tout de suite qu’il ne s’a­git pas d’é­tran­gers, mais de citoyens bul­gares ; qu’il ne s’a­git pas d’in­di­vi­dus, mais de caté­go­ries de citoyens ; enfin que le terme « dan­ger » n’est pas pré­ci­sé et qu’il ne s’a­git donc pas uni­que­ment de l’«état de guerre » mais de n’im­porte quel moment. Ces contra­dic­tions évi­dentes ont entraî­né l’in­ter­dic­tion de la publi­ca­tion de ce texte au Jour­nal Offi­ciel, et donc un texte légal, signé par la plus haute auto­ri­té de l’É­tat bul­gare devient illé­gal, clan­des­tin et incon­nu même de l’au­to­ri­té légale sauf de la police. C’est un acte de ter­ro­risme éta­tique léga­li­sé mais illé­gal. Il faut signa­ler aus­si que la signa­ture du Prae­si­dium est du 16/​02/​1966 tan­dis que celle du colo­nel est du 17/​05/​1967, c’est-à-dire qu’un simple colo­nel a plus de poids que le Pré­sident de l’As­sem­blée Natio­nale et qu’il faut sa signa­ture pour que ce décret ait une valeur.

Le décret énu­mère ensuite les dix caté­go­ries de citoyens bul­gares sus­cep­tibles de faire par­tie des « char­rettes » d’arrestations :

  • « les lea­ders de la bourgeoisie,
  • ceux qui ont des posi­tions anti-popu­laires et qui ont une manière de vivre suspecte,
  • les ex-offi­ciers et sous-offi­ciers de l’ar­mée des régimes précédents,
  • les ex-indus­triels et les ex-commerçants,
  • les mili­tants de la Fédé­ra­tion Anar­chiste-Com­mu­niste et les anar­chistes syndicalistes,
  • les res­pon­sables des sectes religieuses,
  • des per­sonnes qui n’entrent pas dans ces caté­go­ries mais qui ont, selon nos infor­ma­tions, des atti­tudes néga­tives vis-à-vis du pou­voir du peuple, et qui sont capables d’a­voir une atti­tude contraire à l’in­té­rêt de l’État. »

Il faut signa­ler l’exis­tence d’un article spé­cial, le 6e, qui men­tionne expres­sé­ment que les indi­vi­dus qui appar­tiennent à ces dix caté­go­ries mais qui actuel­le­ment acceptent le régime et col­la­borent avec lui ne doivent pas être arrê­tés. Le reste du décret donne des ins­truc­tions tech­niques sur l’ap­pli­ca­tion de ces directives.

Document 2 : « Directives du MVR (Ministère de l’Intérieur) en cas de danger de guerre et pendant la guerre. »

C’est aus­si un texte ultra-secret et d’une impor­tance par­ti­cu­lière, signé le 15/​07/​1970 et dont les exem­plaires sont numé­ro­tés (celui qui est sous nos yeux a le nº22). Les direc­tives sont ici plus pré­cises et concrètes, l’ac­tion rapide et déci­sive est sous la seule res­pon­sa­bi­li­té du chef de la police sans aucun rap­port ni avec la jus­tice (le Pro­cu­reur), ni avec les auto­ri­tés admi­nis­tra­tives locales, ni même avec l’ar­mée. Seul le Pre­mier Secré­taire dépar­te­men­tal du Par­ti doit être tenu au cou­rant. Les dix caté­go­ries de citoyens sont ici énu­mé­rées de nou­veau, avec quelques caté­go­ries sup­plé­men­taires : les ex-traîtres et les émi­grés qui sont retour­nés en Bul­ga­rie (donc même après leur auto­cri­tique et amnis­tie), et les col­la­bo­ra­teurs secrets de la police qui doivent être arrê­tés en même temps et envoyés avec les autres en pri­son et dans les camps, pour qu’ils puissent conti­nuer à y faire leur tra­vail d’es­pion­nage. Une pré­ci­sion est don­née pour les étrangers :

  • « il faut arrê­ter aus­si tous les citoyens des autres pays, même les tou­ristes, même les invités.
  • « il faut arrê­ter toutes les mis­sions diplo­ma­tiques et com­mer­ciales, avec leurs familles. »

Puis suivent des détails tech­niques pour la réa­li­sa­tion de ce plan.

