La Presse Anarchiste

Cuba et la conjuration des dupes

IZTOK pro­pose aujourd’­hui un bref his­to­rique du mou­ve­ment liber­taire cubain, rédi­gé par un anar­cho-syn­di­ca­liste, Frank Feman­dez, vivant actuel­le­ment en exil aux États-Unis depuis l’ins­tau­ra­tion de la dic­ta­ture cas­triste. Outre qu’il s’a­git du conden­sé d’un ouvrage plus vaste, encore inédit, ce qui contri­bue à rame­ner le texte aux dimen­sions d’un calen­drier sans ana­lyse his­to­rique réelle, les limites inhé­rentes au point de vue de l’au­teur sont aisé­ment déce­lables. Pas­sons sur le style volon­tiers redon­dant où l’hé­roïsme et l’es­prit de sacri­fice des cama­rades anar­chistes sont constam­ment sou­li­gnés. Non que la dic­ta­ture, qu’elle soit bour­geoise ou bureau­cra­tique n’ait épar­gné aux révo­lu­tion­naires ni la pri­son, ni la tor­ture, ni la mitraille. Mais, plu­tôt qu’à l’ab­né­ga­tion qu’on retrouve dans toutes les mar­ty­ro­lo­gies chré­tiennes ou sta­li­niennes, n’est-ce pas à la pri­mor­diale, à la néces­saire, à l’in­con­tour­nable révolte, que tiennent le cou­rage et l’au­dace de ces hommes du XIXème et du XXème siècles dont Fer­nan­dez nous rap­pelle les noms et retrace les actions ? Car à Cuba hier comme aujourd’­hui en Pologne, la révo­lu­tion n’a que faire de mar­tyrs et ne demande que des rebelles.

Plus cri­ti­quable sans doute est l’emploi sys­té­ma­tique des termes « mar­xistes » et « com­mu­nistes » pour dési­gner Cas­tro et les cas­tristes ou les sta­li­niens du Par­ti Socia­liste Popu­laire Cubain. Fer­nan­dez tombe ici dans le piège qui consiste à adop­ter le faux-lan­gage de l’en­ne­mi, oubliant que ceux qui se nomment tels sont d’a­bord les prin­ci­paux adver­saires de la pen­sée de Marx — qui avait dénon­cé par avance dès 1848 sous le terme de « socia­lisme de caserne » le sys­tème ins­tau­ré par le bol­che­visme en Rus­sie et ailleurs — et qu’en­suite le régime qu’ils contrôlent n’a rien à voir avec le com­mu­nisme puisque, comme l’ont pré­ci­sé Pan­ne­koek, Riz­zi ou Voline, se cache sous ce vocable men­son­ger le plus violent des capi­ta­lismes d’É­tat. Notons éga­le­ment que les trots­kystes, pour qui nous n’é­prou­vons par ailleurs nulle sym­pa­thie, ont comp­té, bien que se récla­mant aus­si du mar­xisme, par­mi les pre­mières vic­times de la répres­sion castriste.

Il y a enfin le point de vue anar­cho-syn­di­ca­liste du texte. De cette posi­tion, une par­tie du col­lec­tif IZTOK juge que, cer­tai­ne­ment la plus éle­vée à Cuba voi­ci vingt-cinq ans bien que condam­née par l’é­vo­lu­tion bureau­cra­tique de la CNT-FAI dans l’Es­pagne révo­lu­tion­naire et avant, elle ne sau­rait être aujourd’­hui, sans autre forme de pro­cès, main­te­nue, tant lors­qu’il s’a­git de recon­si­dé­rer le pas­sé que lors­qu’il s’a­git de s’at­ta­quer au temps présent.

Toutes ces réserves mises à part, le mérite cen­tral de cet aper­çu his­to­rique tient d’a­bord à ce qu’il offre, à notre connais­sance, le pre­mier essai d’his­toire du mou­ve­ment liber­taire cubain, et sur­tout à ce qu’il nous montre une nou­velle fois com­ment opèrent dans une crise sociale ouverte les tenants d’une orga­ni­sa­tion bureau­cra­tique de la vie. Ce qui s’est pas­sé en 1959 à Cuba immé­dia­te­ment après la chute du dic­ta­teur Batis­ta rap­pelle à bien des égards le pré­cé­dent d’oc­tobre 1917. Un régime cor­rom­pu, iso­lé et ren­du odieux par ses exac­tions a fini de s’ef­fon­drer sous les coups d’une insur­rec­tion popu­laire géné­ra­li­sée. Toutes les condi­tions sont réunies pour que la socié­té se recons­ti­tue sur de nou­velles bases. Cepen­dant un coup d’É­tat comme en Rus­sie ou la simple occu­pa­tion du pou­voir demeu­ré vacant suite à la déban­dade des auto­ri­tés comme à Cuba per­met à une frac­tion sépa­rée de la classe dont elle pré­tend être l’é­ma­na­tion de s’emparer du pou­voir. Que le Mou­ve­ment du 26 juillet n’eût pas la cohé­rence idéo­lo­gique et orga­ni­sa­tion­nelle du Par­ti Bol­che­vik (on y trou­vait notam­ment des élé­ments liber­taires) ne chan­ge­ra rien à l’af­faire : la non-dis­so­lu­tion, après la vic­toire, d’un tel groupe de com­bat­tants consti­tués mili­tai­re­ment signi­fiait à court terme la sai­sie exclu­sive du pou­voir et la recons­truc­tion à son pro­fit de l’ap­pa­reil d’É­tat par ceux qui, dans la gué­rilla, s’é­taient adju­gé la pré­émi­nence, les cas­tristes et leur chef. Ceux-ci, bien que ne se récla­mant pas au départ de l’i­déo­lo­gie léni­niste, devaient trou­ver en elle la véri­té de leur action et en impo­ser le lan­gage à toute la population.

Les pre­mières vic­times de l’illu­sion furent bien-sûr les intel­lec­tuels. Au lieu de com­battre l’im­pos­ture nais­sante, ils s’en firent trop sou­vent les chantres, pour, quelques années plus tard, être contraints au sui­cide, à l’exil, ou connaître la cen­sure ou la pri­son. À l’ex­té­rieur, c’est pire. Un tel brouillard de fausse conscience entoure les contre-révo­lu­tions bureau­cra­tiques que l’at­mo­sphère intel­lec­tuelle en est infec­tée pour long­temps : on l’a consta­té pour la révo­lu­tion cultu­relle chi­noise comme pour le mythe cubain. Cepen­dant pour qui n’a­vait pas abdi­qué tout juge­ment cri­tique, l’in­for­ma­tion, certes rare, exis­tait. Les anar­cho-syn­di­ca­listes cubains ne nour­ris­saient aucune illu­sion sur le régime, comme en témoigne la Décla­ra­tion de prin­cipe dont nous don­nons des extraits en annexe, datant de juillet 1960 et publiée l’an­née sui­vante en fran­çais dans La Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne. De son côté, la Ligue Liber­taire de New-York, qui avait appor­té un sou­tien actif aux pre­miers maquis du Mou­ve­ment du 26 juillet et dont les locaux avaient abri­té un temps l’É­tat-Major, écri­vait juste après l’ex­pé­di­tion de la Baie des Cochons : « La véri­table révo­lu­tion cubaine est encore à venir. Ce sera la révo­lu­tion sociale à la fois contre le tota­li­ta­risme de Fidel Cas­tro et contre l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain […]. Seul le peuple cubain est capable de résoudre les pro­blèmes poli­tiques et sociaux de son pays ; et cela il ne peut le faire que contre les inté­rêts impé­ria­listes nord-amé­ri­cains et russes simul­ta­né­ment. Dans la mesure où elles savent que les États-Unis aident les forces de l’op­po­si­tion, les masses cubaines hési­te­ront à sou­te­nir ces der­nières. Nous savons, et les tra­vailleurs cubains le savent, que le Dépar­te­ment d’É­tat des États-Unis est inca­pable de s’op­po­ser à la tyran­nie sta­li­nienne sur le seul ter­rain où celle-ci peut être effec­ti­ve­ment combattue. »

Un peu par­tout dans le monde et notam­ment en France, le mou­ve­ment liber­taire, cou­pé de toute base ouvrière de masse et de plus en plus dis­so­cié de la pra­tique des luttes s’est lais­sé sou­vent impres­sion­ner par le lan­gage gros­siè­re­ment maxi­ma­liste de Cas­tro et de son lieu­te­nant Gue­va­ra dont l’ul­tra-léni­nisme était pour­tant bien connu. On se sou­vient du ridi­cule Cohn-Ben­dit jetant sur les anar­chistes cubains en exil l’a­na­thème men­son­ger rituel d’«agents de la CIA », au moment même où Cas­tro dévoi­lait sa véri­té de fidèle exé­cu­tant de Mos­cou en applau­dis­sant à l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie. Pour plus de pré­ci­sions sur la polé­mique qui agi­ta dans les années soixante les milieux liber­taires on peut tou­jours se repor­ter à l’ar­ticle d’A. Gomez Cuba et la mau­vaise conscience des anar­chistes paru dans le n°3 d’Iztok p.19 à 21.

Ce qu’il faut bien appe­ler une véri­table conju­ra­tion de dupes recru­ta dans les milieux artis­tiques, il fal­lait s’y attendre, ses affi­dés les plus zélés. Par­mi eux, les moins excu­sables de tous furent les sur­réa­listes qui, Bre­ton dis­pa­ru, per­dirent jus­qu’au sou­ve­nir de leur his­toire en oubliant ce qui leur en avait coû­té de côtoyer les sta­li­niens dans les années trente 1Notons que la sur­réa­liste d’o­ri­gine tchèque Toyen refu­sa avec la plus grande luci­di­té de signer le tract « Pour Cuba » du 14 novembre 1967.. Au point qu’on put lire dans le numé­ro de mars 1968 de l’Archi­bras ces lignes ahu­ris­santes signées Jean Schus­ter : « Cuba, roman­tique et furieuse, est l’île de la résis­tance révo­lu­tion­naire à la des­truc­tion métho­dique de l’homme inté­rieur. […] Cuba est l’homme inté­rieur de l’hu­ma­ni­té, sa réserve de rêve par­tout ailleurs vidée ou murée. Si la fonc­tion oni­rique est indis­pen­sable à la vie humaine, comme le montre la phy­sio­lo­gie moderne, la socio­lo­gie ne pour­rait-elle s’a­vi­ser de pro­cé­der par induc­tion afin de trou­ver dans la réa­li­té du rêve cubain — du rêve com­mu­niste cubain — la réa­li­sa­tion du désir le plus pro­fond de l’hu­ma­ni­té d’au­jourd’­hui ? » Ara­gon n’au­rait pas mieux dit.

La série d’ar­ticles de notre ami Conra­do Tos­ta­do, dont nous publions main­te­nant le der­nier volet consa­cré à l’é­cri­vain Leza­ma Lima, nous a mon­tré ce qu’il en était de l’homme inté­rieur dans l’île du cau­che­mar cas­triste. Nous avons emprun­té les illus­tra­tions de ce numé­ro à la revue Signos, diri­gée par Samuel Fei­joo, et qui, consa­crée à l’art popu­laire, jouis­sait d’une rela­tive auto­no­mie « cultu­relle » jus­qu’à ces der­nières années où l’on assiste à la récu­pé­ra­tion des artistes bruts ou naïfs de l’île à des fins de pro­pa­gande anti-amé­ri­caine et de sou­tien au régime. Pour illus­trer cette manière, nous avons choi­si, en contre­point de des­sins réel­le­ment ins­pi­rés, un « poème col­lec­tif » cen­tré sur le « thème » de la « révo­lu­tion » (sic) où le talent de Fei­joo s’é­puise définitivement.

J.G., L.M.

 

  • 1
    Notons que la sur­réa­liste d’o­ri­gine tchèque Toyen refu­sa avec la plus grande luci­di­té de signer le tract « Pour Cuba » du 14 novembre 1967.

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