La Presse Anarchiste

Cuba : qui a peur de la littérature ? L’angle de flexion de l’échine de l’écrivain

Durant l’é­té 1967, fut orga­ni­sé à La Havane un congrès cultu­rel avec la par­ti­ci­pa­tion d’ar­tistes du monde entier. Il s’a­gis­sait, bien enten­du, d’une forme de « tou­risme poli­tique » : les artistes invi­tés devaient dire à Cuba com­bien Cas­tro était l’ob­jet du sou­tien inter­na­tio­nal, et deve­nir, dans leurs pays, les pro­pa­gan­distes de Cas­tro. La récom­pense : un été dans l’une des îles les plus belles du monde et le sen­ti­ment d’être de « vrais » révolutionnaires.

Mais lais­sons l’un des membres de la bureau­cra­tie cultu­relle cas­triste, Por­tuon­do, le plai­sir de nous racon­ter, avec sa bon­ho­mie didac­tique, deux scènes du Salon de Mai, une grande expo­si­tion de pein­ture par laquelle ont débu­té les acti­vi­tés du congrès : « Alors, (le Salon de Mai) est arri­vé sans que nous nous soyons libé­rés com­plè­te­ment du ter­rible poids du néo-colo­nia­lisme, et des choses défor­mantes sont arri­vées. D’a­bord, il y avait dans le Salon des œuvres d’une réelle qua­li­té (il me vient à la mémoire un for­mi­dable tableau de Max Ernst), des choses très pauvres avec de grandes signa­tures (les Picas­so, par exemple, étaient assez pauvres), et une quan­ti­té énorme d’or­dures et d’œuvres de très peu de valeur. Mais le public naïf, le public qui n’a­vait pas de connais­sances préa­lables et qui trai­nait encore ses pré­ju­gés colo­nia­listes, pen­sait que ces choses-là, faites à Paris et qui avaient été ame­nées par le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire, devaient être bonnes, et alors il y eut des inci­dents signi­fi­ca­tifs. Un pro­fes­seur d’his­toire de l’art, très modeste, très sérieux, d’une grande com­pé­tence et d’une grande hon­nê­te­té, le pro­fes­seur Fran­cis­co Prat de l’U­ni­ver­si­té d’O­riente, est venu à La Havane avec un groupe de ses élèves, les plus pré­pa­rés pour voir le Salon de Mai. Il est arri­vé et lors­qu’il a été confron­té avec les œuvres, il, a com­men­cé à faire les cri­tiques qu’elles méri­taient. Dans l’une des salles, il y avait un gar­dien, un vigile, qui a écou­té ce cata­lan avec un fort accent étran­ger qui, devant les tableaux, disait à ses élèves que ceci ne ser­vait à rien, que c’é­tait mau­vais, etc., et il l’a arrê­té. Heu­reu­se­ment, il y avait là d’autres per­sonnes qui par­ti­ci­paient à la direc­tion du Salon et qui sont inter­ve­nues immé­dia­te­ment : « ce que dit ce mon­sieur est cor­rect, ces tableaux ont été ame­nés par le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire pour mon­trer au peuple quelles sont les direc­tions de l’art contem­po­rain, par­mi les­quelles il y a de bonnes choses et de mau­vaises choses, et il a le droit de le dire ». L’autre extrême a été ce qui est arri­vé au peintre Maria­no, qui est res­té très éton­né un jour lorsque une jeune guide expli­quait avec la meilleure inten­tion du monde, devant l’un de ses tableaux essen­tiel­le­ment abs­trait, à un groupe d’au­di­teurs per­plexes qui s’ef­for­çaient de voir ce qu’elle décri­vait : « dans ce tableau, disait la jeune guide, on montre la lutte de la révo­lu­tion contre l’im­pé­ria­lisme ». Et Maria­no, qui avait assis­té à la scène, regar­dait com­ment ces pauvres gens essayaient de trou­ver l’im­pé­ria­lisme et la révo­lu­tion (…) Le Salon de Mai a été une bonne clé de voute pour mon­trer d’un côté la situa­tion de l’art bour­geois contem­po­rain et d’un autre côté ce qui res­tait en nous de lest ter­ri­ble­ment néo­co­lo­nia­liste et d’at­ti­tude snob…»

