La Presse Anarchiste

Cuba, les anarchistes et la liberté

Le texte, que nous publions ci-des­sous en tra­duc­tion et sous une forme un peu rema­niée, est une syn­thèse his­to­rique qui couvre le pre­mier siècle d’a­nar­chisme à Cuba. Il nous a été trans­mis par la revue Guan­ga­ra Liber­ta­ria. Les cama­rades cubains estiment qu’il est néces­saire de faire la lumière sur leur pas­sé his­to­rique. C’est, du reste, la pre­mière fois que ce thème est trai­té par les liber­taires cubains et ils en évoquent les figures les plus impor­tantes. De forme conden­sée, c’est l’ex­trait d’un livre en pré­pa­ra­tion. Rap­pe­lons que tous ceux qui s’in­té­ressent à Cuba et au mou­ve­ment liber­taire cubain d’un point de vue his­to­rique, poli­tique, cultu­rel ou social trou­ve­ront dans la revue Guan­gua­ra Liber­ta­ria ren­sei­gne­ments, infor­ma­tions et articles de fond. (G.L., PO Box 1514, River­side st., Mia­mi, Flo­ri­da 33135, USA).

Les lignes qui suivent décrivent briè­ve­ment l’in­fluence que les idées liber­taires ont exer­cé sur le peuple cubain. Il nous appa­rais­sait de notre devoir de res­ti­tuer le plus fidè­le­ment pos­sible la mémoire des anar­chistes à Cuba, soit plus d’un siècle de lutte aux côtés des classes les plus pauvres et en défense de la liber­té et de la jus­tice sociale. Ce qu’ont accom­pli les acrates eut une por­tée déci­sive sur le ter­rain social et syn­di­cal. Nous allons résu­mer les actions d’un groupe d’hommes et de femmes qui, dépour­vus de toute res­source, de façon auto­nome, per­sé­cu­tés hier et aujourd’­hui oubliés, appar­tiennent à l’his­toire des classes ouvrière et pay­sanne, c’est-à-dire à celle du peuple de Cuba.

Période coloniale et séparatisme

Au milieu du siècle pré­cé­dent, Pierre-Joseph Prou­dhon, dont les théo­ries éco­no­miques eurent un grand impact dans l’Eu­rope du XIXe siècle, influen­ça de façon déci­sive les ori­gines de l’a­nar­chisme cubain. Prou­dhon, sans doute l’un des pre­miers pen­seurs de l’a­nar­chie, trou­va dans l’île des dis­ciples et des conti­nua­teurs par­mi les arti­sans et les ouvriers pro­gres­sistes. Si, en 1857, fut fon­dée à Cuba la pre­mière socié­té mutua­liste, ce n’est que lorsque Satur­ni­no Mar­ti­nez créa en 1865 l’heb­do­ma­daire La Auro­ra (L’Au­rore) que les idées de Prou­dhon s’en­ra­ci­nèrent véri­ta­ble­ment. Ces années-là, se créèrent les pre­mières asso­cia­tions libres d’ou­vriers du tabac, de com­po­si­teurs d’im­pri­me­rie, de jour­na­liers et d’ar­ti­sans — ce qui peut être consi­dé­ré comme l’o­ri­gine du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé cubain. Cuba doit encore à Prou­dhon la créa­tion de « centres régio­naux », d’é­coles, de sana­to­riums et d’as­so­cia­tions d’entraide.

La guerre de Dix ans (1868 – 1878)1Ce sou­lè­ve­ment indé­pen­dan­tiste a sur­tout tou­ché les pro­vinces de Camagüey et Oriente ; on n’y trouve guère d’in­fluence de la pen­sée révo­lu­tion­naire. En 1878, la paix fut réta­blie par l’oc­troi d’une cer­taine auto­no­mie à Cuba et sa repré­sen­ta­tion aux Cor­tès. fut la pre­mière ten­ta­tive vio­lente pour se sépa­rer de l’Es­pagne. Quelques anar­chistes de l’in­dus­trie du tabac y avaient pris part — et même à sa direc­tion — comme Vicente Gar­cia et Sal­va­dor Cis­ne­ros Beten­court, tous deux fédé­ra­listes et acquis à Prou­dhon. La ten­ta­tive échoua. Plus tard, les ouvriers cubains furent ren­for­cés par des cama­rades espa­gnols cou­ra­geux et soli­daires, pour­sui­vis en Europe pour leurs idées révo­lu­tion­naires 2Dans un article du Mou­ve­ment social n°128, juillet-sep­tembre 1984, Car­los Ser­ra­no remarque que les anar­chistes espa­gnols furent beau­coup plus sen­sibles au pro­blème que les socia­listes, et cite l’ou­vrage de l’a­nar­chiste Tar­ri­da del Mar­mol, les Inqui­si­teurs d’Es­pagne (Mon­juich, Cuba, Phi­lip­pines), Paris, 1897..

Dans le même temps, la pen­sée anar­chiste s’é­tait implan­tée par­mi les ouvriers et les pay­sans en France, en Ita­lie, en Espagne et en Rus­sie. L’élé­ment moteur et orga­ni­sa­teur de cet essor fut une autre figure impor­tante de l’é­poque, Michel Bakou­nine, révo­lu­tion­naire et théo­ri­cien anar­chiste. Mal­gré la mort de Bakou­nine en 1876, ses idées dif­fu­sèrent en Europe avec une force inha­bi­tuelle. L’Al­liance des révo­lu­tion­naires Socia­listes (1864) et l’Al­liance Inter­na­tio­nale de la démo­cra­tie socia­liste (1868), fon­dées par Bakou­nine, et leur pro­gramme trou­vèrent un écho favo­rable auprès des élé­ments les plus révo­lu­tion­naires à Cuba, les idées de Bakou­nine se sub­sti­tuant ain­si pro­gres­si­ve­ment à celles de Prou­dhon chez les ouvriers. Le pro­lé­ta­riat cubain com­men­çait déjà à se for­ger une conscience de classe. C’est à la fin de 1885 que sur­git la figure la plus pres­ti­gieuse de l’a­nar­chisme cubain en la per­sonne d’En­rique Roig de San Mar­tin (1843 – 1889), fon­da­teur de l’heb­do­ma­daire El Pro­duc­tor (Le Pro­duc­teur) et nou­veau théo­ri­cien et orga­ni­sa­teur liber­taire. Les grèves qui se pro­dui­sirent à la fin des années quatre-vingt furent toutes d’ins­pi­ra­tion anar­chiste et orien­tées par El Pro­duc­tor à l’aide d’une orga­ni­sa­tion, l’Al­liance Ouvrière, d’ins­pi­ra­tion bakou­ni­niste. L’Al­liance Ouvrière s’im­plan­ta éga­le­ment dans deux centres de tra­vail de l’in­dus­trie du tabac aux États-Unis, Tam­pa et Cayo Hue­so, où s’or­ga­ni­sa, en 1887, la pre­mière Fédé­ra­tion locale des Ouvriers du tabac et qui ras­sem­blait presque tous les ouvriers de cette indus­trie. Les res­pon­sables en étaient Enrique Mes­so­nier et Enrique Cre­ci, ain­si que quelques acti­vistes acrates comme Leal, Segu­ra et Palo­mi­no. En 1889, une grève géné­rale déclen­chée à Cayo Hue­so, se ter­mi­na par la vic­toire des ouvriers dans les pre­miers jours de 1890. À la Havane, l’Al­liance et les ouvriers cubains s’é­taient soli­da­ri­sés avec cette grève et la mort de Roig san Mar­tin n’empêcha pas El Pro­duc­tor de sou­te­nir les tra­vailleurs en grève.

