La Presse Anarchiste

Dossier Tchernobyl À l’attention de la Commission pansoviétique de développement

Dans cet article, paru dans Lite­ra­tour­na Oukraï­na le 27 mars 1986, soit un mois avant la catas­trophe de Tcher­no­byl, l’au­teur, Liou­bov Kova­levs­ka, ingé­nieur ou éco­no­miste — on ne sait — atta­chée à la Cen­trale, s’en prend, avec un cer­tain cou­rage, aux manques et aux mal­fa­çons qui affectent la construc­tion de celle-ci. Alors même que les jour­naux fran­çais riva­lisent de fla­gor­ne­rie nucléa­riste, il serait irréa­liste d’es­pé­rer trou­ver dans un texte édi­té dans un organe offi­ciel du régime la moindre cri­tique du pro­gramme nucléaire. Bon nombre de tels articles, s’ap­puyant sur les réso­lu­tions du XXVIIe congrès et prô­nant une nou­velle effi­ca­ci­té et la réforme des struc­tures d’ap­pro­vi­sion­ne­ment paraissent actuel­le­ment dans les jour­naux sovié­tiques. Celui-ci prend a pos­te­rio­ri une vigueur sup­plé­men­taire. De plus, on sent par­fois chez son auteur une véri­table inquié­tude de ce qui pour­rait se pas­ser en cas d’ac­ci­dent et la conscience du dan­ger que repré­sente la pro­duc­tion de l’éner­gie nucléaire. Le tout est natu­rel­le­ment noyé dans la langue de bois habi­tuelle à ce genre de textes. Ain­si, ce qui pour­rait ser­vir de conclu­sion, le pas­sage sûre­ment le plus sen­ti du texte, où la per­son­na­li­té de l’au­teur fait écla­ter la ter­mi­no­lo­gie fati­guée — « un seul défaut se paie­ra très cher, se paie­ra pen­dant des dizaines d’an­nées » — se trouve coin­cé entre deux ava­lanches de chiffres à faire froid dans le dos. Ajou­tons enfin que l’au­teur, habi­tant Pri­piat, a vrai­sem­bla­ble­ment depuis subi l’en­fer de l’é­va­cua­tion, à moins qu’elle ne soit au nombre des victimes.

R. Gay­raud

À l’attention de la Commission pansoviétique sur les problèmes d’approvisionnement.

En défi­nis­sant la stra­té­gie de sa poli­tique éco­no­mique sur le prin­cipe de la mul­ti­pli­ci­té des fac­teurs ori­gi­nels d’ex­pan­sion, le XXVIIe Congrès du PCUS a éga­le­ment déga­gé les voies réelles et concrètes du pas­sage à une éco­no­mie de haute orga­ni­sa­tion et d’ef­fi­ca­ci­té par le moyen de forces agis­santes diver­si­fiées et déve­lop­pées, de rela­tions socia­listes mûries et d’un méca­nisme éco­no­mique pla­ni­fié. Il a éga­le­ment indi­qué les modes de réa­li­sa­tion de cette stra­té­gie, dont le plus impor­tant est la recons­truc­tion de l’é­co­no­mie natio­nale sur la base du pro­grès scien­ti­fique et technique.

Garan­tir le déve­lop­pe­ment heu­reux de l’é­co­no­mie natio­nale néces­site, en par­ti­cu­lier, de pour­suivre le ren­for­ce­ment du dis­po­si­tif de pro­duc­tion d’éner­gie-com­bus­tible du pays, et d’ac­cé­lé­rer la construc­tion de cen­trales nucléaires. La puis­sance de ces der­nières atteint actuel­le­ment 28 mil­lions de kilo­watts. Le dou­zième plan quin­quen­nal pré­voit de pro­duire 41 mil­lions de kilo­watts sup­plé­men­taires, c’est-à-dire de mul­ti­plier leur puis­sance par 2,5. « Il suf­fit d’une aug­men­ta­tion de 1% de l’ar­me­ment éner­gé­tique, a remar­qué le ministre de l’Élec­tri­fi­ca­tion de l’URSS A.I. Maïo­rets, pour rele­ver de manière sub­stan­tielle la pro­duc­ti­vi­té du travail ».

