La Presse Anarchiste

Cuba : qui a peur de la littérature ? La chanteuse noir de boléros qui effraya Fidel

« Mon livre est une gale­rie de voix », dit Guiller­mo Cabre­ra Infante à pro­pos de Trois tristes tigres. Ce livre s’op­pose à l’ou­bli des nuits de La Havane dans les années cin­quante, avant la révo­lu­tion. C’est pour­quoi il com­mence par un épi­graphe de Lewis Carol tiré de Alice au pays des mer­veilles : « Elle essaya même de s’i­ma­gi­ner à quoi peut res­sem­bler la flamme d’une chan­delle lorsque la chan­delle est fon­due. » Mal­gré la rare mélan­co­lie d’une telle phrase dont l’au­teur, pour­tant enne­mi des défi­ni­tions, a dit un jour dans un entre­tien : « L’his­toire est un chaos concen­trique » et « La seule cer­ti­tude que nous avons dans la vie est que nous mour­rons. Rien ne peut nous sau­ver du rien », le livre irra­die humour et éro­tisme. Ou bien, peut-être, ce rire et cet éro­tisme ne brillent pas mal­gré la lumière éteinte des nuits de La Havane, qui vont au chaos de l’his­toire, ou mal­gré le rien qui attend ceux qui ont vécu la beau­té noc­turne de la Havane et nous lec­teurs, mais jus­te­ment à cause de cela. Tout le roman est voix : ses cha­pitres sont dits par les per­son­nages à tra­vers des frac­tions de conver­sa­tions télé­pho­niques suc­cé­dant aux mono­logues d’une femme sur le divan du psy­cha­na­lyste, à tra­vers des pas­sages de lettres que des per­son­nages écrivent à des incon­nus, et des dia­logues repris dans des mono­logues, nous recons­trui­sons les aven­tures noc­turnes de trois jeunes hommes dans le laby­rinthe urbain du port de La Havane, avant la révo­lu­tion. Il y a une mer­veilleuse chan­teuse noire de bolé­ros. Et une femme (son nom, Lau­ra, n’est pas dû au hasard) qui, étant don­né l’a­mour impos­sible d’un des trois amis, se marie­ra avec le meilleur ami de celui-ci. L’his­toire (ou les his­to­riens), dit Cabre­ra Infante, « n’est pas essen­tielle. Elle n’est même pas impor­tante. » Ce livre a des simi­li­tudes avec l’es­pace picas­sien, avec la gaie­té de Miro : plu­sieurs dimen­sions s’en­tre­coupent, les per­son­nages se mul­ti­plient, se dédoublent, se syn­thé­tisent, dans une gale­rie de miroirs qui est une gale­rie de voix. Ce qui importe est la langue incroya­ble­ment vivante des per­son­nages qui rem­plit tout le livre. L’au­teur s’i­ma­gi­nait qu’il serait com­pris seule­ment par les habi­tués de cer­tains caba­rets du centre de La Havane et que même les habi­tants de la ban­lieue de la ville ne le com­pren­draient pas. Pour­tant, ce livre est deve­nu uni­ver­sel, une œuvre capi­tale de la langue espa­gnole. Son éro­tisme et son humour, ain­si que la « fas­ci­nante conduite urbaine noc­turne des villes de ce siècle » dont parle l’au­teur y sont pour une grande part. Mais aus­si, et peut-être avant tout, le fait que la trans­pa­rence de ce roman est dans la poly­sé­mie du lan­gage, de la langue par­lée. Son der­nier mot est un cri : « Tra­dit­to­ri », allu­sion au jeu de mot ita­lien Tra­dut­to­rit-tra­dit­to­ri (tra­duc­teurs-traîtres). Fina­le­ment, la langue par­lée est intra­dui­sible dans la langue écrite. L’é­cri­vain est un traître. De ce livre, l’un des plus impor­tants de ce siècle (sans doute aus­si l’un des plus amu­sants), son auteur veut qu’on le consi­dère comme « une grande plai­san­te­rie écrite, une plai­san­te­rie qui dure cinq cents pages. »

Cette œuvre est un livre ana­thème à Cuba.