Le mou­ve­ment sépa­ra­tiste cubain, conti­nuant à pré­pa­rer la lutte pour l’in­dé­pen­dance, opé­rait depuis les côtes de Flo­ride, à par­tir des villes des États-Unis men­tion­nées ci-des­sus, pépi­nière de patriotes, d’a­nar­chistes et d’en­ne­mis de l’Es­pagne en géné­ral. Durant ces années, José Mar­ti, l’a­pôtre de la lutte contre la métro­pole espa­gnole, cher­cha des par­ti­sans par­mi les groupes les mieux orga­ni­sés de l’é­mi­gra­tion cubaine, tan­dis que, pour leur part, les ouvriers concen­trés dans l’in­dus­trie du tabac regar­daient le pro­blème cubain d’un point de vue social et inter­na­tio­na­liste. S’a­dres­sant aux tra­vailleurs, Mar­ti fit des conces­sions sociales, de façon à les atti­rer dans le camp sépa­ra­tiste, et leur pro­mit une répu­blique de liber­té et de jus­tice. Les anar­chistes influen­cés par Mar­ti entre­prirent de se regrou­per dans les clubs révo­lu­tion­naires, et quelques-uns des acrates de pre­mier plan — Cre­ci, Mes­so­nier, Rive­ro y Rive­ro, Soron­do, Rive­ra Mon­te­res­si, Palo­mi­no, Bali­no, Segu­ra — se joi­gnirent à la cause de l’in­dé­pen­dance, sans renon­cer, pour autant, à leurs idéaux de liber­té et de jus­tice sociale.

L’ap­pui que les anar­chistes prê­tèrent à Mar­ti fut immense, tant mora­le­ment que poli­ti­que­ment et finan­ciè­re­ment. Mar­ti déci­da alors de fon­der un par­ti révo­lu­tion­naire qui com­prit en majo­ri­té des ouvriers du tabac de l’exil, ceux-ci se situant sur le plan syn­di­cal dans ce qu’il était conve­nu d’ap­pe­ler le « socia­lisme-révo­lu­tion­naire » chez les anar­chistes d’a­lors depuis les tra­giques évé­ne­ments de Chi­ca­go en 1886.

À la Havane, l’Al­liance Ouvrière célé­bra le 1er Mai 1890 par une mani­fes­ta­tion à la mémoire des anar­chistes exé­cu­tés à Chi­ca­go. En 1891, un congrès fut convo­qué pour l’an­née sui­vante et les anar­chistes tinrent le 1er Congrès de la région cubaine en jan­vier 1892. À cette occa­sion, l’on déci­da, entre autres, de recom­man­der à la classe ouvrière cubaine d’embrasser les idées du socia­lisme-révo­lu­tion­naire et le sépa­ra­tisme pro­cla­mé par Mar­ti, car, selon une phrase deve­nue his­to­rique : « Il serait absurde que l’homme qui aspire à la liber­té indi­vi­duelle s’op­pose à la liber­té col­lec­tive d’un peuple ». Mais les auto­ri­tés espa­gnoles inter­rom­pirent le congrès, inter­dirent les moyens d’ex­pres­sion anar­chistes et dépor­tèrent ou empri­son­nèrent les res­pon­sables les plus connus.

En février 1895, la guerre de libé­ra­tion natio­nale prô­née par Mar­ti écla­ta à Cuba. Les anar­chistes les plus enga­gés se lan­cèrent dans la lutte comme, par exemple, Enrique Cre­ci, qui mou­rut au com­bat en 1896. Quant aux pro­messes de chan­ge­ments sociaux, elles dis­pa­rurent avec l’a­pôtre de l’in­dé­pen­dance cubaine, qui tom­ba en com­bat­tant les troupes espa­gnoles en 1895. La guerre se ter­mi­na avec l’in­ter­ven­tion nord-amé­ri­caine en 1898, par la déroute de l’Es­pagne 3En 1898, les États-Unis lan­cèrent leur deuxième guerre impé­ria­liste (la pre­mière était contre le Mexique en 1848) contre l’Es­pagne pour s’emparer de ses trois der­nières colo­nies — Por­to-Rico, Cuba, les Phi­lip­pines — et en faire leurs satel­lites. Les Espa­gnols capi­tu­lèrent à Cuba le 12 août 1898 et, le 1er jan­vier 1899, le pou­voir fut ren­du à un gou­ver­neur amé­ri­cain. En 1901, les États-Unis impo­sèrent à l’as­sem­blée consti­tuante l’a­men­de­ment Platt [Annexe I] leur don­nant le droit d’in­ter­ve­nir à Cuba, puis le trai­té de 1903, qui allait dans le même sens avec, notam­ment, la conces­sion à per­pé­tui­té de la base de Guan­ta­na­mo. Les Amé­ri­cains inter­vinrent direc­te­ment à Cuba en 1907, 1912 et 1917.. Durant toute cette période, les anar­chistes de l’é­mi­gra­tion comme de l’in­té­rieur ne ces­sèrent de recueillir des fonds ou de se joindre à la lutte et orches­trèrent une impor­tante cam­pagne poli­tique dans les milieux acrates d’A­mé­rique et d’Eu­rope. L’in­ter­na­tio­na­lisme se mani­fes­ta concrè­te­ment : deux jeunes anar­chistes, Oreste Fer­ra­ra et Fede­ri­co Fal­co, s’en­ga­gèrent depuis l’I­ta­lie ; l’exé­cu­tion de Cano­vas del Cas­tillo par l’a­nar­chiste ita­lien Angio­lil­lo en 1897, avec la par­ti­ci­pa­tion directe d’E­me­te­rio Betances, por­to ricain qui repré­sen­tait l’é­mi­gra­tion cubaine à Paris, fut l’un des fac­teurs les plus déci­sifs de la défaite de l’Espagne.

Durant l’in­ter­ven­tion nord-amé­ri­caine en 1898, la pre­mière grève qui écla­ta à Cuba fut lan­cée par les anar­chistes dans la cor­po­ra­tion des maçons. La grève fut répri­mée vio­lem­ment, bien que, en fin de compte, les gré­vistes eussent obte­nu des aug­men­ta­tions sala­riales. Cette grève reçut le sou­tien total de l’heb­do­ma­daire Tier­ra ! (Terre!) diri­gé par Abe­lar­do Saa­ve­dra et Adrian del Valle.

La première République

Sous les pre­miers gou­ver­ne­ments cubains, plu­sieurs grèves impor­tantes écla­tèrent chez les ouvriers du tabac, les ouvriers bou­lan­gers, les maçons et les menui­siers. Presque toutes furent répri­mées féro­ce­ment comme aux plus sombres temps colo­niaux. La répu­blique des libé­raux comme celle des conser­va­teurs ne com­pre­nait ni même ne recon­nais­sait le pro­blème social et on avait oublié la pro­messe de Mar­ti : « Avec tous et pour le bien de tous. »

La révo­lu­tion mexi­caine de 1910 reten­tit vive­ment sur les ouvriers et les pay­sans cubains, les dis­cours de Flores Magon 4Cf. la Révo­lu­tion mexi­caine de R.F. Magon, Spar­ta­cus, 1978. et les fusils de Zapa­ta aiguillon­nant la conscience des ouvriers oubliés de la canne à sucre, pre­mière indus­trie du pays. En 1915, parut le mani­feste de Cruces. C’é­tait, par sa forme lit­té­raire, un poème de lutte. « Sou­te­nons notre cri à la force de nos bras » et « Se taire c’est tran­si­ger » sont l’ex­pres­sion de la révolte de tra­vailleurs réduits à la famine, conscients d’être la force pro­duc­tive la plus impor­tante de l’île. Cette même année, fut fon­dée la pre­mière Fédé­ra­tion Pay­sanne de la pro­vince de Las Vil­las, avec, pour prin­ci­paux orga­ni­sa­teurs, Fer­nan­do Iglé­sias, Lau­rea­no Ote­ro, Manuel Lopez, José Lage, Ben­ja­min Janei­ros, Luis Meneses, San­tos Garos, Miguel Ripoll, Fran­cis­co Bara­goi­tia, Andres Fuentes, Tomas Rayon et Fran­cis­co Ramos. Devant les abus com­mis par les socié­tés sucrières nord-amé­ri­caines et espa­gnoles, qui contrô­laient la majeure par­tie de la pro­duc­tion natio­nale, les anar­chistes ten­tèrent de lan­cer quelques grèves ; mais ils échouèrent du fait de la répres­sion que le gou­ver­ne­ment déchaî­na depuis la Havane sous le com­man­de­ment de Gar­cia Meno­cal, uti­li­sant l’ar­mée pré­to­rienne et la Garde Rurale pour assas­si­ner et pour­suivre les gré­vistes. Cette période, la plus active de l’his­toire des liber­taires cubains, se ter­mi­na douze ans plus tard par la liqui­da­tion phy­sique des per­son­na­li­tés qui avaient le plus d’abnégation.

À cette époque plu­sieurs jour­naux d’o­rien­ta­tion liber­taire étaient publiés régu­liè­re­ment, mal­gré la dépor­ta­tion de cer­tains de leurs res­pon­sables théo­riques : La Batal­la (La Bataille), Nue­vos Rum­bos (Nou­veaux Che­mins), Via libre (Voie Libre) et natu­rel­le­ment Tier­ra ! Les grands noms de la lit­té­ra­ture liber­taire et anar­cho-syn­di­ca­liste col­la­bo­raient inten­sé­ment, tels, par­mi bien d’autres, Mar­ce­lo Sali­nas, Anto­nio Peni­chet, Manuel Fer­ro, Jesus Igle­sias et Adrian del Valle. Les uns sou­te­naient les idées de Kro­pot­kine, de Reclus, de Mala­tes­ta ; d’autres défen­daient la tra­di­tion bakou­ni­niste ; la majo­ri­té, enfin, était proche de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme nais­sant, qui, incar­né dans la Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail (CNT), venait d’Es­pagne. Alfre­do Lopez, qui s’ins­cri­vait dans cette der­nière ten­dance dès 1922 et appar­te­nait au syn­di­cat des typo­graphes, orga­ni­sa la Fédé­ra­tion Ouvrière de la Havane (FOH), où se regrou­pèrent les cor­po­ra­tions et les asso­cia­tions ouvrières les plus com­ba­tives de la capi­tale. Avec Alfre­do Lopez débu­ta l’é­tape la plus dyna­mique d’un vaste mou­ve­ment social : on créa des athé­nées liber­taires, des centres ouvriers, des clubs natu­ristes, on orga­ni­sa des syn­di­cats. Ce furent les anar­chistes qui, en ces années trou­blées, les pre­miers et les seuls, sans moyens finan­ciers ni aide de qui­conque, unirent et orien­tèrent la majo­ri­té des tra­vailleurs de la cam­pagne et de la ville sur l’en­semble de l’île.

En 1925, s’ap­puyant sur trois congrès ouvriers qui se dérou­lèrent suc­ces­si­ve­ment à la Havane, à Cien­fue­gos et à Camagüey, les anar­chistes créèrent dans cette der­nière ville la Confé­dé­ra­tion Natio­nale Ouvrière de Cuba (CNOC), qui réunit tous les syn­di­cats, les confré­ries, les unions, les cor­po­ra­tions et asso­cia­tions de Cuba, soit 128 col­lec­ti­vi­tés et plus de 200.000 ouvriers repré­sen­tés par 160 délé­gués. Ses per­son­na­li­tés les plus connues, outre Alfre­do Lopez, s’ap­pe­laient Pas­cual Nunez, Bien­ve­ni­do Rego, Nica­nor Tomas, José M. Govin, Domin­go Rosa­do Rojas, Flo­ren­ti­no Pas­cual, Luis Tru­je­da, Pau­li­no Diez, Venan­cio Rodri­guez, Rafael Ser­ra, Anto­nio Peni­chet, Mar­ga­ri­to Igle­sias et Enrique Varo­na. La déci­sion la plus mar­quante intro­duite dans les sta­tuts de la CNOC fut le « rejet total et col­lec­tif de l’ac­tion élec­to­rale » — sans par­ler d’autres réso­lu­tions à carac­tère syn­di­cal et social comme la reven­di­ca­tion clas­sique des huit heures de tra­vail jour­na­lier, le droit de grève et le refus una­nime de bureau­cra­ti­ser l’or­ga­nisme nou­vel­le­ment créé.

