La Presse Anarchiste

La Contre-révolution polonaise

La Contre-révo­lu­tion Polo­naise a paru en décembre 83 soit 2 ans après la pro­cla­ma­tion de l’é­tat de guerre par Jaru­zels­ki, recul qui, semble-t-il, ren­dait lar­ge­ment pos­sible le rap­pel des faits qui sont sur­ve­nus durant la phase de la lutte des classes com­prise entre août 80 et décembre 81, et l’a­na­lyse des évènements.

Au lieu de cela, le livre se borne, dans sa pre­mière par­tie qui est au moins quan­ti­ta­ti­ve­ment la plus impor­tante, à « bros­ser » ce que l’au­teur appelle un « por­trait his­to­rique incon­tes­table de la contre-révo­lu­tion polo­naise » au moyen d’une jux­ta­po­si­tion de cita­tions plus ou moins commentées.

L’au­teur jus­ti­fie ce type de tra­vail en posant, par prin­cipe, que « ce qui s’est pas­sé en Pologne est bien connu ».

Cette phrase appelle au moins trois réserves. En pre­mier lieu, elle veut inti­mi­der : dès lors que « ce qui s’est pas­sé en Pologne est bien connu », il fau­drait être d’une naï­ve­té peu com­mune pour poser la moindre ques­tion. Ensuite, elle signi­fie qu’en tout état de cause l’au­teur, lui, sait de quoi il retourne. Enfin, sous l’ap­pa­rente bana­li­té des termes se cache un pro­pos rien moins que banal : contrai­re­ment à ce que tout le monde s’est accor­dé à recon­naître, la révo­lu­tion polo­naise ne pos­sé­de­rait, par rap­port aux pré­cé­dentes révo­lu­tions en Europe de l’Est, aucun carac­tère de nou­veau­té ou, en tout cas, les faits de la lutte des classes en Pologne auraient par­lé suf­fi­sam­ment haut et clair pour que leur signi­fi­ca­tion n’ait échap­pé à per­sonne, de sorte que tout tra­vail de réflexion s’a­vé­re­rait inutile. Éton­nante époque que la notre, qui rend super­flus les efforts d’un Marx écri­vant Les Luttes de Classes en France ou d’un Voline rédi­geant La Révo­lu­tion Incon­nue ! Éton­nante époque encore que la notre, où la dés­in­for­ma­tion dis­tin­guant entre ce qui ce dit et ce qui se fait n’o­père pas au niveau des actes mais joue à plein au niveau du dis­cours ! L’au­teur prend bien garde d’ex­pli­quer de tels mys­tères, se conten­tant de décré­ter que ce qui est moins connu, « car émiet­té ou noyé à la sau­vette dans l’in­forme mag­ma spec­ta­cu­laire des médias, ce sont les décla­ra­tions des divers pro­ta­go­nistes de la bureau­cra­tie au pou­voir, de ses sbires comme de ses com­plices ou concur­rents ». Tout cela est cou­su de fil blanc. Qu’en est-il, du moins, du « por­trait his­to­rique incon­tes­table de la contre-révo­lu­tion polo­naise » ? Il est peu contes­table en effet qu’il s’a­gisse d’un « por­trait ». C’est et ce n’est même qu’une suite d’ins­tan­ta­nés où se suc­cèdent Jaru­zels­ki et d’autres bureau­crates du POUP, Wale­sa et les experts de Soli­da­ri­té, Jean-Paul II et le cler­gé polo­nais, leurs alliés occi­den­taux, finan­ciers et poli­tiques de tous bords. De même, il est peu contes­table que les divers indi­vi­dus que l’au­teur range dans le camp de la contre-révo­lu­tion ne s’y trouvent effec­ti­ve­ment. En revanche, un sem­blable por­trait n’est cer­tai­ne­ment pas aus­si « his­to­rique » que le clai­ronne l’au­teur, tant au sens de rendre compte de l’his­toire qu’au sens de faire date.

De façon géné­rale, tra­cer le por­trait his­to­rique de la contre-révo­lu­tion polo­naise ne se résume pas à don­ner d’elle une sorte de pho­to­gra­phie de groupe ; cela aurait consis­té à mon­trer com­ment, en repre­nant le cours des évè­ne­ments, le mou­ve­ment social Soli­da­ri­té a fait sur­gir une contre-révo­lu­tion com­pacte, à la fois poly­morphe et unie, et com­ment celle-ci a réagi.

Cepen­dant, c’est lorsque l’au­teur entre­prend de débus­quer la contre-révo­lu­tion dans Soli­da­ri­té que l’i­nep­tie du point de départ et de la méthode se révèle com­plè­te­ment. Le « sinistre flo­ri­lège » peut bien com­por­ter un cer­tain nombre de cita­tions de Wale­sa et des experts de Soli­da­ri­té, cela n’a­bou­tit qu’à pré­sen­ter une base ouvrière radi­cale et une mau­vaise direc­tion syn­di­cale, et échoue à rendre compte d’un pro­ces­sus comme la bureau­cra­ti­sa­tion de Soli­da­ri­té.

Dans la deuxième par­tie de l’ou­vrage, l’au­teur ras­semble divers docu­ments plus ana­ly­tiques. En ce qui concerne l’in­ter­view de Jad­wi­ga Sta­nisz­kis, il est regret­table que les mul­tiples cou­pures pra­ti­quées par l’au­teur soient signa­lées par de simples points de sus­pen­sion et que d’autres ne soient pas maté­ria­li­sées du tout. D’autre part, l’au­teur se réfère à Sta­nisz­kis en tant que « témoin objec­tif» ; en même temps, il la décrit comme quel­qu’un qui, « à tra­vers sa volon­té de voir les diri­geants de Soli­da­ri­té et leurs deuxièmes cou­teaux intel­lec­tuels réus­sir l’al­liance avec l’aile “libé­rale” du par­ti, (…) ne fait fina­le­ment qu’es­sayer de sau­ver et per­pé­tuer sa propre fonc­tion sociale. » On se demande donc alors où est l’ob­jec­ti­vi­té ? Si Sta­nisz­kis pré­sente réel­le­ment un inté­rêt, ne serait-ce pas qu’elle cor­res­pon­dit à ce que Mann­heim a dési­gné sous le terme d’in­tel­lec­tuel sans attache ? [[Pour ces ori­gines sociales et ses prises de posi­tion en 1968, en 1975, en 1981 sur le rôle des intel­lec­tuels auprès de Soli­da­ri­té, voir son livre, La Révo­lu­tion auto-limi­tée p. 9, 10 et 13. Sta­nis­kis a été pla­cée sous contrôle judi­ciaire après le 13 décembre 81.]]

Par­mi ces docu­ments s’in­sère une dou­zaine de pages de la propre plume de l’au­teur (encore doit-on y comp­ter deux ou trois pages de cita­tions). Aura-t-il res­sen­ti lui-même l’in­suf­fi­sance de la pre­mière par­tie de son livre et ten­té d’y remé­dier ? Quoi qu’il en soit, contre­di­sant sa théo­rie toute per­son­nelle de la dés­in­for­ma­tion l’au­teur risque une mise en pers­pec­tive de Soli­da­ri­té, « de la révo­lu­tion auto-limi­tée à la révo­lu­tion auto-liqui­dée ». Il s’y can­tonne tou­te­fois à un tel degré de géné­ra­li­té — quand, mal­gré cela, son pro­pos n’est pas tout bon­ne­ment erro­né — que l’a­na­lyse reste à faire. Évoque-t-il, par exemple, l’«entreprise sociale » ? L’au­teur n’y consacre pas plus de trois lignes. Qu’est-ce que le « Réseau » ? Quand et com­ment s’est il créé ? Le texte du 5 juin 81 ? Le groupe de Lublin ? La bureau­cra­tie contre l’au­to­ges­tion, ses manœuvres ? Les struc­tures de l’au­to­ges­tion ? L’au­to­ges­tion face au pou­voir ? Le lec­teur cher­che­ra en vain. Pas un mot. Plu­tôt qu’à l’é­tude de ce réel bien pro­saïque, la pré­fé­rence de l’au­teur va à une ana­lyse qui se veut plus « stra­té­gique », dont pour­tant les résul­tats ne sont pas plus pro­bants. Ain­si il écrit au début de son texte que « si le ras-le-bol des ouvriers de Gdansk qui se géné­ra­lise rapi­de­ment à toute la Pologne en août 80 n’est pas vio­lem­ment et immé­dia­te­ment répri­mé par le pou­voir comme en 1970 et 1976, ce n’est pas sim­ple­ment que l’É­tat se serait trou­vé trop faible ou pani­qué, mais bien aus­si parce que cette grève géné­ra­li­sée coïn­cide dès l’o­ri­gine avec l’exis­tence de deux ten­dances appa­rem­ment oppo­sées : la ten­dance réfor­ma­trice du POUF d’une part, et celle consti­tuée par les mili­tants des syn­di­cats clan­des­tins, du KOR ou d’autres frac­tions de l’in­tel­li­gent­sia éga­le­ment réfor­mistes. » L’au­teur perd seule­ment de vue ici qu’il ne s’a­git pas de savoir ce que telle ou telle frac­tion de la bureau­cra­tie, ou même la bureau­cra­tie toute entière, se pro­pose momen­ta­né­ment connue but, mais qu’il s’a­git de mon­trer ce que la bureau­cra­tie est et ce que, confor­mé­ment à cet être, elle sera his­to­ri­que­ment contrainte de faire. En réa­li­té, si la grève géné­ra­li­sée n’a pas été vio­lem­ment répri­mée en août 80, c’est pour la bonne et simple rai­son que la bureau­cra­tie locale et l’In­ter­na­tio­nale bureau­cra­tique ne pou­vaient abso­lu­ment pas, à ce moment-là, assu­mer poli­ti­que­ment de vaincre le pro­lé­ta­riat polo­nais au prix d’un effroyable mas­sacre. Alors que les « réfor­mistes » du POUF n’ont dû d’oc­cu­per le devant de la scène qu’à l’im­pos­si­bi­li­té de pra­ti­quer cette répres­sion vio­lente et immé­diate et qu’ils n’é­taient des­ti­nés à le faire que de façon tran­si­toire, l’au­teur dis­cute sérieu­se­ment des inten­tions des « vieilles gardes sta­li­niennes », de celles des « aînés tech­no­crates et “libé­raux”» et de « l’é­qui­libre instable » qui en découle pour la bureau­cra­tie dans son ensemble. Pour étayer un peu ses dires il ne craint pas d’as­sé­ner au lec­teur que « se déve­loppe dans les classes diri­geantes des États bureau­cra­tiques, en Pologne notam­ment, mais aus­si bien par exemple à Mos­cou ou ailleurs, la conscience de l’im­pé­rieuse néces­si­té de moder­ni­ser les bases de plus en plus fra­giles de leur domi­na­tion ». Voi­là une nou­velle qui ne man­que­ra pas de réjouir les polo­nais notam­ment, mais aus­si bien par exemple les russes ou les rou­mains. On dirait que l’au­teur ignore ce que signi­fie l’auto-réforme lors­qu’on parle de la bureaucratie.

Le seul mérite indé­niable de ce livre sera d’être le pre­mier livre de cri­tique révo­lu­tion­naire construit en kit. En cela il aura su, mais fâcheu­se­ment, être de son époque. Et que de la cri­tique radi­cale il ne reste plus guère ici qu’une creuse rhé­to­rique et une pré­ten­tion qui ne ren­voie plus qu’à elle-même, il suf­fit de lire le der­nier para­graphe de la prière d’in­sé­rer pour s’en convaincre : « Mais qu’on ne s’y trompe pas : un tel livre ne se suf­fit pas de court-cir­cui­ter à l’a­vance toute réécri­ture de l’his­toire en consti­tuant une indis­cu­table réfé­rence sur le sujet. Pas plus qu’il ne satis­fe­ra de sus­ci­ter par­tout la colère et la mal­veillance des com­men­ta­teurs qua­li­fiés. Il exige aus­si et sur­tout sa véri­fi­ca­tion pra­tique hic et nunc. »

L. Mer­cier
La contre-révo­lu­tion polo­naise par J.-F. Mar­tos, éd. Champ-libre, Paris 1983.


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