En 1967, quelques mois après sa publi­ca­tion à Bar­ce­lone, un groupe d’in­tel­lec­tuels lati­no-amé­ri­cains et euro­péens visi­taient Cuba, à l’in­vi­ta­tion de Cas­tro. Avant les inter­views à la télé­vi­sion, ils étaient priés de ne pas men­tion­ner le nom de Cabre­ra Infante. La tra­gé­die de Heber­to Padilla, l’un des poètes cubains les plus inté­res­sants, com­men­ça le jour où il a défen­du les qua­li­tés lit­té­raires de cette œuvre. « Il n’y a pas de livre plus apo­li­tique dans l’his­toire de la lit­té­ra­ture lati­no-amé­ri­caine », dit Cabre­ra Infante. Il pour­suit : « Il n’y a pas, non plus, un livre plus libre. » C’est, peut-être, la rai­son de la dérai­son de son inter­dic­tion : toute liber­té est sub­ver­sive. Les régimes tota­li­taires craignent plus la liber­té indi­vi­duelle que les vam­pires la croix.

Le roman du roman com­mence dans les toutes pre­mières années de la révo­lu­tion, avec ses pre­miers pas vers un régime totalitaire.

Fils de fon­da­teurs du Par­ti Com­mu­niste Cubain, Cabre­ra Infante aime à dire qu’il apprit à lire en déchif­frant les bandes des­si­nées de Dick Tra­cy et Tar­zan. Ses pre­miers tra­vaux ont été des tra­duc­tions du Dai­ly Wor­ker amé­ri­cain pour la presse com­mu­niste cubaine. Très jeune, il rom­pit avec le PCC. À vingt-trois ans, il a été empri­son­né pour avoir employé des gros mots anglais dans ses nou­velles. Il est deve­nu célèbre comme cri­tique de ciné­ma sous le nom de Cain. Pen­dant la révo­lu­tion, il fit du tra­fic d’armes, tra­vailla pour la presse révo­lu­tion­naire et contri­bua à la liai­son entre le Direc­toire Révo­lu­tion­naire et le PCC.

Lorsque Cas­tro est entré à La Havane, le pre­mier jan­vier 1959, il avait trente ans. Il est deve­nu édi­teur du jour­nal Revo­lu­cion, chef du Conseil Natio­nal de la Culture, haut fonc­tion­naire de l’Ins­ti­tut Natio­nal du Ciné­ma et, ce qui sera le plus impor­tant pour la suite, direc­teur de Lunes, le sup­plé­ment lit­té­raire de Revo­lu­cion. Plus tard, Cabre­ra Infante dira de Lunes qu’elle fut « une des rares entre­prises qu’il y ait jamais eu à Cuba dans un esprit de liber­té pour la lit­té­ra­ture. » Plus tard aus­si, la bureau­cra­tie de Cas­tro fixe­ra l’i­mage offi­cielle de Lunes de la façon sui­vante : « Elle oscil­lait conti­nuel­le­ment entre une posi­tion pro-mar­xiste ou phi­lo-mar­xiste et une autre fran­che­ment exis­ten­tia­liste et son désir, enfin, était de suivre la der­nière vague qui arri­vait des groupes rebelles de l’é­tran­ger. » En fait, la plu­part des col­la­bo­ra­teurs de Lunes avaient fait par­tie du groupe lit­té­raire Ciclon, lié aux poètes beat­niks amé­ri­cains et aux young angry men anglais. Pen­dant cette période, Cabre­ra Infante invi­ta à Cuba des per­son­na­li­tés aus­si diverses que le roi Jones, Wright Mil­ls, Sartre, Sar­raute… Cette col­lec­tion débor­dante d’ac­ti­vi­tés dure­ra un peu plus de deux ans.