L’éner­gie nucléaire s’est déve­lop­pée en Ukraine à un rythme par­ti­cu­liè­re­ment accé­lé­ré. La pro­duc­tion de la cen­trale de Tcher­no­byl attei­gnait 4 mil­lions de kilo­watts en 1984, les réac­teurs de cette cen­trale ayant été mis en place plus tôt que pré­vu. Tous ces fac­teurs ont per­mis à Tcher­no­byl de prendre sa place en tête des cen­trales sovié­tiques et d’ap­por­ter une contri­bu­tion déci­sive à l’ap­pro­vi­sion­ne­ment éner­gé­tique de l’en­semble des régions sud-ouest de l’U­nion. En outre, depuis sep­tembre 1980, l’éner­gie pro­duite par la cen­trale de Tcher­no­byl ali­mente les pays membres du Conseil d’Aide Éco­no­mique Mutuelle. Et depuis la mise en exploi­ta­tion, ce sont envi­ron 150 mil­liards de kilo­watt­heures par an qui ont été produits.

Cepen­dant, le tra­vail pour accroître la capa­ci­té de la cen­trale se pour­suit. La troi­sième phase de sa construc­tion va entraî­ner la mise à feu d’un cin­quième et d’un sixième réac­teurs qui devien­dront opé­ra­tion­nels res­pec­ti­ve­ment en 1986 et 1988. après la mise en ser­vice de ces réac­teurs, la pro­duc­tion attein­dra 6 mil­lions de kilo­watts et Tcher­no­byl devien­dra la pre­mière cen­trale du monde.

Les quinze années qu’a duré l’é­di­fi­ca­tion de la cen­trale de Tcher­no­byl ont per­mis la for­ma­tion d’un col­lec­tif de construc­teurs. Sa che­ville ouvrière est for­mée de tra­vailleurs hau­te­ment qua­li­fiés ensei­gnés à la rude école de l’ins­tal­la­tion du dis­po­si­tif de pro­duc­tion d’éner­gie dans dif­fé­rentes régions du pays. La construc­tion de nos quatre réac­teurs-mil­lion­naires n’a fait qu’ac­croître encore leur expé­rience. Au cours même de leur tra­vail, de nom­breuses inven­tions ont été ima­gi­nées et réa­li­sées. Tech­ni­ciens et ingé­nieurs ont consti­tué une équipe sou­dée. Les réa­li­sa­tions des bâtis­seurs, des mon­teurs, des ajus­teurs, des agents d’ex­ploi­ta­tion et des pro­jec­teurs leurs ont valu de hautes dis­tinc­tions de la part de l’É­tat Soviétique.

Dans le contexte de tels suc­cès, la chute du rythme de construc­tion du cin­quième réac­teur est par­ti­cu­liè­re­ment mar­quante. Ni les thèmes, ni le volume, ni les plans pour 1985 des tra­vaux de mon­tage et de construc­tion (TMC) n’ont été menés à bien. Est-ce un hasard ? Non, comme d’ha­bi­tude. Pour­tant, une réponse à l’emporte-pièce ne suf­fit pas. Sans tou­te­fois nous lan­cer dans l’a­na­lyse des condi­tions de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique du col­lec­tif et de leurs consé­quences nous nous arrê­te­rons plu­tôt sur ce qu’il y a de géné­ral et de carac­té­ris­tique pour tous les grands chan­tiers du pays.

« L’ef­fet, pour ne pas dire la réa­li­té même de l’u­ti­li­sa­tion de stocks gigan­tesques, a décla­ré lors du Congrès le pre­mier secré­taire du Comi­té Cen­tral du Par­ti Com­mu­niste d’U­kraine V.V. Cht­cher­bits­ki, dépend pour une très large mesure de l’af­fer­mis­se­ment des bases de pro­duc­tion des orga­nismes de construc­tion, de la qua­li­té des pro­jets et de la livrai­son en temps vou­lu de l’é­qui­pe­ment. Or on se trouve ici confron­té à un nœud inex­tri­cable de pro­blèmes graves…» J’a­jou­te­rai : ces pro­blèmes vont s’ac­croître incom­men­su­ra­ble­ment si aucune de ces condi­tions n’est suf­fi­sam­ment garan­tie. Dans un tel cas, il faut s’ap­puyer sur l’enthousiasme.

Car par­mi les com­po­santes d’un tra­vail cou­ron­né de suc­cès, l’en­thou­siasme doit occu­per, et occupe d’ailleurs, sa juste place. Bien plus, on peut même le pla­ni­fier, mais seule­ment après que des condi­tions de tra­vail cor­rectes auront été assu­rées pour la main-d’œuvre, et non avant. En revanche, le seul résul­tat des condi­tions de tra­vail actuelles, c’est le mécon­ten­te­ment géné­ral. Ne négli­geons pas la ques­tion des sti­mu­lants maté­riels. La construc­tion doit s’ef­fec­tuer har­mo­nieu­se­ment, en se fon­dant stric­te­ment sur la tech­no­lo­gie de la construc­tion. C’est pré­cieu­se­ment ce que l’on ne fait pas : les pro­blèmes du pre­mier réac­teur ont été trans­fé­rés au deuxième, du deuxième au troi­sième, et ain­si de suite, de sorte que les pro­blèmes sont deve­nus de plus en plus pro­fonds, et l’on assiste à pré­sent à une infla­tion de pro­blèmes irré­so­lus. Ces pro­blèmes ont d’a­bord été dis­cu­tés avec grand inté­rêt, puis ils sont deve­nus un sujet d’in­di­gna­tion, et fina­le­ment, c’est un sen­ti­ment d’im­puis­sance qui s’est ins­tal­lé : « Com­bien de temps encore va-t-on dis­cu­ter éter­nel­le­ment des mêmes choses ? À quoi riment toutes ces palabres ? ».

Le cin­quième réac­teur… L’é­chéance de sa construc­tion a été réduite de trois à deux ans. Sa mise en route a com­men­cé en 1985 avec un appro­vi­sion­ne­ment mini­mal. Un tel chan­ge­ment dans les dates, mais aus­si le res­ser­rage de plans déjà très denses sans cela, ont pris à l’im­pro­viste tant les ingé­nieurs que les pour­voyeurs de matières pre­mières et les construc­teurs eux-mêmes, dont les capa­ci­tés sont bien sûr limi­tées. Mais les orga­nismes de direc­tion, et par­fois pour des rai­sons objec­tives, loin d’ac­croître autant le poten­tiel des entre­prises de construc­tion, n’ont même pas eu le sou­ci d’é­tayer les nou­veaux pro­grammes de tra­vail sur des res­sources adé­quates. Tout cela a conduit à une désor­ga­ni­sa­tion des pro­jets de construc­tions et sou­vent à un effon­dre­ment des plans. Ain­si, l’Ins­ti­tut “Hydro­pro­jet Ser­gueï Jouk” n’a pas four­ni à temps la docu­men­ta­tion du pro­gramme de finan­ce­ment bud­gé­taire, ce qui a entraî­né l’ou­bli dans le plan des com­mandes du béton armé et des char­pentes métal­liques néces­saires. La plu­part de ces maté­riels ne furent com­man­dés qu’au qua­trième tri­mestre, ce qui entraî­na une grande irré­gu­la­ri­té dans le tra­vail d’as­sem­blage. Et il y eut encore une autre consé­quence : c’est l’ab­sence de rythme de tra­vail des simples bri­gades d’ou­vriers. Ce ne fut qu’en octobre-novembre que les construc­tions eurent besoin des struc­tures de mon­tage, mais les petites uni­tés n’é­taient déjà plus en mesure de digé­rer le volume de tra­vail deman­dé. La mau­vaise qua­li­té du pro­gramme de finan­ce­ment bud­gé­taire, comme il arrive hélas bien sou­vent, a exi­gé une dépense de tra­vail sup­plé­men­taire, et a plu­sieurs fois ren­du néces­saire la des­truc­tion de ce qui avait été construit pour recons­truire ensuite, tout cela deman­dant de grands efforts tant maté­riels que moraux.

La désor­ga­ni­sa­tion n’a pas seule­ment affai­bli la dis­ci­pline, mais aus­si le sens de la res­pon­sa­bi­li­té glo­bale de chaque indi­vi­du. L’in­ca­pa­ci­té et même la mau­vaise volon­té mani­fes­tées par la direc­tion de l’in­gé­nie­rie et de la tech­nique pour orga­ni­ser le tra­vail des bri­gades, ont fini par entraî­ner l’ef­fon­dre­ment des normes de réa­li­sa­tion. On a com­men­cé à enre­gis­trer une cer­taine « fatigue », une cer­taine usure des équi­pe­ments, des machines et des méca­nismes, des pénu­ries d’ins­tru­ments de mesure, etc… En un mot, tous les défauts du pro­ces­sus de construc­tion, qui sont mal­heu­reu­se­ment typiques, appa­rurent dans leur évi­dence et sous des formes extrêmes. Cette période coïn­cide avec le début de la réforme éco­no­mique qui, comme on le sait bien, requiert avant tout un rajeu­nis­se­ment de l’es­prit humain. Et ce n’est pas dévoi­ler un secret que de dire que ce pro­ces­sus pren­dra du temps. Mais la vie elle-même nous pousse en avant.

Le retard accu­mu­lé en 1985 a com­pli­qué la tâche de l’an­née sui­vante : gagner prés de 120 mil­lions de roubles sur la mise en marche du com­plexe (sur le TMC). Or le meilleur chiffre d’é­co­no­mies réa­li­sées lors des TMC se situe un peu au-des­sus de 70 mil­lions de roubles. Grosse dif­fé­rence, on le voit.

À l’heure actuelle, à vrai dire, on a mis en place tout un train de mesures afin de nor­ma­li­ser la situa­tion, mais trop de temps est déjà pas­sé. Comme est déjà pas­sé le bon entrain du col­lec­tif, pour­tant si effi­cace non seule­ment pour recons­ti­tuer des réserves de force, mais aus­si pour trou­ver l’is­sue du pro­blème. Pour­tant, l’hon­neur du col­lec­tif appar­tient à celui-ci même. Mais on est loin d’a­voir fait tout ce qui était pos­sible pour que le fait d’at­teindre et même de dépas­ser les objec­tifs fixés devienne la norme.

Le XXVIIe Congrès du PCUS s’est fixé comme objec­tif une amé­lio­ra­tion radi­cale de la construc­tion de struc­tures d’en­ver­gure. Une sub­stan­tielle ral­longe de moyens sera déblo­quée, les machines seront renou­ve­lées et ren­dues plus per­for­mantes, etc.; Tout cela est indis­pen­sable pour réfor­mer notre tech­ni­ci­té. Mais la même restruc­tu­ra­tion doit aus­si affec­ter l’in­dus­trie du bâti­ment, dont les délais trop lents ne font que frei­ner les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques de l’é­co­no­mie natio­nale. « Le minis­tère de l’éner­gie de l’URSS a per­mis pour le onzième plan quin­quen­nal l’ar­rêt du déve­lop­pe­ment du pro­gramme nucléaire, cau­sant ain­si un recours exa­gé­ré aux com­bus­tibles miné­raux. Si l’on consi­dère le poids du com­bus­tible dans la balance com­mer­ciale du pays et le rôle crois­sant de l’éner­gie d’o­ri­gine nucléaire, un coup de frein de la sorte est main­te­nant inad­mis­sible » a sou­li­gné le pré­sident du Conseil des Ministres sovié­tique N.I. Ryj­kov dans son dis­cours. Ces dif­fé­rentes mesures vont toutes dans le même sens, qui est d’in­suf­fler le dyna­misme qu’il convient à notre éco­no­mie afin de par­ache­ver notre pro­gramme social. Elles reposent toutes sur la dis­po­ni­bi­li­té de chaque poste de la chaîne de mon­tage de l’é­di­fi­ca­tion, sur chaque diri­geant, sur chaque ouvrier. Elles posent aus­si la ques­tion de notre res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive vis-à-vis de l’a­ve­nir : qu’al­lons-nous léguer aux nou­velles générations ?

Il convient de s’ar­rê­ter plus lon­gue­ment sur l’un des postes de la chaîne de l’é­di­fi­ca­tion socia­liste. « Les sys­tèmes d’ap­pro­vi­sion­ne­ment maté­riel et tech­nique exigent de sérieuses mises au point, a noté le secré­taire géné­ral du CC du PCUS M.S. Gor­bat­chev lors de son dis­cours poli­tique. Ils doivent se trans­for­mer en un méca­nisme éco­no­mique souple per­met­tant à l’é­co­no­mie natio­nale de fonc­tion­ner de manière stable et régu­lière. La tâche prin­ci­pale des organes d’ap­pro­vi­sion­ne­ment d’É­tat est de col­la­bo­rer acti­ve­ment à l’é­ta­blis­se­ment sur des prin­cipes contrac­tuels de liens durables entre pro­duc­teurs et uti­li­sa­teurs et au ren­for­ce­ment de la dis­ci­pline pour tout ce qui concerne les four­ni­tures de biens et d’équipements ».

L’é­la­bo­ra­tion et la dis­tri­bu­tion du béton armé, dans les struc­tures du minis­tère de l’Éner­gie de l’URSS, sont du res­sort de l’or­ga­ni­sa­tion « Soïou­ze­ner­go­boud­prom ». La direc­tion de la construc­tion de la cen­trale de Tcher­no­byl a conclu un contrat « expé­ri­men­tal » avec le groupe « Ener­go­boud­kom­plek­tat­sia ». Mais qu’est-ce qu’un contrat « expérimental » ?

Autre­fois, les contrats étaient signés entre clients et fabriques situés en dif­fé­rents endroits du pays, ce qui com­pli­quait le mode de paie­ment des contrac­tants ain­si que les éven­tuels contacts entre les deux par­ties, sur­tout lors­qu’elles avaient conclu un mar­ché d’é­change mutuel de four­ni­tures. Aujourd’­hui, la direc­tion pla­ni­fi­ca­trice men­tion­née plus haut opère comme une usine « cen­tra­li­sée » qui reçoit et dis­tri­bue les com­mandes et paie les entre­prises sous-trai­tantes quand la mar­chan­dise est prête. Le client n’a de rap­ports directs qu’a­vec la direc­tion d’«Energoboudkomplektatsia » et n’a à payer son par­te­naire qu’a­près la four­ni­ture de la cen­trale ter­mi­née. Comme on le voit, un accord de ce genre arrange tout le monde, car il libère le client de toute contrainte super­flue et garan­tit aux fabri­cants l’as­su­rance d’être payés à l’heure. Mais, par contre, aucun docu­ment, dans le cadre de ce contrat expé­ri­men­tal, n’a jamais indi­qué de façon métho­dique la des­ti­na­tion des com­mandes. Quant au tech­ni­cien qui reçoit la com­mande, il ne sait même pas quel com­plexe en a fait la demande. Pour­tant, la solu­tion ne serait pas bien com­pli­quée : il suf­fi­rait d’ad­joindre aux com­mandes et aux mar­chan­dises une docu­men­ta­tion pré­ci­sant quel en est l’ob­jet. Cela ne demande pas le moindre effort ni la moindre dépense sup­plé­men­taire, mais per­sonne ne s’y est encore jamais résolu…

Mais il y a encore un autre « mais », beau­coup plus grave. Par suite de l’in­dé­li­ca­tesse d’un fabri­cant qui ne sait pas pour qui il pro­duit, le client n’est nul­le­ment à l’a­bri des défauts de construc­tion, des com­mandes non com­plè­te­ment hono­rées et des rup­tures d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. Ain­si, en 1985, 45.000 m³ de béton armé pré­con­traint ont été com­man­dés, mais 3200 m³ ne sont jamais arri­vés, et sur les 42.000 m³ res­tant 6.000 m³ étaient de mau­vaise qua­li­té. À la fin de l’an­née, plu­sieurs points du contrat n’é­taient tou­jours pas honorés.

Quels effets pro­voquent ces manques sur la construc­tion ? D’a­bord, l’ac­cu­mu­la­tion de maté­riau hors-norme. On a le béton, mais on ne peut pas le mon­ter. Les col­lec­tifs cessent le tra­vail, les délais sont dépas­sés. Ensuite, les effets que pro­duit toute accu­mu­la­tion anor­male de mar­chan­dise que l’on ne peut pas déchar­ger (il faut attendre la four­ni­ture totale pour ne pas encombre le chan­tier avec des pièces inutiles), c’est-à-dire un sur­nombre de wagons sur les voies de garage, la construc­tion hâtive de han­gars, des trans­ferts inces­sants. Les ser­vices tech­niques de la direc­tion de la construc­tion de la cen­trale par­viennent à dépas­ser sen­si­ble­ment les normes (16.048 tonnes de plus en 1985); mais il est impos­sible de men­tion­ner un tra­vail vrai­ment fruc­tueux. Enfin, un appro­vi­sion­ne­ment défec­tueux est syno­nyme de désor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, de jour­nées de tra­vail per­dues, de mécon­ten­te­ment des individus.

Je ne cherche pas à me poser en pro­fes­seur, et je sais très bien que les fabri­quants ont éga­le­ment leurs pro­blèmes d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. Je trouve pour­tant anor­male la posi­tion qui consiste à rompre sys­té­ma­ti­que­ment les liens contrac­tés. Ain­si, l’en­tre­prise « Dni­proe­ner­go­boud­prom » a oublié l’an pas­sé 800 m³ de maté­riau de construc­tion, l’u­sine de Dou­bro­vo de « Piv­nit­che­ner­go­boud­prom » s’est déju­gée pour plus de 150 m³ de dalles de ciment et autres revê­te­ments de sol que « Lvi­ve­ner­go­boud­prom » n’a pas envoyés.

Les four­nis­seurs de construc­tions métal­liques — (2.358 tonnes), l’u­sine de la Vol­ga (1000 tonnes), l’u­sine « Piv­nitch­no-Kav­kazs­ki » (326 t.), l’u­sine « Kou­ra­khovs­ki » (172 t.), du Donets (202 t.)… ont éga­le­ment oublié Tcher­no­byl. Et ce qu’ils envoyaient était le plus sou­vent défec­tueux. Ain­si, 326 tonnes de cou­ver­ture des­ti­nées à noyer les déchets nucléaires sont arri­vées de l’u­sine de la Vol­ga avec de graves défauts. Com­bien de fois la même usine a‑t-elle lais­sé pas­ser des erreurs après avoir véri­fié sa pro­duc­tion dans ses propres salles de contrôle. L’u­sine de mon­tage « Kachirs­ki » est res­pon­sable, elle, d’en­vi­ron 220 tonnes de mar­chan­dise inutilisable.

L’ins­pec­tion tech­nique, qui contrôle la qua­li­té des four­ni­tures et du tra­vail à la cen­trale rédige rap­port sur rap­port, où elle indique les appré­cia­tions qu’elle porte sur la qua­li­té des construc­tions. Car un seul défaut se paie­ra très cher, se paie­ra pen­dant des dizaines d’années.

Quand j’é­nu­mère ces faits, je sou­haite par­ti­cu­liè­re­ment atti­rer l’at­ten­tion des lec­teurs sur le carac­tère inad­mis­sible des défauts dans la construc­tion de cen­trales nucléaires, ain­si que de toute source d’éner­gie en géné­ral, où chaque détail de la construc­tion doit satis­faire à cer­taines normes. Chaque m3 de béton armé doit être d’une qua­li­té et d’une sûre­té garan­ties. La conscience doit être la lumière qui guide toute per­sonne qui par­ti­cipe à l’in­dus­trie éner­gé­tique. Je suis convain­cu que toute per­sonne qui pos­sède une conscience ne per­met­tra pas de défauts de fabri­ca­tions, car ce serait dégra­dant pour cette per­sonne elle-même.

Il est désho­no­rant et offen­sant pour un tra­vailleur d’a­voir à reve­nir sur les défauts des autres. C’est faire le tra­vail de quel­qu’un qui vous a mépri­sé. Com­bien les construc­teurs ont-ils dû se conte­nir, de com­bien d’in­gé­nio­si­té ont-ils dû faire preuve, de force, de soli­di­té ner­veuse, pour mener à bien une tâche aus­si ingrate !

Au nombre des entre­prises les plus indé­li­cates, il faut citer l’u­ni­té du Dnie­pr de « Soiou­za­to­me­ner­go­boud­prom », prin­ci­pal four­nis­seur de béton armé pré­con­traint de Tcher­no­byl. Sur les 11.500 m³ reçus l’an der­nier, 10.300 m³ pré­sen­taient des mal­fa­çons, dont à peu près un mil­lier pour le cœur de la cen­trale. Mais, sur­tout, le début de cette année n’a pas vu d’a­mé­lio­ra­tion, puisque, pour jan­vier-février de cette année, seule­ment 500 m³ ont été four­nis. Tout cela s’a­joute aux manques des années pré­cé­dentes, soit 3.200 m³. « Soiou­ze­ner­go­boud­prom », quant à elle, est rede­vable, pour ces deux mois, de 2.000 m³, plus 5.000 m³ sur les 12.300 com­man­dés l’an­née dernière.

On relève le même situa­tion dans la construc­tion métal­lique. Dans ce domaine, les défauts s’é­lèvent à 2.436 tonnes, répar­ties entre l’u­sine de Kiev de construc­tions expé­ri­men­tales (744 tonnes), la fameuse usine de la Vol­ga (698 tonnes), l’u­sine Kou­ra­khovs­ki (477 tonnes), l’u­sine du Donets (182 tonnes).

La construc­tion du foyer socio-cultu­rel et des loge­ments du per­son­nel reve­nait à l’u­sine ZZBK de Novo­vo­ro­nej. Sur 530 m³ de béton, 380 n’ont jamais été four­nis : plus de la moitié !

Tra­vailler dans ces condi­tions est impos­sible ! Dans une socié­té socia­liste, la valo­ri­sa­tion du tra­vail doit être le prin­ci­pal moyen d’at­teindre les meilleurs résul­tats finaux. La com­mu­ni­ca­tion entre les dif­fé­rents maillons de la chaîne sup­pose une res­pon­sa­bi­li­té com­mune devant les résul­tats du tra­vail. Nous dirons fran­che­ment que pour le moment, ces résul­tats se font attendre. Pour­tant, une bonne part des objec­tifs du dou­zième plan quin­quen­nal dépend de l’éner­gie qui sera pro­duite par le 5e réac­teur de Tcher­no­byl. La mise en ser­vice en temps utile de celui-ci n’est pas l’af­faire pri­vée du col­lec­tif des construc­teurs de la cen­trale de Tcher­no­byl : c’est l’af­faire de tous. