Plus critiquable sans doute est l’emploi systématique des termes « marxistes » et « communistes » pour désigner Castro et les castristes ou les staliniens du Parti Socialiste Populaire Cubain. Fernandez tombe ici dans le piège qui consiste à adopter le faux-langage de l’ennemi, oubliant que ceux qui se nomment tels sont d’abord les principaux adversaires de la pensée de Marx — qui avait dénoncé par avance dès 1848 sous le terme de « socialisme de caserne » le système instauré par le bolchevisme en Russie et ailleurs — et qu’ensuite le régime qu’ils contrôlent n’a rien à voir avec le communisme puisque, comme l’ont précisé Pannekoek, Rizzi ou Voline, se cache sous ce vocable mensonger le plus violent des capitalismes d’État. Notons également que les trotskystes, pour qui nous n’éprouvons par ailleurs nulle sympathie, ont compté, bien que se réclamant aussi du marxisme, parmi les premières victimes de la répression castriste.
Il y a enfin le point de vue anarcho-syndicaliste du texte. De cette position, une partie du collectif IZTOK juge que, certainement la plus élevée à Cuba voici vingt-cinq ans bien que condamnée par l’évolution bureaucratique de la CNT-FAI dans l’Espagne révolutionnaire et avant, elle ne saurait être aujourd’hui, sans autre forme de procès, maintenue, tant lorsqu’il s’agit de reconsidérer le passé que lorsqu’il s’agit de s’attaquer au temps présent.
Toutes ces réserves mises à part, le mérite central de cet aperçu historique tient d’abord à ce qu’il offre, à notre connaissance, le premier essai d’histoire du mouvement libertaire cubain, et surtout à ce qu’il nous montre une nouvelle fois comment opèrent dans une crise sociale ouverte les tenants d’une organisation bureaucratique de la vie. Ce qui s’est passé en 1959 à Cuba immédiatement après la chute du dictateur Batista rappelle à bien des égards le précédent d’octobre 1917. Un régime corrompu, isolé et rendu odieux par ses exactions a fini de s’effondrer sous les coups d’une insurrection populaire généralisée. Toutes les conditions sont réunies pour que la société se reconstitue sur de nouvelles bases. Cependant un coup d’État comme en Russie ou la simple occupation du pouvoir demeuré vacant suite à la débandade des autorités comme à Cuba permet à une fraction séparée de la classe dont elle prétend être l’émanation de s’emparer du pouvoir. Que le Mouvement du 26 juillet n’eût pas la cohérence idéologique et organisationnelle du Parti Bolchevik (on y trouvait notamment des éléments libertaires) ne changera rien à l’affaire : la non-dissolution, après la victoire, d’un tel groupe de combattants constitués militairement signifiait à court terme la saisie exclusive du pouvoir et la reconstruction à son profit de l’appareil d’État par ceux qui, dans la guérilla, s’étaient adjugé la prééminence, les castristes et leur chef. Ceux-ci, bien que ne se réclamant pas au départ de l’idéologie léniniste, devaient trouver en elle la vérité de leur action et en imposer le langage à toute la population.