Au début de 1961, le frère de Cabre­ra Infante venait de fil­mer PM (Post Meri­diem, après midi), un court métrage sur la vie d’une chan­teuse noire de bolé­ros. Le film mon­trait la vie noc­turne de La Havane quelques années avant la révo­lu­tion. Lors d’une pro­jec­tion pri­vée à l’Ins­ti­tut Cubain d’Art et d’In­dus­trie Ciné­ma­to­gra­phiques, les cen­seurs ont déci­dé que ce film ne pou­vait pas être mon­tré. Quelques années plus tard, un fonc­tion­naire de la culture écri­vit : « PM a été fil­mé indé­pen­dam­ment et à sa guise par son réa­li­sa­teur, et lors d’une pro­jec­tion pri­vée, on a trou­vé qu’il expri­mait des ten­dances étran­gères à la révo­lu­tion, et il fut inter­dit. » À l’é­poque, le film a été accu­sé d’«hédonisme non construc­tif », d’être « sexy », de « mon­trer trop de noirs », de don­ner une opi­nion « erro­née » sur Cuba, « d’ai­der l’en­ne­mi»… La revue Lunes pro­tes­ta avec plus de deux cents signa­tures d’ar­tistes et d’é­cri­vains et posa la ques­tion de la liber­té de créa­tion. L’adhé­sion des artistes au nou­veau régime se trou­vait ain­si com­pro­mise. Ceux qui connaissent le rayon­ne­ment poli­tique des poètes et roman­ciers en Amé­rique Latine peuvent cal­cu­ler la gra­vi­té de la situa­tion. L’é­cri­vain lati­no-amé­ri­cain est un homme public, un pas­sion­né de la poli­tique, et la socié­té lui donne une place de pre­mier ordre dans la for­ma­tion de l’o­pi­nion sur les affaires publiques. Ces jours-là devait avoir lieu le très offi­ciel congrès de fon­da­tion de l’Union Natio­nale des Écri­vains et Artistes de Cuba. Il fut repor­té par le gou­ver­ne­ment et l’on orga­ni­sa à la place des « Conver­sa­tions dans la Biblio­thèque Natio­nale » entre les intel­lec­tuels et Cas­tro. Ce fut le lieu d’é­non­cia­tion de la poli­tique cultu­relle du nou­veau régime ; le dis­cours de clô­ture de Cas­tro en devien­dra l’un des deux textes fon­da­teurs, la réfé­rence obli­gée, même lors­qu’il s’a­git de débattre sur les qua­li­tés lit­té­raires d’un poème ou d’un roman. L’autre texte fon­da­teur sera un article du Che Gue­va­ra, publié par l’heb­do­ma­daire Mar­cha de Mon­te­vi­deo, Uru­guay, en 1965.

Il s’a­git de trois réunions, pen­dant le mois de juin 1961, pré­si­dées par Cas­tro et contrô­lées par les com­mu­nistes, au cours des­quelles seul le groupe de Lunes posa la ques­tion de la liber­té de créa­tion. Les débats ont été viru­lents et le dis­cours final de Cas­tro a dû gla­cer les gens de Lunes. Il s’est mon­tré indi­gné que l’on pose la ques­tion de la liber­té de créa­tion et d’ex­pres­sion. En disant qu’il « croyait rêver », il se deman­da si « le sou­ci de tous ne doit pas être la révo­lu­tion elle-même » et si « les dan­gers réels ou ima­gi­naires qui peuvent mena­cer l’es­prit créa­teur » sont plus impor­tants que « les dan­gers qui peuvent mena­cer la révo­lu­tion elle-même. » Il déclare que « l’é­tat d’es­prit de tous les citoyens du pays, et l’é­tat d’es­prit de tous les écri­vains et artistes révo­lu­tion­naires et de tous les écri­vains et artistes qui com­prennent et expliquent la révo­lu­tion doit être : quels sont les dan­gers qui peuvent mena­cer la révo­lu­tion et qu’est-ce que nous pou­vons faire pour aider la révo­lu­tion ? ». Et sur la liber­té de créa­tion : « Seul peut s’en sou­cier celui qui doute de son art, celui qui doute de sa réelle capa­ci­té à créer. Et l’on peut se poser la ques­tion de savoir si un vrai révo­lu­tion­naire, si un artiste ou un intel­lec­tuel qui res­sent la révo­lu­tion et qui est sûr d’être capable de ser­vir la révo­lu­tion peut se poser se pro­blème, c’est-à-dire si le doute est pos­sible chez les écri­vains et les artistes vrai­ment révo­lu­tion­naires. Je pense que non ; le champ du doute est celui des écri­vains et des artistes qui sans être contre-révo­lu­tion­naires ne se sentent pas révo­lu­tion­naires […] Nous conce­vons que ce doit être une tra­gé­die de com­prendre ceci et de se recon­naître, pour­tant, inca­pable de lut­ter pour cela. » Et plus loin : « Qui, ayant une sen­si­bi­li­té artis­tique, n’a pas la dis­po­si­tion du com­bat­tant qui meurt dans la bataille en sachant qu’il cesse d’exis­ter phy­si­que­ment afin de fer­ti­li­ser avec son sang le che­min de la vic­toire de ses égaux, de son peuple ? […] Mais la révo­lu­tion ne demande pas le sacri­fice du génie créa­teur ; au contraire, la révo­lu­tion dit : met­tez votre esprit créa­teur au ser­vice de cette œuvre (la révo­lu­tion) sans craindre que votre œuvre en soit incom­plète, dîtes-vous alors : cela vaut la peine que mon œuvre per­son­nelle soit incom­plète si l’on fait une œuvre comme celle que nous avons devant nous. »

Bref, la ques­tion de la liber­té de créa­tion n’a pas de sens, il est dou­teux d’être artiste et de ne pas adhé­rer au régime, il est de même dou­teux qu’un vrai artiste se pose la ques­tion de la liber­té de créa­tion (puisque son prin­ci­pal inté­rêt comme artiste est celui d’être un sol­dat). Mais si jamais il y a un artiste qui, sachant cela, se pose la ques­tion, c’est une « tra­gé­die ». Et effec­ti­ve­ment, ça a été une « tragédie ».

Avec sar­casme, Cas­tro a dit aus­si en par­lant de PM : « vrai­ment, je pense qu’au­cun film n’a reçu autant d’hon­neurs et n’a été aus­si dis­cu­té. » Le film, déjà inter­dit a été séques­tré après ces réunions. Un mois après a eu lieu le congrès de fon­da­tion de l’U­NEAC. La revue Lunes a été inter­dite en automne de la même année.

Réduit à l’oi­si­ve­té, Cabre­ra Infante assu­ma une atti­tude d’ex­tra­néi­té à l’é­gard du régime. Il écri­ra en 1962 : « À la para­noïa cri­tique, j’op­pose la schi­zo­phré­nie éro­tique. » Il com­mence alors à culti­ver l’hu­mour dans son écri­ture. Le pre­mier texte où il se pro­pose de faire rire, c’est l’in­tro­duc­tion à une antho­lo­gie de ses cri­tiques de films. Il y fait un por­trait de Cain, pseu­do­nyme avec lequel il signait, et annonce sa mort : c’est la mort de son écri­ture poli­tique. (Il avait écrit des nou­velles où il mon­trait la vio­lence de la dic­ta­ture de Batis­ta). Ce rire com­mence là où la poli­tique finit. Il observe la consti­tu­tion de la bureau­cra­tie de Cas­tro. Le pro­ces­sus for­ma­li­sait les ini­mi­tiés tra­di­tion­nelles de la socié­té lit­té­raire. Il écrit en 1962 sur les com­mis­saires de la culture : «… Leurs machi­na­tions poli­tiques, leur habi­le­té dans les assem­blées, leur capa­ci­té flo­ren­tine pour l’in­trigue et le bouillon de culture du régime ont mul­ti­plié leurs fac-simi­lés par mitose léni­niste et ils en ont fini avec la revue Lunes et avec bien d’autres choses, dont l’es­poir, par un bond du concret à l’abs­trait qui n’au­rait peut-être pas fait plai­sir à Marx mais qui aurais ren­du heu­reux Hegel. »

Sur l’i­dée de la lit­té­ra­ture que se fai­sait main­te­nant le pou­voir à Cuba Cabre­ra Infante écrit : « La poli­tique en exer­cice est un pur oppor­tu­nisme en fonc­tion, étran­ger donc à la lit­té­ra­ture, qui tend à une forme de péren­ni­té même dans ses formes les plus éphé­mères. Lorsque l’on songe à la quan­ti­té de lit­té­ra­ture qui a été faite comme pur diver­tis­se­ment (du Saty­ri­con ― diver­tis­se­ment pour Néron ― aux Comics ― diver­tis­se­ment pour enfants ―) et qui a duré des siècles, qui a sur­mon­té la failli­bi­li­té des moyens de repro­duc­tion, l’i­ni­mi­tié de l’É­glise et son carac­tère pure­ment éphé­mère, lors­qu’on pense que pour­tant là, à côté, sur mes éta­gères, on trouve le roman de Pétrone et Les cas célèbres de Dick Tra­cy dans la même biblio­thèque, lors­qu’on réflé­chit a ce rap­port étroit entre ce qui est éphé­mère et ce qui est pérenne, on ne peut qu’ad­mi­rer la durée de la lit­té­ra­ture. On a dit plu­sieurs fois, on l’a répé­té, que la poli­tique entre guelfes et gibe­lins, asser­vis­sante à son époque, est dis­pa­rue, a été oubliée, tan­dis que la Divine Comé­die res­te­ra pour tou­jours au des­sus même du sym­bo­lisme reli­gieux qui lui donne sa forme. Cette ana­lo­gie est tou­jours vraie. Quant à la poli­tique en forme de livre, (Das Kapi­tal, Mein Kampft, La his­to­ria me absol­ve­ra), elle est une autre branche de la lit­té­ra­ture, comme l’é­pique ou les nou­velles, et il faut la juger en tant que telle. Par­mi ceux que j’ai cités il est évident que Marx est le meilleur écri­vain, il se per­met ce que les autres ne soup­çonnent même pas : l’hu­mour. Mais, bien sûr, Marx n’é­tait pas un tyran. »

Inter­ro­gé sur ce qu’est la lit­té­ra­ture, il répond par une cita­tion de Louis Arm­strong sur le jazz : « Si je dois te dire ce qu’il est, tu ne le sau­ras jamais. » Ou bien il répond sim­ple­ment : « des mots. »

Inter­ro­gé sur le sens de son œuvre, il répond : « Je vou­drais que mon œuvre soit comme des bases instables pour un monu­ment à l’ir­res­pec­ta­bi­li­té. Les vaches sacrées dans la lit­té­ra­ture, dans la poli­tique, dans l’his­toire, dans le lan­gage, ça suf­fit : que rien de ce qui est humain ne soit pas divin ! »

Avec une iro­nie arro­gante (ou bien une sage pré­cau­tion), il a été nom­mé vice-pré­sident de l’U­NEAC. La même année, il a été exi­lé, sous une forme tra­di­tion­nelle en Amé­rique Latine pour éloi­gner les per­son­na­li­tés encom­brantes, en étant nom­mé atta­ché cultu­rel en Belgique.

À cette époque, en 1962, il com­mence à tra­vailler sur un roman qui serait inti­tu­lé « Elle chan­tait les bolé­ros ». Le roman aurait récu­pé­ré l’his­toire de la chan­teuse noire, per­due avec PM. En fait, ce tra­vail a abou­ti à Vue du lever du soleil sous les tro­piques. Ce livre a rem­por­té en 1969 le plus haut prix auquel peut aspi­rer un roman écrit en espa­gnol, le prix Seix-Bar­ral de Bar­ce­lone. Pour­tant, ce livre a été inter­dit en Espagne fran­quiste et il n’a pu être publié qu’a­près être pas­sé sous les ciseaux de la cen­sure. Par la suite, Cabre­ra Infante a conser­vé cer­taines de ces cou­pures : il juge qu’elles ont appor­té des amé­lio­ra­tions inat­ten­dues au texte.

En 1965, Cabre­ra Infante se rend à La Havane pour l’en­ter­re­ment de sa mère. Non seule­ment il y est gros­siè­re­ment inquié­té, mais il trouve que La Havane est deve­nue « une ville fan­tôme ». Il écri­ra sur ce voyage, à la troi­sième per­sonne : « Même s’il déteste regar­der ce que l’on a fait de son île, même s’il est écra­sé par la contem­pla­tion d’une Péné­lope folle qui tisse tous les jours un tapis dif­fé­rent, que tous doivent cer­ti­fier comme étant l’o­ri­gi­nal, il se console en se remé­mo­rant l’é­pi­taphe que Cava­fy écri­vit pour son île : “Ita­ca t’a don­né le beau voyage…”». Et il pré­ci­pi­ta son retour en Europe pour ne plus jamais reve­nir à La Havane.

Il démis­sionne de son poste diplomatique.