Le nou­veau pré­sident de Cuba, Gerar­do Macha­do, dic­ta­teur et mani­pu­la­teur élec­to­ral, consi­dé­rait l’at­ti­tude poli­tique des ouvriers « peu patrio­tique » et déchaî­na des pour­suites inces­santes contre la CNOC et ses res­pon­sables. Macha­do ordon­na les lâches assas­si­nats d’En­rique Varo­na, orga­ni­sa­teur des che­mi­nots, de Mar­ga­ri­to Igle­sias du Syn­di­cat manu­fac­tu­rier et d’Al­fre­do Lopez, secré­taire géné­ral de la CNOC. Il fit empri­son­ner et dépor­ter nombre d’ac­ti­vistes et de mili­tants de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme cubain et décla­ra hors-la-loi tous les syn­di­cats ou cor­po­ra­tions qui le com­bat­taient réel­le­ment. Durant plus de huit ans, Macha­do s’oc­cu­pa de détruire l’œuvre accom­plie par les liber­taires, don­nant l’oc­ca­sion au Par­ti com­mu­niste récem­ment créé de se pla­cer en posi­tion de force à l’in­té­rieur de la CNOC. Plus tard, le PC uti­li­se­ra cet orga­nisme pour pac­ti­ser avec Macha­do, à la fin de son régime… Ce har­cè­le­ment ne put empê­cher les anar­chistes, regrou­pés dans une orga­ni­sa­tion créée en 1924 et nom­mée Fédé­ra­tion des Groupes Anar­chistes de Cuba (FGAC), de lan­cer des grèves, de faire de la pro­pa­gande et de contri­buer aux désordres et aux vio­lences de la période la plus san­glante de notre his­toire : celle qui va de 1930 à 1933. La tyran­nie de Macha­do, qui dura jus­qu’au mois d’août de cette année-là, fut abat­tue par une grève géné­rale, lan­cée et main­te­nue par des liber­taires dans le Syn­di­cat des tram­ways 5Macha­do avait été élu pré­sident en 1925 avec l’ap­pui des Amé­ri­cains. La grande crise éco­no­mique de 1929 et les méthodes dic­ta­to­riales de Macha­do ame­nèrent sa chute en août 1933. Il fut rem­pla­cé par Ces­pedes, sou­te­nu lui aus­si par les États – Unis..

Mal­gré la vic­toire, les liber­taires sor­tirent mal en point de la dic­ta­ture de Macha­do. Les ani­ma­teurs et les acti­vistes les plus déter­mi­nés avaient été vic­times de la répres­sion gou­ver­ne­men­tale ou dépor­tés. Les com­mu­nistes, eux, manœu­vrèrent après la chute de Macha­do pour récu­pé­rer l’in­fluence per­due et entre­prirent d’at­ta­quer vio­lem­ment les anar­chistes, dans le but de mani­pu­ler plus faci­le­ment la classe ouvrière. Ayant tota­le­ment échoué, ils essayèrent la tac­tique qui sera connu plus tard sous le nom de Front Popu­laire, cher­chant l’ap­pui offi­ciel de Batis­ta, alors colo­nel, nou­vel figure sor­tie des casernes lors du coup d’É­tat du 4 sep­tembre 1936 6Le régime de Ces­pedes ne dura qu’un mois. Le 4 sep­tembre 1933, la révolte d’une par­tie des cadres de l’ar­mée, dont Batis­ta, le ren­ver­sa et Grau San Mar­tin devint pré­sident..

Afin de se regrou­per et de se réor­ga­ni­ser, les anar­chistes cher­chèrent des alliés dans l’op­po­si­tion révo­lu­tion­naire à Batis­ta. Cer­tains des mili­tants les plus aguer­ris s’af­fi­lièrent à l’or­ga­ni­sa­tion socia­liste « Jeune Cuba », diri­gée par un enne­mi achar­né des com­mu­nistes, Anto­nio Gui­te­ras. Cette fois-ci, c’est avec l’aide du PC que la répres­sion orga­ni­sée par le colo­nel Batis­ta fit échouer la grève de mars 1935. Un nou­veau coup contre les anar­chistes dans cette période de réac­tion sociale.

Lorsque la révo­lu­tion et la guerre civile espa­gnoles écla­tèrent en juillet 1936, les anar­chistes de Cuba rejoi­gnirent la défense de la Répu­blique espa­gnole et, à leur ini­tia­tive, fut fon­dée à La Havane la Soli­da­ri­té Inter­na­tio­nale Anti­fas­ciste (SIA), qui œuvra avec achar­ne­ment pour recueillir et envoyer des fonds et des armes aux cama­rades espa­gnols de la CNT-FAI. Les liber­taires cubains furent nom­breux à par­ti­ci­per direc­te­ment à ce conflit en s’en­ga­geant dans les colonnes anar­chistes ; cer­tains mou­rurent en Espagne en défen­dant leurs idéaux. Après la vic­toire fran­quiste, plu­sieurs d’entre eux furent rapa­triés à Cuba, de même qu’un nombre impor­tant d’Es­pa­gnols, qui sor­tirent de France et d’Es­pagne avec des pas­se­ports cubains. De nou­veau, on recueillit des fonds pour aider les com­bat­tants dému­nis, et ceux qui arri­vèrent à Cuba béné­fi­cièrent d’une soli­da­ri­té totale.

En 1939, sui­vant les ordres reçus de Mos­cou, le Par­ti com­mu­niste pac­ti­sa offi­ciel­le­ment avec Batis­ta 7Batis­ta ren­ver­sa Grau San Mar­tin en 1934, bri­sa le mou­ve­ment popu­laire issu de 1933 et abo­lit l’a­men­de­ment Platt, le tout avec l’ac­cord des États-Unis bien enten­du. En 1939, le PC se ral­lia à lui, car c’é­tait l’é­poque de la tac­tique des « Front Popu­laires » , et en 1940 appe­la à voter en sa faveur. En 1942, deux com­mu­nistes entrèrent au gou­ver­ne­ment. Cette alliance coû­ta cher au PC : de 87.000 membres en 1942, il dégrin­go­la à 7000 en 1959., diri­geant sans base popu­laire, et celui-ci,en paie­ment de leurs ser­vices et de leur appui poli­tique, leur remit la direc­tion d’une nou­velle cen­trale syn­di­cale, créée dans ce but, la Confé­dé­ra­tion des Tra­vailleurs de Cuba (CTC), orga­nisme pro­fes­sion­nel le plus impor­tant de l’île, puis­qu’il regrou­pait toutes les ten­dances poli­tiques et syn­di­cales du moment — y com­pris une mino­ri­té anar­chiste. Dès lors, le mou­ve­ment ouvrier cubain, orga­ni­sé et léga­li­sé sur ordre de Batis­ta, pas­sa sous le contrôle des com­mu­nistes. Les anar­chistes, eux, créèrent une orga­ni­sa­tion, l’As­so­cia­tion Liber­taire de Cuba (ALC), pour ras­sem­bler les anar­chistes et les anar­cho-syn­di­ca­listes ayant sur­vé­cu aux années trente.