Les premières victimes de l’illusion furent bien-sûr les intellectuels. Au lieu de combattre l’imposture naissante, ils s’en firent trop souvent les chantres, pour, quelques années plus tard, être contraints au suicide, à l’exil, ou connaître la censure ou la prison. À l’extérieur, c’est pire. Un tel brouillard de fausse conscience entoure les contre-révolutions bureaucratiques que l’atmosphère intellectuelle en est infectée pour longtemps : on l’a constaté pour la révolution culturelle chinoise comme pour le mythe cubain. Cependant pour qui n’avait pas abdiqué tout jugement critique, l’information, certes rare, existait. Les anarcho-syndicalistes cubains ne nourrissaient aucune illusion sur le régime, comme en témoigne la Déclaration de principe dont nous donnons des extraits en annexe, datant de juillet 1960 et publiée l’année suivante en français dans La Révolution Prolétarienne. De son côté, la Ligue Libertaire de New-York, qui avait apporté un soutien actif aux premiers maquis du Mouvement du 26 juillet et dont les locaux avaient abrité un temps l’État-Major, écrivait juste après l’expédition de la Baie des Cochons : « La véritable révolution cubaine est encore à venir. Ce sera la révolution sociale à la fois contre le totalitarisme de Fidel Castro et contre l’impérialisme américain […]. Seul le peuple cubain est capable de résoudre les problèmes politiques et sociaux de son pays ; et cela il ne peut le faire que contre les intérêts impérialistes nord-américains et russes simultanément. Dans la mesure où elles savent que les États-Unis aident les forces de l’opposition, les masses cubaines hésiteront à soutenir ces dernières. Nous savons, et les travailleurs cubains le savent, que le Département d’État des États-Unis est incapable de s’opposer à la tyrannie stalinienne sur le seul terrain où celle-ci peut être effectivement combattue. »
Un peu partout dans le monde et notamment en France, le mouvement libertaire, coupé de toute base ouvrière de masse et de plus en plus dissocié de la pratique des luttes s’est laissé souvent impressionner par le langage grossièrement maximaliste de Castro et de son lieutenant Guevara dont l’ultra-léninisme était pourtant bien connu. On se souvient du ridicule Cohn-Bendit jetant sur les anarchistes cubains en exil l’anathème mensonger rituel d’«agents de la CIA », au moment même où Castro dévoilait sa vérité de fidèle exécutant de Moscou en applaudissant à l’invasion de la Tchécoslovaquie. Pour plus de précisions sur la polémique qui agita dans les années soixante les milieux libertaires on peut toujours se reporter à l’article d’A. Gomez Cuba et la mauvaise conscience des anarchistes paru dans le n°3 d’Iztok p.19 à 21.
Ce qu’il faut bien appeler une véritable conjuration de dupes recruta dans les milieux artistiques, il fallait s’y attendre, ses affidés les plus zélés. Parmi eux, les moins excusables de tous furent les surréalistes qui, Breton disparu, perdirent jusqu’au souvenir de leur histoire en oubliant ce qui leur en avait coûté de côtoyer les staliniens dans les années trente 1Notons que la surréaliste d’origine tchèque Toyen refusa avec la plus grande lucidité de signer le tract « Pour Cuba » du 14 novembre 1967.. Au point qu’on put lire dans le numéro de mars 1968 de l’Archibras ces lignes ahurissantes signées Jean Schuster : « Cuba, romantique et furieuse, est l’île de la résistance révolutionnaire à la destruction méthodique de l’homme intérieur. […] Cuba est l’homme intérieur de l’humanité, sa réserve de rêve partout ailleurs vidée ou murée. Si la fonction onirique est indispensable à la vie humaine, comme le montre la physiologie moderne, la sociologie ne pourrait-elle s’aviser de procéder par induction afin de trouver dans la réalité du rêve cubain — du rêve communiste cubain — la réalisation du désir le plus profond de l’humanité d’aujourd’hui ? » Aragon n’aurait pas mieux dit.
La série d’articles de notre ami Conrado Tostado, dont nous publions maintenant le dernier volet consacré à l’écrivain Lezama Lima, nous a montré ce qu’il en était de l’homme intérieur dans l’île du cauchemar castriste. Nous avons emprunté les illustrations de ce numéro à la revue Signos, dirigée par Samuel Feijoo, et qui, consacrée à l’art populaire, jouissait d’une relative autonomie « culturelle » jusqu’à ces dernières années où l’on assiste à la récupération des artistes bruts ou naïfs de l’île à des fins de propagande anti-américaine et de soutien au régime. Pour illustrer cette manière, nous avons choisi, en contrepoint de dessins réellement inspirés, un « poème collectif » centré sur le « thème » de la « révolution » (sic) où le talent de Feijoo s’épuise définitivement.
J.G., L.M.
- 1Notons que la surréaliste d’origine tchèque Toyen refusa avec la plus grande lucidité de signer le tract « Pour Cuba » du 14 novembre 1967.