Son séjour en Espagne est limi­té par la méfiance du gou­ver­ne­ment de Fran­co envers ce révo­lu­tion­naire cubain qui avait publié de la lit­té­ra­ture anti-fran­quiste. Libre de tout com­pro­mis autre que lit­té­raire, il se met à refaire com­plè­te­ment Vue du lever du soleil sous les tro­piques. Il éli­mine les conces­sions réa­listes et sur­tout un cer­tain mani­chéisme mar­xiste, avec ses héros posi­tifs et néga­tifs. C’est à dire qu’il refuse de se pla­cer dans la même posi­tion que la lit­té­ra­ture pica­resque espa­gnole au temps de l’In­qui­si­tion, lorsque les immo­ra­li­tés étaient seule­ment tolé­rées par les longs para­graphes de jus­ti­fi­ca­tions morales. Le texte qui en résulte s’in­ti­tule Trois tristes tigres (publié en 1967).

En oppo­si­tion à l’i­mage liber­taire qui, à la fin des années 60, est deve­nue celle du Che Gue­va­ra, ses opi­nions sur la lit­té­ra­ture étaient encore plus dures que celles de Cas­tro, bien que moins sol­da­tesques. La même année où Cabre­ra Infante libé­rait son texte des contraintes, en 1965, Che Gue­va­ra écri­vait un article dans l’heb­do­ma­daire Mar­cha de Mon­te­vi­deo. Ce texte est deve­nu l’un des deux piliers de la poli­tique cultu­relle à Cuba. Il est presque aus­si impor­tant que celui de Cas­tro. Entre autres choses, il y écrit que l’art est une éva­sion et que l’art de ce siècle est déca­dent : « Depuis long­temps, l’homme essaie de se libé­rer de l’a­lié­na­tion par la culture et l’art, il meurt jour­nel­le­ment pen­dant huit heures et même plus, durant les­quelles il agit en mar­chan­dise, pour res­sus­ci­ter après dans sa créa­tion spi­ri­tuelle. Mais ce remède porte en lui les germes de la même mala­die : c’est un homme soli­taire qui recherche la com­mu­nion avec la nature […] Il s’a­git seule­ment d’une ten­ta­tive d’é­va­sion […] Si l’on res­pecte les lois du jeu, l’on a droit à tous les hon­neurs, ceux qu’un singe pour­rait avoir lors­qu’il invente des pirouettes. La condi­tion est de ne pas essayer de s’é­chap­per de la cage invi­sible. » Et plus loin : « Nous, les révo­lu­tion­naires, man­quons sou­vent des connais­sances et de l’au­dace intel­lec­tuelle néces­saire pour affron­ter la tâche du déve­lop­pe­ment d’un homme nou­veau par des méthodes autres que celle conven­tion­nelles, et les méthodes conven­tion­nelles subissent l’in­fluence de la socié­té qui les a créées […] La déso­rien­ta­tion est grande et le pro­blème de la construc­tion maté­rielle nous absorbent. Il n’y a pas un artiste de grande qua­li­té qui ait à la fois une grande qua­li­té révo­lu­tion­naire. Les hommes du par­ti doivent prendre cette tâche entre leurs mains et recher­cher l’ob­jec­tif prin­ci­pal : édu­quer le peuple. »

Ce mot affo­lé : « les hommes du par­ti doivent prendre cette tâche entre leurs mains », n’est pas tom­bé dans le vide. Le groupe lit­té­raire El Puente a été liqui­dé la même année.

Au cours des six pre­mières années de la révo­lu­tion, deux groupes lit­té­raires ont été liqui­dés : Lunes (1961) et el Puente (1965), et deux des plus grands roman­ciers cubains ont choi­si l’exil : Cabre­ra Infante, mais aus­si Seve­ro Sar­duy, exi­lé volon­taire et l’un des roman­ciers cubains les plus originaux.

Conra­do Tostado

 

La deuxième par­tie inti­tu­lée : « Une confes­sion dou­teuse » paraî­tra dans notre pro­chain numéro.

Pour en savoir plus sur Cuba, et notam­ment la lit­té­ra­ture cubaine, vous pou­vez lire Guàn­ga­ra Liber­ta­ria, revue du Mou­ve­ment Liber­taire Cubain en Exil. (ISHSS, P.O. Box 1516 — River­side sta­tion Mia­mi, Flo­ri­da 33135 U.S.A.)


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