Cer­tains visi­teurs (par­mi les­quels Nadeau , Duras, Lei­ris) ont trou­vé que l’é­tat des liber­tés à Cuba était plu­tôt idéal. D’autres ont vu les choses dif­fé­rem­ment, tel le roman­cier espa­gnol Juan Goy­ti­so­lo qui décrit : « Un cli­mat de réserve, sinon de crainte, que ceux qui avaient été éle­vés sous une dic­ta­ture per­ce­vaient plus aisé­ment que les per­sonnes habi­tuées aux droits et liber­tés d’une socié­té démo­cra­tique ». Il parle de « l’ap­pa­reil bureau­cra­tique omni­pré­sent et uni­ver­sel qui, dans les cou­lisses, nous sui­vait, dis­crè­te­ment mais pas à pas ». Mais par­fois pas si dis­crè­te­ment que cela, puisque lui-même, lors d’un entre­tien à la télé­vi­sion, fut prié de ne pas men­tion­ner le nom de Cabre­ra Infante, dont le roman Trois Tristes Tigres venait d’être publié.

Mais nous ne sommes pas tou­jours maîtres du sens de nos actes. Ce qui devait être une mise en scène offi­cielle de l’ap­pui inter­na­tio­nal des artistes et intel­lec­tuels à Cas­tro est deve­nu le point de départ (à en croire le dis­cours offi­ciel) d’une série d’é­vè­ne­ments qui allait se ter­mi­ner quatre ans plus tard avec le Pre­mier Congrès d’É­du­ca­tion et Culture, grande messe dithy­ram­bique dont les effets sur l’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale ont été pour Cas­tro ce que les « pro­cès de Mos­cou » ont été pour Sta­line. Ce qui res­sem­blait à un inter­mède est deve­nu le com­men­ce­ment d’une autre tragédie.

Heu­reu­se­ment, il y avait là des artistes étran­gers pour en faire des boucs émis­saires dans l’axe d’un dis­cours offi­ciel inter­pe­lant le natio­na­lisme et qui pré­sen­tait l’é­cri­vain cubain Padilla dans le rôle du « colo­ni­sé men­tal » séduit par ces vacan­ciers qui par leur « appui cri­tique » à Cas­tro auraient essayé de lui voler la direc­tion de la révo­lu­tion. C’é­tait l’ap­pli­ca­tion pure et simple du sché­ma ché­ri des dic­ta­tures (tota­li­taires ou non), celui du « com­plot étranger ».

Mais la coïn­ci­dence était plu­tôt édi­to­riale : en 1967 deux livres avaient été publiés, Trois Tristes Tigres de Cabre­ra Infante (peut-être le pre­mier « dis­si­dent » de l’A­mé­rique Latine et La Pas­sion d’Ur­bi­no de Lisan­dro Ote­ro, bureau­crate cas­triste. Tous les deux avaient été sélec­tion­nés par le Seix Ear­ral, le plus pres­ti­gieux prix lit­té­raire en Espagne : Trois Tristes Tigres en pre­mier lieu et La Pas­sion d’Ur­bi­no en second. Proxi­mi­té déto­nante. Évi­dem­ment, des tumultes de louanges à La Pas­sion d’Ur­bi­no se suc­cé­daient dans les maga­zines lit­té­raires de l’île. Heber­to Padilla a été à son tour invi­té à s’y joindre . Il avait fait par­tie de l’é­quipe de Lunes, le jour­nal lit­té­raire diri­gé par Cabre­ra Infante et dis­sous par Cas­tro en 1961. Cabre­ra Infante avait convain­cu Padilla en 1959 de quit­ter son exil éco­no­mique new-yor­kais. Ensuite, Padilla par­tit pour Mos­cou et y tra­vailla quelques années comme cor­rec­teur. Lors de son retour à La Havane, il pas­sa par Paris où il expri­ma son hor­reur de la « socié­té de zom­bies » qu’il venait de quit­ter. Heber­to Padilla, poète, avait publié deux livres Les Roses Auda­cieuses (1948) et Le Juste Temps Humain (1958) qui lui avaient valu d’être recon­nu comme l’un des poètes les plus vigou­reux de l’île. Quand il a été invi­té à don­ner son opi­nion sur le livre de Lisan­dro Ote­ro, il tra­vaillait à Gran­ma (qui était la conti­nua­tion de Revo­lu­cion, le jour­nal de Car­los Fran­qui). L’ar­ticle qu’­He­ber­to Padilla envoya pre­nait la défense de Trois Tristes Tigres, qui avait réus­si à fran­chir la cen­sure de France mais non celle de Cas­tro. C’é­tait selon lui « l’un des romans les plus brillants, les plus ingé­nieux et les plus pro­fon­dé­ment cubains qui aient jamais été écrits. » Il trai­tait dans cet article l’U­nion Natio­nale des Écri­vains et Artistes Cubains de « théâtre d’ombres » et il se révol­tait contre les « fausses hié­rar­chies éta­blies à par­tir de l’angle de flexion de l’é­chine de l’é­cri­vain, de son âge et de ses fonc­tions dans le gouvernement.

Il y a dans tous les appa­reils bureau­cra­tiques une sorte de mou­ve­ment col­loï­dal qui leur donne vie, qui les anime : des petits groupes qui entrent en col­li­sion avec d’autres petits groupes, des petites haines, de petites jalou­sies, des com­mé­rages, des arri­vismes croi­sés, et tout ceci est essen­tiel pour la sur­vie des appa­reils. Dans le cas de l’ap­pa­reil cultu­rel cubain, il y avait un nou­veau groupe qui venait tout juste d’être créé (en 1966) autour de la revue Le Caï­man Bar­bu. C’é­tait une jeune géné­ra­tion d’é­cri­vains qui s’op­po­saient à la « géné­ra­tion de 1950 », et dont fai­saient par­tie entre autres Leza­ma Lima, Cin­tio Vitier, Fer­nan­dez Reta­mar, Fayad Jamis et Heber­to Padilla. Le Caï­man Bar­bu se vou­lait un groupe « sans péché ori­gi­nel » puisque lorsque Cas­tro est entré à La Havane, ils avaient tous envi­ron vingt ans, donc ils auraient été plus pro­fon­dé­ment mar­qués par la révo­lu­tion, moins « défor­més » par les vices de la socié­té anté­rieure. Leur rai­son d’être était de lut­ter en tant que dépo­si­taires d’une « ortho­doxie révo­lu­tion­naire » contre les « faux révo­lu­tion­naires oppor­tu­nistes ». Dans la pra­tique, ils cri­ti­quaient non seule­ment les livres de leurs adver­saires, mais aus­si leurs habi­tudes. Ain­si, les habi­tués du « Chat noir », un caba­ret fré­quen­té par les intel­lec­tuels avec une renom­mée de « relâ­ché », étaient éga­le­ment la cible de leurs articles. Rap­pe­lons-nous que les camps de concen­tra­tion pour les homo­sexuels avaient déjà été créés à Cuba.

Le groupe du Caï­man Bar­bu a joué le rôle de fan­tas­sin dans la riposte à Padilla. Dans la polé­mique, Padilla est arri­vé à dire : « Cer­tains mar­xistes reli­gieux affirment que le véri­table révo­lu­tion­naire est celui qui arrive à sup­por­ter le plus d’hu­mi­lia­tions, non pas le plus dis­ci­pli­né mais le plus obéis­sant, non pas le plus digne mais le plus doux. C’est leur affaire. Quant à moi, j’ai tou­jours admi­ré le révo­lu­tion­naire qui n’ac­cepte d’être humi­lié par per­sonne et encore moins au nom de la révo­lu­tion. » Le châ­ti­ment a sui­vi : Padilla per­dit son tra­vail, et on lui refu­sa l’au­to­ri­sa­tion de faire un voyage en Italie.