 

La seconde République

La consti­tu­tion de 1940 mar­qua le début d’une nou­velle situa­tion poli­tique. Pour la pre­mière fois dans notre his­toire, on y trai­tait du pro­blème social et on ten­tait de répa­rer les erreurs et les oublis de la Ire Répu­blique. D’o­rien­ta­tion moderne et pro­gres­siste, la Car­ta Magna (Grande Charte) cubaine était l’œuvre de deux géné­ra­tions de Cubains où se retrou­vaient des indi­vi­dus de toutes les classes sociales et de toutes les sphères de la vie natio­nale. Tous les pro­blèmes pas­sés et à venir, tant poli­tiques que sociaux, tant agraires ou urbains qu’ou­vriers, d’une période convul­sive, s’y reflé­taient avec une pré­ci­sion incroyable. La Consti­tu­tion était, sans aucun doute, un docu­ment bien réus­si : res­tait à la mettre en pratique.

Au début des années qua­rante, les liber­taires se consa­crèrent à par­tir de l’ALC à un tra­vail d’or­ga­ni­sa­tion. Ce qui demeu­rait du mou­ve­ment qui avait été le plus actif dans le pro­lé­ta­riat cubain jus­qu’au milieu des années vingt, béné­fi­ciait encore d’un appui popu­laire solide et d’une répu­ta­tion de com­ba­ti­vi­té, fon­dées sur une tra­jec­toire révo­lu­tion­naire et sociale claire et sur un dés­in­té­res­se­ment légen­daire. D’une part, on com­men­ça par pré­pa­rer des cadres pour la Jeu­nesse Liber­taire récem­ment fon­dée, dans l’es­poir de récu­pé­rer le ter­rain per­du devant les com­mu­nistes, en créant à l’aide de cet orga­nisme des groupes d’ac­tion liber­taire. D’autre part, devant la situa­tion créée par la Consti­tu­tion de 1940, qui avait léga­li­sé la jour­née de huit heures de tra­vail et qui, tout en recon­nais­sant le droit de grève, en avait régle­men­té l’exer­cice, les anar­cho-syn­di­ca­listes furent obli­gés de créer, à l’in­té­rieur de la CTC, des groupes de pres­sion, véri­tables véhi­cules de la pen­sée anarchiste.

Batis­ta, élu pré­sident, per­pé­tua son alliance avec les com­mu­nistes qui, en retour, ayant reçu des charges minis­té­rielles, de l’argent et des moyens de pro­pa­gande, l’en­cen­sèrent du titre pom­peux de « Mes­sa­ger de la Pros­pé­ri­té » et mirent à son ser­vice non seule­ment le Par­ti com­mu­niste, mais aus­si la CTC, contrô­lée d’en haut, tra­his­sant une fois de plus le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire et libertaire.

En 1944, Ramon Grau San Mar­tin rem­por­ta les élec­tions 8Son can­di­dat bat­tu aux élec­tions, Batis­ta s’exi­la en Flo­ride.. Le peuple atten­dit des chan­ge­ments sub­stan­tiels du nou­veau gou­ver­ne­ment social-démo­crate. En fait, Grau main­tint les com­mu­nistes à leurs postes. Il n’y eut de chan­ge­ments impor­tants dans le mou­ve­ment ouvrier qu’en 1947, lorsque Grau, contraint par la guerre froide, déci­da d’ex­pul­ser les mar­xistes de leurs postes hié­rar­chiques au sein de la CTC, le 1er Mai de cette année-là. (Grau, mal­gré la pres­sion nord-amé­ri­caine, res­pec­ta le Par­ti com­mu­niste.) Les anar­chistes, pro­fi­tant de l’oc­ca­sion, obtinrent, après la tenue d’é­lec­tions syn­di­cales libres dans presque tous les syn­di­cats, la dési­gna­tion de plu­sieurs cama­rades dans la plus grande orga­ni­sa­tion syn­di­cale. Le pres­tige et l’en­ga­ge­ment des anar­cho-syn­di­ca­listes les ame­na à diri­ger de manière effec­tive quelques syn­di­cats : trans­port, ali­men­ta­tion, etc. et à main­te­nir une pres­sion réelle dans la qua­si-tota­li­té des autres syn­di­cats de la CTC. À la même époque, des Asso­cia­tions pay­sannes furent créées par des anar­chistes pour ten­ter d’or­ga­ni­ser les pay­sans sans terre. Ces efforts rem­por­tèrent le plus de suc­cès sur la côte nord de la pro­vince de Camagüey, vieux bas­tion liber­taire, et chez les culti­va­teurs de café de la pro­vince d’O­riente, où, depuis long­temps déjà, les anar­chistes avaient fon­dé et sou­te­nu des col­lec­ti­vi­tés agri­coles libres.

Car­lo Prio Socar­ras conquit la pré­si­dence en 1948 et sui­vit la même poli­tique tolé­rante dans le domaine social que Grau. En 1949, les anar­chistes à l’in­té­rieur de la CTC agirent avec quelques élé­ments proches pour ten­ter de créer une nou­velle cen­trale syn­di­cale, la Confé­dé­ra­tion Géné­rale des Tra­vailleurs (CGT). L’i­dée était de créer une orga­ni­sa­tion ouvrière indé­pen­dante de la CTC — inféo­dée au gou­ver­ne­ment —, dans la tra­di­tion anar­cho-syn­di­ca­liste ; mais cette démarche échoua devant les pres­sions exer­cées par le ministre du Tra­vail, qui redou­tait l’in­fluence crois­sante des liber­taires dans le monde du tra­vail et s’y oppo­sait caté­go­ri­que­ment. Prio déci­dant en 1950 de décla­rer illé­gal le Par­ti Socia­liste Popu­laire (com­mu­niste), ceux-ci cher­chèrent à nou­veau une alliance avec Batista.