Document 3 : « Plan d’action pour l’arrestation des individus socialement dangereux. »

Il s’a­git de direc­tives, tou­jours en ver­tu du décret de l’As­sem­blée Natio­nale, pas­sées par le Minis­tère de l’In­té­rieur, et des­cen­dues au niveau du dis­trict. Celui que nous pos­sé­dons concerne le dis­trict de Per­nik (au sud-ouest de Sofia) signé par un autre colo­nel, cette fois-ci le chef dépar­te­men­tal du MVR (Minis­tère de l’In­té­rieur) le 14/​12/​1970. La bureau­cra­tie ne va pas très vite. Les ins­truc­tions sont encore plus pré­cises et tech­niques, l’o­pé­ra­tion doit com­men­cer au plus tard une heure après le signal don­né, et être ter­mi­née douze heures plus tard. Il y a le nom du res­pon­sable, le nombre de poli­ciers, de leurs voi­tures, de leur arme­ment, etc. Il y a aus­si le nom de l’en­droit où les per­sonnes arrê­tées doivent être ache­mi­nées (l’é­cole du vil­lage de Yar­ji­lov­zi, de la région de Per­nik). Pour ceux qui sont plus dan­ge­reux, c’est la pri­son de Vrat­sa (dans un autre dépar­te­ment). Ce texte est dac­ty­lo­gra­phié uni­que­ment en trois exem­plaires, numérotés.

Document 4

C’est l’au­to­ri­sa­tion préa­la­ble­ment don­née par le Pro­cu­reur du dis­trict (ici, Per­nik) à la demande du même colo­nel res­pon­sable de la D.S. (Sécu­ri­té d’É­tat auprès du Minis­tère de l’In­té­rieur) pour l’ar­res­ta­tion des sus­pects. Elle donne une liste de 60 noms avec une brève bio­gra­phie-accu­sa­tion de 3 – 4. lignes pour cha­cun (« orga­ni­sa­tion de groupe contre-révo­lu­tion­naire », « a des posi­tions néga­tives », « déjà condam­né par un tri­bu­nal du peuple », « a séjour­né en camp de concen­tra­tion », etc.). Et tout cela au nom de la loi, de l’ar­ticle 135 de la Consti­tu­tion, « pour empê­cher l’en­ne­mi de classe d’être actif, d’a­voir une acti­vi­té contre le pou­voir du peuple ».

Document 5

Tou­jours sur le plan local (Per­nik), est don­née une liste sup­plé­men­taire d’«individus socia­le­ment dan­ge­reux qui doivent être inter­nés ». Cette fois-ci, il n’y a pas de jus­ti­fi­ca­tion, uni­que­ment des noms et des adresses. La liste est divi­sée en sec­teurs, au total envi­ron 60 per­sonnes. Sur le même docu­ment est ajou­tée à la main (mais par qui?) la phrase sui­vante : « dans le dis­trict de Per­nik, envi­ron 580 – 590 individus ».

― O ―

Après la pré­sen­ta­tion, puis le résu­mé des docu­ments en notre pos­ses­sion, il faut ajou­ter quelques com­men­taires. Les pro­blèmes de « l’in­té­rêt de l’É­tat », du « secret d’É­tat », de la « défense de l’É­tat » existent dans chaque État, et ce n’est pas à nous, liber­taires donc anti­éta­tiques, qu’il faut deman­der d’ex­pli­quer leur « néces­si­té » ! Mais il y a dans les concep­tions et les pra­tiques éta­tistes d’é­normes dif­fé­rences qui font varier les droits et la liber­té de l’homme et en même temps per­mettent à l’É­tat toutes les liber­tés et tous les abus. Dans ce sens, le régime en Bul­ga­rie (et dans tout le bloc « sovié­tique ») arrive à un degré éta­tique tel que le der­nier ves­tige de tout droit, de toute liber­té de l’homme est sacri­fié à l’exi­gence de l’É­tat-monstre. Dans le cas de la Bul­ga­rie actuelle, le ter­ro­risme éta­tique sys­té­ma­tique est léga­li­sé d’une manière hypo­crite, tout en res­tant secret et illé­gal. Nous avons vu que le décret même du Prae­si­dium de l’As­sem­blée Natio­nale est pris sans débat par­le­men­taire, sans débat poli­tique, sans même être publié au Jour­nal Offi­ciel.

Dans l’É­tat où il est maître abso­lu, le par­ti com­mu­niste crée un autre État qui échappe à tout contrôle, agit seul sous sa propre res­pon­sa­bi­li­té sans rendre de compte à per­sonne. Dans le voca­bu­laire habi­tuel, cela s’ap­pelle un État poli­cier ; c’est aus­si un État tota­li­taire, car une ins­ti­tu­tion (ici le D.S., c’est-à-dire la Sécu­ri­té d’É­tat) a le pou­voir abso­lu sur des indi­vi­dus sans qu’ils puissent se défendre, sans besoin de preuves, sans néces­si­té de culpabilité.