Mais ce n’é­tait pas le point final. Quelques mois plus tard, au début de 1968, un jury inter­na­tio­nal, auquel appar­te­nait J.M. Cohen, cri­tique lit­té­raire bri­tan­nique, décer­na un prix à un recueil de poèmes de Heber­to Padilla dont le titre est élo­quent : hors du Jeu. Dans ce recueil, on peut lire :

Ins­truc­tion pour entrer dans une socié­té nouvelle :
D’a­bord : être optimiste
Après : soi­gné, posé, obéissant.
(Avoir pas­sé toutes les épreuves sportives)
Fina­le­ment : mar­cher comme le fait chaque membre,
Un pas en avant et
Deux ou trois en arrière,/ Mais tou­jours applaudissant.

Ou bien :

Par le trou de la serrure,
L’i­déo­logue triste avec sa langue de nylon,
La tor­peur arro­gante du manuel de marxisme
Qui res­plen­dit comme un livre de messe,
Le regard impa­tient du bourreau
Et la fleur toute petite, amère,
De la joie des poèmes.
Et après, le plus difficile :
La stra­té­gie, les tactiques,
Pour entrou­vrir la porte.

Dans ce livre, Padilla aban­don­na son ton joyeux pour deve­nir sar­cas­tique, amer.

Nico­las Guillen, pré­sident du « théâtre d’ombres », essaya par tous les moyens de dis­sua­der le jury de lui décer­ner ce prix. Ce fut inutile et le livre de Padilla a dû être publié à Cuba, mais non sans une intro­duc­tion où les points ont été mis sur les i et Padilla trai­té de « contre-révo­lu­tion­naire », « réac­tion­naire » et « fas­ciste ». C’é­tait quand même la moindre des choses, n’est-ce pas ?

En août 1968, dans un entre­tien publié par Pri­me­ra Pla­na, une revue uru­guayenne, Cabre­ra Infante fit ses pre­mières décla­ra­tions poli­tiques contre le régime de Cas­tro. Elles sont peut-être les pre­mières à lui avoir été adres­sées publi­que­ment par un ancien révo­lu­tion­naire. Cabre­ra Infante a été tran­chant : Cas­tro n’é­tait qu’un « cau­dillo lati­no-amé­ri­cain de plus, au goût du jour ». Il y a cer­tai­ne­ment plu­sieurs rai­sons à l’op­por­tu­ni­té de cet entre­tien. J’en vois trois : la pre­mière, c’est que Cabre­ra Infante était impli­qué depuis le début dans le « cas Padilla » puis­qu’au départ il s’a­gis­sait de débattre sur les mérites de son roman et sur son inter­dic­tion à Cuba ; or en cet été 1968, Padilla, qui avait pris sa défense, tra­ver­sait des moments dif­fi­ciles après la publi­ca­tion de son propre livre Hors du Jeu. Deuxiè­me­ment toutes les spé­cu­la­tions pos­sibles sur la nature des rap­ports que Cas­tro pou­vait entre­te­nir avec la Rus­sie se sont dis­si­pées cet été-là, lorsque Fidel a appor­té son appui à l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie. Troi­siè­me­ment, Car­los Fran­qui, grand ami de Cabre­ra Infante qui avait été l’un des diri­geants de la clan­des­ti­ni­té pen­dant la révo­lu­tion puis com­man­dant de la gué­rilla, et après la révo­lu­tion direc­teur du jour­nal Revo­lu­cion puis ministre de la culture, et qui était l’une des per­son­na­li­tés les plus fortes du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire (celle qui fai­sait contre­poids à Raul Cas­tro et Rami­ro Valdes, com­mu­nistes pro-sovié­tiques achar­nés), Car­los Fran­qui donc avait quit­té l’île ce même mois d’août 1968.

Les décla­ra­tions de Cabre­ra Infante ont eu un effet explo­sif. Dans la fou­lée de ses consé­quences, on trouve un échange de lettres entre Cabre­ra Infante et Heber­to Padilla dans ce même jour­nal Pri­me­ra Pla­na. En fait, Padilla se déso­li­da­ri­sait des posi­tions de Cabre­ra Infante. Était-ce une mesure de protection ?