En mars 1952, Batis­ta fit un coup d’É­tat. Les com­mu­nistes ne répu­gnèrent pas d’u­ti­li­ser cette occa­sion pour péné­trer la bureau­cra­tie offi­cielle 9Le Par­ti com­mu­niste cubain explique ain­si sa posi­tion par la plume d’un de ses lea­ders : « Nous avons été d’ac­cord avec Batis­ta tant qu’il joua un rôle posi­tif dans une situa­tion déter­mi­née ; nous l’a­vons com­bat­tu ensuite, avec une grande vigueur, fer­me­ment, impla­ca­ble­ment, dès le coup d’É­tat réac­tion­naire et impé­ria­liste anti­na­tio­nal, anti­po­pu­laire et and-ouvrier » (Blas Roca, Los Fun­da­men­tos del socia­lis­mo en Cuba, La Haba­na, 1960)., mais ils ne purent retrou­ver leur influence dans la CTC. On était alors en pleine guerre froide et, cette fois, Batis­ta devait res­ter modé­ré dans son alliance avec les mar­xistes. Pro­fi­tant de l’ab­sence de réac­tion au coup d’É­tat, Fidel Cas­tro — obs­cur poli­ti­cien d’o­ri­gine bour­geoise — et un groupe de jeunes révo­lu­tion­naires menèrent une attaque contre la caserne Mon­ca­da à San­tia­go de Cuba, qui échoua d’une manière san­glante 10e 26 juillet 1953, cent vingt hommes grou­pés autour de Fidel Cas­tro atta­quèrent la caserne Mon­ca­da : il y avait là des jeunes des ten­dances les plus diverses, dont le liber­taire Boris Luis San­ta-Colo­ma.. Leur pro­gramme « révo­lu­tion­naire » n’é­tait qu’un pro­gramme social-démo­crate, réfor­miste et petit-bour­geois. Cas­tro fut empri­son­né avec cer­tains de ses com­pa­gnons quelques mois seule­ment, puis par­tit pour le Mexique. L’op­po­si­tion devint vio­lente et Batis­ta répon­dit à l’a­gi­ta­tion de manière bru­tale, comme on pou­vait s’y attendre.

À la fin de 1956, une pola­ri­sa­tion défi­ni­tive se pro­dui­sit entre Batis­ta et l’op­po­si­tion, aus­si l’ALC déci­da-t-elle de prendre par­ti pour les forces démo­cra­tiques oppo­sées à un gou­ver­ne­ment dic­ta­to­rial 11L’ALC en tant que telle res­ta tou­jours légale. Les anar­chistes par­ti­ci­pèrent à la lutte contre Batis­ta : Mou­ve­ment du 26 juillet (M.26.7), Orga­ni­sa­cion Auten­ti­ca (OA), Direc­to­rio Revo­lu­cio­na­rio (DR), Movi­mien­to de Resis­ten­cia Civi­ca (MRC), Direc­to­rio Obre­ro Revo­lu­cio­na­rio (DOR), Fede­ra­cion Estu­dian­til Uni­ver­si­ta­ria (FEU). Les deux der­nières années, le tra­vail au grand jour de l’ALC devint impos­sible et l’or­ga­ni­sa­tion pas­sa dans la clan­des­ti­ni­té sous le nom de Union Revo­lu­cio­na­ria Obre­ra (URO).. C’est cette année-là que Cas­tro débar­qua dans la pro­vince d’O­riente ; il enta­ma l’an­née sui­vante une guerre de gué­rilla dans les mon­tagnes locales. Le Mou­ve­ment du 26 juillet gagna des par­ti­sans et mena des actions vio­lentes dans les villes les plus impor­tantes de l’île, entraî­nant la répres­sion que l’on sait de la part du gou­ver­ne­ment. Cepen­dant, à la fin de 1958, Batis­ta avait per­du la bataille poli­tique et ne pou­vait plus conte­nir mili­tai­re­ment les rebelles. Cas­tro se ren­for­ça sur le plan poli­tique et l’op­po­si­tion s’u­nit à lui. Son pro­gramme social et poli­tique était tou­jours le même : la jus­tice sociale, des réformes et le retour à la Consti­tu­tion de 1940. Les com­mu­nistes qui n’a­vaient pas par­ti­ci­pé à la dic­ta­ture de Batis­ta se grou­pèrent autour de lui. Batis­ta s’en­fuit de Cuba le 31 décembre 1958. Un autre cycle his­to­rique com­men­çait pour le peuple cubain…

Castrisme et exil

Les anar­chistes ont par­ti­ci­pé à la lutte contre Batis­ta, les uns dans les gué­rillas orien­tales ou de l’Es­cam­bray au centre le l’île, les autres dans la lutte urbaine. Leur but, comme celui de tout le peuple cubain, était d’a­battre la tyran­nie de Batis­ta, quoique, d’a­près leur expé­rience his­to­rique, ils n’aient jamais fait confiance à Cas­tro, qu’ils avaient défi­ni dès 1956 comme un dic­ta­teur poten­tiel, s’ap­puyant sur une orga­ni­sa­tion ver­ti­cale de type tota­li­taire. Mais Cas­tro s’é­tait trans­for­mé, à cause d’une éva­lua­tion incor­recte de l’op­po­si­tion démo­cra­tique, en un mal néces­saire et pro­vi­soire. Cette illu­sion était le pro­duit de la confu­sion, de la divi­sion et aus­si de la lâche­té qui régnaient chez les oppo­sants à Batis­ta. Comme on le voit, les liber­taires obser­vaient Cas­tro et sa révo­lu­tion dans une pers­pec­tive oppo­sée à celle des diri­geants poli­tiques du moment, qui espé­raient pou­voir mani­pu­ler le vain­queur. En fait, au début de 1959, c’est le nou­veau gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire qui, sous pré­texte de pur­ger la CTC des élé­ments ayant col­la­bo­ré avec Batis­ta, rele­va arbi­trai­re­ment de leurs postes tous les res­pon­sables anar­cho-syn­di­ca­listes et presque tous les diri­geants sociaux-démo­crates, bien que nombre d’entre eux aient souf­fert de per­sé­cu­tions et connu la pri­son sous le régime précédent.

Les liber­taires, expul­sés de la CTC main­te­nant dite « révo­lu­tion­naire », conser­vaient néan­moins tout leur pres­tige dans la classe ouvrière. Lors d’un congrès convo­qué par le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire à la fin de 1959, les élé­ments du Mou­ve­ment du 26 juillet enga­gés dans le syn­di­ca­lisme sous la hou­lette du secré­taire géné­ral de la CTC, David Sal­va­dor, et alliés au Par­ti com­mu­niste et à ses cadres dans la cen­trale syn­di­cale, livrèrent à nou­veau le syn­di­cat, en « bonne tra­di­tion démo­cra­tique », au gou­ver­ne­ment repré­sen­té, cette fois, par le lider maxi­mo, Fidel Castro.

Cas­tro, pour se main­te­nir au pou­voir à tout prix, fit rapi­de­ment alliance avec l’U­nion sovié­tique, dans le but de trans­for­mer Cuba en une grande colo­nie sucrière au ser­vice des Russes 12En 1929, les États-Unis absor­baient 78,8% des expor­ta­tions cubaines et four­nis­saient à Cuba 64,4% de ses impor­ta­tions. En 1976, l’en­semble des pays du bloc de l’Est absor­bait 73% des expor­ta­tions cubains dont 60,8% pour la seule URSS (Cour­rier des pays de l’Est, jan­vier 1980). Deux ans plus tard, ces chiffres accusent une notable aug­men­ta­tion : ils passent en ce qui concerne les expor­ta­tions à 84,8% dont 73% pour l’URSS, et en ce qui concerne les impor­ta­tions à 79,6% dont 65,2% pour l’URSS (Pro­blèmes de l’A­mé­rique latine n°64, 1982).. Les avan­tages et les droits que les ouvriers cubains avaient obte­nus au prix de leur sang sur plus d’un siècle furent jetés aux « pou­belles de l’his­toire », l’É­tat tota­li­taire deve­nant alors le patron unique. L’an­cien sys­tème poli­tique, social et éco­no­mique s’é­crou­la et Cuba se conver­tit en 1961 en un État léniniste.

Au début de 1960, les liber­taires avaient reje­té Cas­tro et repris la lutte [Annexe II]. Fina­le­ment, leurs publi­ca­tions, El Liber­ta­rio (Le Liber­taire) et Soli­da­ri­dad Gas­tro­no­mi­ca (Soli­da­ri­té dans l’a­li­men­ta­tion), furent condam­nées à dis­pa­raître et il ne res­ta plus aux liber­taires qu’à pas­ser dans la clan­des­ti­ni­té puis à s’exiler.

Ce pro­ces­sus se fit en deux temps. En pre­mier lieu, ce fut l’ex­pé­rience de la lutte réduite à la clan­des­ti­ni­té : publi­ca­tion du jour­nal clan­des­tin Nues­tra Pala­bra Sema­nal (Notre Parole Heb­do­ma­daire), organe du Mou­ve­ment d’Ac­tion Syn­di­cale, s’a­dres­sant à tous les tra­vailleurs, lutte plus achar­née encore qu’au temps de Batis­ta, plus dure­ment répri­mée aus­si et dont mal­heu­reu­se­ment la direc­tion était aux mains de Nord-Amé­ri­cains et de bour­geois n’ayant rien à faire d’i­déaux liber­taires. Les pre­miers n’é­taient pas vrai­ment inté­res­sés à liqui­der le sys­tème et hési­taient constam­ment ; les seconds man­quaient de pré­pa­ra­tion et de volon­té révo­lu­tion­naire pour une entre­prise de cette sorte, bien que les deux groupes fussent puis­sants et dis­po­sassent de moyens impor­tants. Les tra­vailleurs de Cuba, eux, n’ac­cep­taient pas le com­mu­nisme et une grande par­tie d’entre eux déci­da de lut­ter contre le régime. Les anar­chistes échouèrent sur tous les fronts, mal­gré le tra­vail entre­pris dans la classe ouvrière et pay­sanne, avec plus de sacri­fices per­son­nels que de moyens.

En second lieu, il y eut l’exil, illé­gal ou favo­ri­sé par quelque ambas­sade plus ou moins com­plai­sante. En 1961, fut fon­dée aux États-Unis le Mou­ve­ment Liber­taire Cubain (MLC), en rela­tion avec l’ALC à l’in­té­rieur de Cuba, où se regrou­pèrent les nau­fra­gés de l’ou­ra­gan cas­triste. Ils étaient peu nom­breux, mais leur acti­vi­té devint rapi­de­ment très pré­cieuse pour la cause de la liber­té à Cuba. On se consa­crait à la pro­pa­gande ; on col­lec­tait des fonds pour faire sor­tir de l’île des cama­rades mena­cés ; on menait à bien des actions contre la dic­ta­ture. Les années soixante furent employées à cette lutte. Des sacri­fices per­son­nels de toutes sortes furent consen­tis ; on com­men­ça l’é­di­tion de El Gas­tro­no­mi­co (L’ou­vrier de l’a­li­men­ta­tion) à Mia­mi, et on ten­ta, mais sans suc­cès, de convaincre le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal que Cas­tro n’é­tait pas un révo­lu­tion­naire, comme il vou­lait le voir, mais un liber­ti­cide. Les anar­chistes cubains réa­li­sèrent un tra­vail patient de rédac­tion de mani­festes, d’ar­ticles, d’es­sais, de bro­chures et de lettres. On en appe­lait aux vieilles ami­tiés, aux cama­rades fra­ter­nels de tou­jours avec les­quels on avait par­ta­gé les moments dif­fi­ciles ; on pro­tes­tait en Espagne, en Ita­lie, en France, au Mexique, en Argen­tine, au Vene­zue­la, à Pana­ma, au Chi­li, en Angle­terre, aux États-Unis, enfin dans le monde entier. En vain. Peu nom­breux furent ceux qui répon­dirent et furent soli­daires. Les anar­chistes, au niveau mon­dial, ou bien ne com­prirent pas le drame, ou bien ne vou­lurent pas le com­prendre. Notre effort n’a­bou­tit qu’à un dia­logue de sourds.

Au milieu des années soixante-dix, on com­men­ça à noter un cer­tain chan­ge­ment dans le pay­sage acrate inter­na­tio­nal, non à cause des liber­taires cubains, mais à cause d’un désen­chan­te­ment vis-à-vis de la « révo­lu­tion » cas­triste. Sou­dain, Cas­tro appa­rut comme un dic­ta­teur. Mais on avait per­du un temps pré­cieux pour notre his­toire. Cer­tains s’é­taient exi­lés ; des cama­rades de valeur étaient tom­bés ; d’autres n’a­vaient pas vou­lu par­tir et le reste pour­rit en pri­son [Annexe III]. L’ab­sence de soli­da­ri­té envers les anar­chistes cubains fut notoire, res­ta la mau­vaise conscience, comme on a dit plus tard.

Ce phé­no­mène, uni­que­ment com­pa­rable à l’at­ti­tude favo­rable aux bol­che­viks de cer­tains anar­chistes en 1917 — pré­cé­dent his­to­rique dont per­sonne n’a d’ailleurs tenu compte — fit un mal irré­pa­rable. Cepen­dant, cette incom­pré­hen­sion et ce manque de soli­da­ri­té n’ar­rê­tèrent pas la marche des liber­taires cubains sur le che­min de la liberté.

L’a­nar­chisme à Cuba, dans toute sa longue his­toire, mal­gré plus d’un demi-siècle de per­sé­cu­tions, d’as­sas­si­nats, de dépor­ta­tions et d’emprisonnements, n’a jamais connu, avant le cas­trisme, une défaite d’une telle ampleur et une répres­sion d’une telle sau­va­ge­rie. Le com­mu­nisme, appa­rem­ment, a gagné la par­tie. Mais les anar­chistes cubains ne s’y résignent pas et c’est pour­quoi ils ont main­te­nu ces vingt-six der­nières années bien haut leur dra­peau et inébran­lables leurs idéaux, ne renon­çant jamais à voir le peuple libé­ré de l’oppression.

Les anar­chistes cubains ont une longue tra­di­tion de lutte en faveur de la liber­té : depuis les pre­mières luttes syn­di­cales et cor­po­ra­tives en 1865, leur par­ti­ci­pa­tion à la guerre d’in­dé­pen­dance contre l’Es­pagne, leur oppo­si­tion à la poli­tique « sociale » des deux Répu­bliques, leur com­bat contre les dic­ta­tures de Macha­do, de Batis­ta et de Cas­tro, jus­qu’à la lutte finale qu’ils sont bien déci­dés à mener, aiguillon­nés puis­sam­ment en cela par leur foi inébran­lable en la liber­té qui les regroupe en ce moment sinistre de leur histoire.

Frank Fer­nan­dez
Mia­mi, octobre 1985

  • 1
    Ce sou­lè­ve­ment indé­pen­dan­tiste a sur­tout tou­ché les pro­vinces de Camagüey et Oriente ; on n’y trouve guère d’in­fluence de la pen­sée révo­lu­tion­naire. En 1878, la paix fut réta­blie par l’oc­troi d’une cer­taine auto­no­mie à Cuba et sa repré­sen­ta­tion aux Cortès.
  • 2
    Dans un article du Mou­ve­ment social n°128, juillet-sep­tembre 1984, Car­los Ser­ra­no remarque que les anar­chistes espa­gnols furent beau­coup plus sen­sibles au pro­blème que les socia­listes, et cite l’ou­vrage de l’a­nar­chiste Tar­ri­da del Mar­mol, les Inqui­si­teurs d’Es­pagne (Mon­juich, Cuba, Phi­lip­pines), Paris, 1897.
  • 3
    En 1898, les États-Unis lan­cèrent leur deuxième guerre impé­ria­liste (la pre­mière était contre le Mexique en 1848) contre l’Es­pagne pour s’emparer de ses trois der­nières colo­nies — Por­to-Rico, Cuba, les Phi­lip­pines — et en faire leurs satel­lites. Les Espa­gnols capi­tu­lèrent à Cuba le 12 août 1898 et, le 1er jan­vier 1899, le pou­voir fut ren­du à un gou­ver­neur amé­ri­cain. En 1901, les États-Unis impo­sèrent à l’as­sem­blée consti­tuante l’a­men­de­ment Platt [Annexe I] leur don­nant le droit d’in­ter­ve­nir à Cuba, puis le trai­té de 1903, qui allait dans le même sens avec, notam­ment, la conces­sion à per­pé­tui­té de la base de Guan­ta­na­mo. Les Amé­ri­cains inter­vinrent direc­te­ment à Cuba en 1907, 1912 et 1917.
  • 4
    Cf. la Révo­lu­tion mexi­caine de R.F. Magon, Spar­ta­cus, 1978.
  • 5
    Macha­do avait été élu pré­sident en 1925 avec l’ap­pui des Amé­ri­cains. La grande crise éco­no­mique de 1929 et les méthodes dic­ta­to­riales de Macha­do ame­nèrent sa chute en août 1933. Il fut rem­pla­cé par Ces­pedes, sou­te­nu lui aus­si par les États – Unis.
  • 6
    Le régime de Ces­pedes ne dura qu’un mois. Le 4 sep­tembre 1933, la révolte d’une par­tie des cadres de l’ar­mée, dont Batis­ta, le ren­ver­sa et Grau San Mar­tin devint président.
  • 7
    Batis­ta ren­ver­sa Grau San Mar­tin en 1934, bri­sa le mou­ve­ment popu­laire issu de 1933 et abo­lit l’a­men­de­ment Platt, le tout avec l’ac­cord des États-Unis bien enten­du. En 1939, le PC se ral­lia à lui, car c’é­tait l’é­poque de la tac­tique des « Front Popu­laires » , et en 1940 appe­la à voter en sa faveur. En 1942, deux com­mu­nistes entrèrent au gou­ver­ne­ment. Cette alliance coû­ta cher au PC : de 87.000 membres en 1942, il dégrin­go­la à 7000 en 1959.
  • 8
    Son can­di­dat bat­tu aux élec­tions, Batis­ta s’exi­la en Floride.
  • 9
    Le Par­ti com­mu­niste cubain explique ain­si sa posi­tion par la plume d’un de ses lea­ders : « Nous avons été d’ac­cord avec Batis­ta tant qu’il joua un rôle posi­tif dans une situa­tion déter­mi­née ; nous l’a­vons com­bat­tu ensuite, avec une grande vigueur, fer­me­ment, impla­ca­ble­ment, dès le coup d’É­tat réac­tion­naire et impé­ria­liste anti­na­tio­nal, anti­po­pu­laire et and-ouvrier » (Blas Roca, Los Fun­da­men­tos del socia­lis­mo en Cuba, La Haba­na, 1960).
  • 10
    e 26 juillet 1953, cent vingt hommes grou­pés autour de Fidel Cas­tro atta­quèrent la caserne Mon­ca­da : il y avait là des jeunes des ten­dances les plus diverses, dont le liber­taire Boris Luis Santa-Coloma.
  • 11
    L’ALC en tant que telle res­ta tou­jours légale. Les anar­chistes par­ti­ci­pèrent à la lutte contre Batis­ta : Mou­ve­ment du 26 juillet (M.26.7), Orga­ni­sa­cion Auten­ti­ca (OA), Direc­to­rio Revo­lu­cio­na­rio (DR), Movi­mien­to de Resis­ten­cia Civi­ca (MRC), Direc­to­rio Obre­ro Revo­lu­cio­na­rio (DOR), Fede­ra­cion Estu­dian­til Uni­ver­si­ta­ria (FEU). Les deux der­nières années, le tra­vail au grand jour de l’ALC devint impos­sible et l’or­ga­ni­sa­tion pas­sa dans la clan­des­ti­ni­té sous le nom de Union Revo­lu­cio­na­ria Obre­ra (URO).
  • 12
    En 1929, les États-Unis absor­baient 78,8% des expor­ta­tions cubaines et four­nis­saient à Cuba 64,4% de ses impor­ta­tions. En 1976, l’en­semble des pays du bloc de l’Est absor­bait 73% des expor­ta­tions cubains dont 60,8% pour la seule URSS (Cour­rier des pays de l’Est, jan­vier 1980). Deux ans plus tard, ces chiffres accusent une notable aug­men­ta­tion : ils passent en ce qui concerne les expor­ta­tions à 84,8% dont 73% pour l’URSS, et en ce qui concerne les impor­ta­tions à 79,6% dont 65,2% pour l’URSS (Pro­blèmes de l’A­mé­rique latine n°64, 1982).

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