Et pour­tant la Bul­ga­rie a signé la Décla­ra­tion Uni­ver­selle des Droits de l’Homme, l’acte final des accords d’Hel­sin­ki, la Conven­tion Inter­na­tio­nale de Sau­ve­garde des Droits de l’Homme et des Liber­tés Fon­da­men­tales, le Pacte Inter­na­tio­nal de New-York (14/​12/​1966), etc. qui tous proclament :

« Toute per­sonne a droit à la liber­té de pen­sée, de conscience et de reli­gion ; ce droit implique la liber­té d’a­voir ou d’a­dop­ter une reli­gion ou une convic­tion de son choix, ain­si que la liber­té de mani­fes­ter sa convic­tion, indi­vi­duel­le­ment ou en com­mun, tant en public qu’en privé.

Nul ne subi­ra de contrainte pou­vant por­ter atteinte à sa liber­té d’a­voir ou d’a­dop­ter une reli­gion ou une convic­tion de son choix. » (Article 18, ali­néas 1 et 2 du Pacte International)

Ces droits sont récla­més et défen­dus par­tout dans le monde, y com­pris et sur­tout par les com­mu­nistes… sauf dans les pays où ils sont au pou­voir. Le pou­voir de Sofia cherche à s’a­bri­ter der­rière cette posi­tion : « en cas de guerre, chaque pays a le droit de se défendre et de neu­tra­li­ser les enne­mis se trou­vant sur son ter­ri­toire ». Mais il s’a­git là de citoyens de pays enne­mis, donc vir­tuel­le­ment enne­mis aus­si, tan­dis qu’i­ci il est ques­tion avant tout de citoyens bulgares.

Mais puisque nous abor­dons ce sujet, arrê­tons-nous un moment pour mon­trer que même les États dits démo­cra­tiques et libé­raux peuvent aus­si faire des abus où l’«intérêt de l’É­tat » passe avant celui de l’in­di­vi­du. En voi­ci quelques exemples : sans être juriste, il nous semble qu’il existe des pos­si­bi­li­tés d’é­change et de res­pect même pour les citoyens ori­gi­naires d’un pays dit « enne­mi », mais il ne semble pas qu’il existe une conven­tion pour les citoyens ori­gi­naires de ces mêmes pays, mais deve­nus apa­trides. Cette petite lacune juri­dique peut avoir des consé­quences dra­ma­tiques. Ain­si en France en 1939, dès les pre­miers jours de la guerre, les gen­darmes fran­çais ont arrê­té et inter­né la plu­part des réfu­giés alle­mands, ita­liens, espa­gnols, bul­gares, etc. Arthur Kœst­ler a décrit cette expé­rience dans son livre « La lie de la Terre ». Quelques uns de nos com­pa­triotes de la pre­mière émi­gra­tion de 1923 ont connu ce même sort. Mais on ne sait pas le nombre, ni même les noms, des anti­fas­cistes alle­mands qui se sont sui­ci­dés avant d’être arrê­tés par les Fran­çais pour être récu­pé­rés par les Alle­mands. Un autre exemple se situe à la fin de la 2e guerre mon­diale, lorsque les armées amé­ri­caines, anglaises et fran­çaises ont remis à l’Ar­mée Rouge des mil­liers, des mil­lions peut-être de citoyens sovié­tiques, des pri­son­niers de guerre, des dépor­tés du tra­vail des réfu­giés même. On parle très peu de leur sort : au lieu d’être libé­rés, fêtés comme des mar­tyrs, ils se sont retrou­vés dépor­tés de nou­veau en Sibé­rie comme « traîtres ». Dans l’é­ven­tua­li­té où l’Ar­mée Rouge se décide à fran­chir l’Elbe, ce même sort nous sera réservé.

Reve­nons à la Bul­ga­rie actuelle. Il s’a­git donc avant tout de citoyens bul­gares qui, sans preuves, uni­que­ment a prio­ri, sont consi­dé­rés comme des « enne­mis poten­tiels » et envoyés soit en dépor­ta­tion, soit en pri­son pré­ven­tive. Mais qui est enne­mi poten­tiel ? C’est très vague, mal défi­ni : membre de la bour­geoi­sie, ex-com­mer­çant, ex-mobi­li­sé dans l’ar­mée des régimes pré­cé­dents, poli­ti­que­ment incer­tain, socia­le­ment dan­ge­reux… Il manque uni­que­ment « racia­le­ment impur » pour que la res­sem­blance avec le régime hit­lé­rien soit com­plète. Que dirait, par exemple, le P.C. de France si des caté­go­ries entières de citoyens fran­çais étaient consi­dé­rées comme poten­tiel­le­ment enne­mis et pré­ven­ti­ve­ment neu­tra­li­sées ! Il crie­rait à l’at­teinte aux liber­tés fon­da­men­tales, aux droits de l’homme. Quand il s’a­git de la Bul­ga­rie, nous avons beau tendre l’o­reille il ne mur­mure même pas. Il se contente de la citer comme exemple « glo­ba­le­ment positif ».

Dimi­trov

  • 1
    Bul­le­tin du Comi­té de Rela­tion de l’In­ter­na­tio­nale des Fédé­ra­tions Anar­chistes no28, 1980

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