L’ap­pel à l’ordre est venu d’où il devait venir, pour para­doxal ― ou ridi­cule ― que cela paraisse : la revue de l’ar­mée, Vert Olive, publia un article où, comme le dira plus tard un bureau­crate de la culture, s’é­ta­blis­sait « la façon dont une juste posi­tion esthé­tique devait s’o­rien­ter ». De l’ar­mée consi­dé­rée comme conseil d’es­thètes. Dans cet article ont été mis sur la liste noire en plus des vacan­ciers étran­gers de l’é­té der­nier, les écri­vains Heber­to Padilla, Vir­gi­lio Pine­ra, Rodri­guez Feo, Leza­ma Lima, An-ton Arru­fat, Wal­te­rio Car­bo­nell et Pablo Arman­do Fernandez.

La suite du « cas Padilla » eût lieu trois ans après. En 1970, il avait publié Pour le Moment , un autre recueil de poèmes. En mars 1971, il a été emprisonné.

Au plus grand déses­poir de Cas­tro, cette fois-ci le troi­sième inter­lo­cu­teur, le com­plo­teur étran­ger, ne se pro­me­nait plus en ber­mu­da affu­blé d’un petit cha­peau de soleil, mais il s’a­gis­sait d’une revue à laquelle col­la­bo­raient la plu­part des grands écri­vains lati­no-amé­ri­cains. Elle était publiée à Paris et s’in­ti­tu­lait Libre. Cela dit en pas­sant, le pre­mier conflit de la revue, lors des réunions pré­pa­ra­toires, concer­nait… Cabre­ra Infante : Julio Cor­ta­zar était caté­go­rique : si jamais Cabre­ra Infante y par­ti­ci­pait, il cla­quait la porte. Sur le plan poli­tique, Libre défi­nis­sait ain­si son orien­ta­tion : « Appui à l’ex­pé­rience socia­liste d’Al­lende et aux mou­ve­ments de libé­ra­tion lati­no-amé­ri­cains ; appui cri­tique à la révo­lu­tion cubaine ; lutte contre le régime fran­quiste et les autres dic­ta­tures mili­taires, défense de la liber­té d’ex­pres­sion ; dénon­cia­tion de l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain au Viet-Nam et sovié­tique en Tché­co­slo­va­quie ». Des agents de la CIA ! aurait crié Castro.

Lorsque la nou­velle de l’ar­res­ta­tion de Padilla leur par­vint, Libre envoya une lettre à Cas­tro. Ils usèrent de la plus grande dis­cré­tion : c’é­tait plu­tôt de la per­plexi­té qu’ils expri­maient. Cette lettre a été signée par une cin­quan­taine d’in­tel­lec­tuels, dont Ita­lo Cal­vo, Mario Var­gas Llo­sa, Susan Son­tag, Alber­to Mora­via, Octa­vio Paz, Jean Paul Sartre, Simone de Beau­voir et Jorge Semprun.

Or un coup de théâtre génial allait ren­ver­ser com­plè­te­ment la situa­tion. Par une mise en scène double, les inqui­si­teurs, confon­dus, applau­dirent leur propre mise en accu­sa­tion. Le théâtre du théâtre, serait-ce la réa­li­té ? Appréciez :

Le 28 avril, l’U­NEAC (le « théâtre d’ombres » de Padilla) connais­sait l’a­ni­ma­tion des grands jours. Tous les bureau­crates se frot­taient les mains, ils allaient se payer un spec­tacle inat­ten­du : la confes­sion de Padilla. Elle avait lieu dans la salle de confé­rence de l’U­NEAC. Un der­nier scru­pule avait quand même rete­nu chez lui Nico­las Guillen, le pré­sident. Padilla com­men­ça son dis­cours et il était superbe : il s’ac­cu­sa d’«avoir fait de l’a­gres­si­vi­té un style », il jugea sa ligne « mala­dive, incor­recte et veni­meuse », il se repro­chait son « amer­tume et son pes­si­misme contre-révo­lu­tion­naires », il se sen­tait « si malade, si triste » qu’il ne pou­vait « même plus écrire », mais sur­tout il s’ac­cu­sait d’a­voir été « injuste et ingrat avec Fidel, ce dont (il) ne ces­se­rait jamais de se repen­tir » et il remer­cia la police de son arres­ta­tion. J’i­ma­gine que les bureau­crates étaient à la fête : cette confes­sion pou­vait faire concur­rence aux meilleures de l’é­poque de Sta­line ! Avec ce dis­cours, ils attei­gnaient le der­nier degré de per­fec­tion bureau­cra­tique et policière !

La publi­ci­té à ces évè­ne­ments démar­ra immé­dia­te­ment. Mais que s’empressa de dif­fu­ser Fidel ? L’au­to­cri­tique de Padilla ou la sienne ? C’est un moment presque shakespearien.

Le double sens de la confes­sion res­ta invi­sible à Cas­tro et à son armée de cen­seurs (ou d’es­thètes?). Mais il sau­ta aux yeux du monde entier. Padilla avait, bien sûr, lu 1984, et il connais­sait le sys­tème sovié­tique. Il en tira pro­fit. Sa confes­sion était si déme­su­rée qu’elle deve­nait incroyable. Elle était un mes­sage de ce qui se pas­sait à Cuba.

L’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale a réagi sur le champs. Libre envoya une deuxième lettre à Cas­tro, non plus avec la cau­tèle de la pre­mière, mais cette fois-ci il s’a­gis­sait d’une condam­na­tion ouverte. Julio Cor­ta­zar ne la signa pas, mais par contre s’é­taient ajou­tés au groupe des pre­miers signa­taires Paso­li­ni, Resnais et Rul­fo. Mario Var­gas Llo­sa renon­ça au poste qu’il avait dans la revue La Mai­son des Amé­riques, publiée par le gou­ver­ne­ment cubain. Pour de nom­breuses per­sonnes, sur­tout en Amé­rique Latine, ce dis­cours a été le signal d’a­larme et le régime de Cas­tro a com­men­cé à être, ou pou­voir être, mis en cause.

Cela dit, la confes­sion de Padilla a quelque chose d’in­cer­tain. Par exemple, pour­quoi a‑t-il dénon­cé d’autres grands écri­vains comme José Leza­ma Lima, l’un des plus grands poètes de langue espa­gnole de ce siècle, dont l’in­té­gri­té et la noblesse, même sous un régime comme celui de Cas­tro, sont hors de ques­tion ? Pour­quoi l’a-t-il expo­sé à la répres­sion de Cas­tro et à la mal­veillance de l’«opinion publique » ? Pour­quoi ne connait-on guère plus sur la confes­sion de Padilla ? S’a­git-il en fin de compte d’un coup de théâtre génial ou d’un moment de fai­blesse aux consé­quences inattendues ?

C’est pour­quoi il s’a­git d’une confes­sion douteuse.

On mesure l’é­ton­ne­ment de Cas­tro (alors qu’il était entré en scène pour recueillir les applau­dis­se­ments, il n’a reçu que des tomates) par sa réac­tion : peu après, il a orga­ni­sé rien moins que le Pre­mier Congrès d’É­du­ca­tion et Culture qui eût lieu à Cuba. Il a donc vou­lu répé­ter la pièce (le point final à la dis­si­dence des écri­vains), mais avec une autre mise en scène. Cette fois-ci, tout se dérou­le­rait sans risque : seuls les bureau­crates auraient la parole, et Cas­tro le der­nier mot. Plus encore, pour mieux orien­ter le congrès, Cas­tro pro­non­ça un dis­cours quelques jours avant l’ou­ver­ture, où il s’en pre­nait aux « intel­lec­tuels agents de la CIA, qui pré­fèrent vivre à Paris, Londres ou Rome au lieu d’être dans les tran­chées ». A dix années de dis­tance du cas PM et de la fer­me­ture de Lunes, Cas­tro insis­tait : le devoir de tout écri­vain est celui d’être un soldat.

Par contraste avec le spec­tacle de la confes­sion de Padilla, au public tris­te­ment intel­lec­tuel, le Pre­mier Congrès d’É­du­ca­tion et Culture fut mas­sif, énorme, colo­ré ; des ins­ti­tu­teurs des coins les plus recu­lés de l’île furent mobi­li­sés. On remarque que chaque fois que Fidel fait un caprice, il mobi­lise les masses et noie ses peines dans le tumulte. Il faut noter aus­si que c’est déjà un lieu com­mun à Cuba d’op­po­ser la lit­té­ra­ture à l’al­pha­bé­ti­sa­tion, ne serait-ce que parce que Fidel sait très bien que si un enfant apprend à lire à Cuba, ce n’est pas pour lire Nabo­kov, mais la pro­pa­gande du par­ti. Les ora­teurs ont pro­non­cé des dis­cours rigou­reu­se­ment cas­tristes et enfin la réso­lu­tion atten­due avec impa­tience est arrivée.

Pour com­men­cer : « L’art est une arme de la révo­lu­tion…» Voi­là l’é­pi­taphe de l’art cubain.

La réso­lu­tion conti­nue : «…un pro­duit de la morale com­ba­tive de notre peuple, un ins­tru­ment contre la péné­tra­tion de l’en­ne­mi. Notre art et notre lit­té­ra­ture seront un moyen pré­cieux pour la réno­va­tion de la jeu­nesse dans la morale révo­lu­tion­naire (…) Nous condam­nons les faux écri­vains lati­no-amé­ri­cains (sic) qui après leurs pre­miers suc­cès gagnés avec des œuvres dans les­quelles ils expri­maient encore le drame de leurs peuples, ont rom­pu leurs liens avec leurs pays d’o­ri­gine et se sont réfu­giés dans les capi­tales des socié­tés de l’Eu­rope occi­den­tale, pour­ries et déca­dentes, et des USA, pour deve­nir des agents de la culture métro­po­li­taine impé­ria­liste. A Paris, Londres, Rome, Ber­lin Ouest, New-York, ces pha­ri­siens trouvent le meilleur milieu pour nour­rir leurs hési­ta­tions et leurs misères, qui ont été géné­rées par le colo­nia­lisme cultu­rel et dont ils ont fait pro­fes­sion de foi. Ils ne trou­ve­ront chez les peuples révo­lu­tion­naires que le mépris que méritent les traîtres et les transfuges (…).»

Voi­là donc la réso­lu­tion du Pre­mier Congrès d’É­du­ca­tion et Culture d’un pays onze ans après sa révo­lu­tion. Une véri­table « séance de la haine ». On y insis­tait sou­vent, bien sûr, sur « le besoin de main­te­nir l’u­ni­té idéo­lo­gique mono­li­thique de notre peuple ». Les homo­sexuels, (« frap­pés de patho­lo­gie sociale ») ont eu droit à une clause par­ti­cu­lière : on leur inter­di­sait d’être ins­ti­tu­teurs, ensei­gnants, d’oc­cu­per des postes d’im­por­tance dans le cir­cuit cultu­rel ou dans les acti­vi­tés artis­tiques et de repré­sen­ter Cuba à l’é­tran­ger. Même un lec­teur dis­trait de Freud se réga­le­rait avec cette « guerre aux homo­sexuels » obses­sive chez Castro.

Fidel était content. Dans le dis­cours de clô­ture, il s’en pre­nait encore aux « rats intel­lec­tuels » qui essayaient de se sau­ver du bateau en train de cou­ler de l’Eu­rope occi­den­tale ; il leur criait que la porte de Cuba leur serait « fer­mée indé­fi­ni­ment, pour un temps indé­fi­ni et pour un temps infi­ni » (sic). Et encore une fois, il pré­ci­sait sa vision de la lit­té­ra­ture : « Nous valo­ri­sons les créa­tions cultu­relles et artis­tiques en fonc­tion de leur uti­li­té pour le peuple (…) et nous n’a­vons aucune crainte à expri­mer avec clar­té ces idées. Si les révo­lu­tion­naires avaient peur des idées, où diable en seraient-ils ? (…) Celles-ci sont, celles-ci doivent être, et il ne peut y avoir d’autres valorisation. »

L’art, deve­nu l’«instrument » d’un tyran, n’est jugé que par son « uti­li­té » à conso­li­der la tyran­nie. Rap­pe­lez-vous que ceci n’ar­rive pas dans un pays dépour­vu de tra­di­tion cultu­relle, dans une île tro­pi­cale plus ou moins déserte, mais dans un pays dont l’en­ra­ci­ne­ment et l’ex­ten­sion de la culture n’ont de pareil que son ori­gi­na­li­té. Rap­pe­lons-nous, au pas­sage, que la lit­té­ra­ture cubaine compte, par­mi d’autres, ces noms : José Mar­ti, Ale­jo Car­pen­tier, Seve­ro Sar­duy, Guiller­mo Cabre­ra Infante, josé Leza­ma Lima, Vir­gi­lio Pine­ra, Nico­las Guillen, Rey­nal­do Are­nas, Heber­to Padilla, pour ne citer que quelques points de la pointe de l’i­ce­berg, ceux qui me viennent à l’es­prit le plus faci­le­ment ; que la musique cubaine, 25 ans après avoir été asphyxiée par Cas­tro, conti­nue à par­cou­rir le monde ; que Cuba est aus­si le pays de Wil­fre­do Lamb ; que La Havane a été le centre de gra­vi­té de tout le bas­sin des Antilles, le car­re­four (et le creu­set) de trois cultures infi­ni­ment éloi­gnées ― et par­fois oppo­sées : chi­noise, noire et espa­gnole. Rap­pe­lons-nous que les ouvriers du tabac cubains avaient une longue tra­di­tion com­ba­tive et qu’ils avaient, par­mi d’autres ins­ti­tu­tions, des comi­tés de lec­ture : pen­dant que les autres tor­daient la feuille de tabac, un ouvrier leur lisait des romans, des poèmes, des textes politiques…

Le « cas Padilla » aurait don­né un excellent résul­tat pour la CIA, puis­qu’elle aurait recru­té selon Cas­tro par­mi des per­son­na­li­tés aus­si dis­tin­guées que Claude Roy, Eugène Iones­co, Mario Var­gas Llo­sa, Pier Pao­lo Paso­li­ni, Jorge Luis Borges, , Susan Son­tag, Jorge Sem­prun, Julian Gor­kin, Emir Rodri­guez Mone­gal, Jean Paul Sartre et Simone de Beau­voir, Cami­lo José Cela, André Pierre de Man­diargues, et bien d’autres.

Fina­le­ment Cas­tro chan­gea son ministre de la Culture. Il don­na ce poste à Arman­do Hart qui, entre autres choses, s’ex­cla­ma en octobre 1977 : « Mais cama­rades, il est impos­sible de mener à bien ces tâches, et encore moins d’at­teindre les hautes aspi­ra­tions tra­cées par le socia­lisme dans le champ de la culture si nous ne créons pas un vaste sys­tème d’or­ga­ni­sa­tion et de direc­tion des ins­ti­tu­tions, entre­prises et orga­nismes qui seraient régis par des prin­cipes déter­mi­nés. » C’est encore une fois le cri du bureau­crate : il fal­lait en finir avec la période des mau­vaises sur­prises (Cabre­ra Infante, Padilla), de la spon­ta­néi­té répres­sive ; désor­mais il fal­lait for­ma­li­ser, étendre, ratio­na­li­ser la répres­sion, mettre en chan­tier ce qu’on appe­lait la « poli­tique cultu­relle orien­tée ». Pour­quoi ? Cas­tro se sen­ti­rait-il per­du dans une « gale­rie de voix » ?

Le cas du jeune roman­cier Rey­nal­do Are­nas, troi­sième écri­vain à incar­ner en lui-même une période de la lutte pour la sur­vie de la culture à Cuba, montre que la lit­té­ra­ture arrive (ou arri­vait?) à res­pi­rer sous l’é­norme cou­lée de béton qu’Ar­man­do Hart jeta sur L’île.

Heber­to Padilla quit­ta Cuba en jan­vier 1981. Un groupe d’in­tel­lec­tuels amis, par­mi les­quels Susan Son­tag, deman­da au séna­teur Edward Ken­ne­dy d’in­ter­cé­der auprès de Cas­tro pour obte­nir le per­mis de sor­tie de Padilla. Ken­ne­dy accep­ta et 24 heures après, Padilla était « hors du jeu ».

Conra­do Tostado

La troi­sième par­tie inti­tu­lée : « Un roman­cier sur un bateau gon­flable dans le Gulf Stream » paraî­tra dans notre pro­chain numéro.


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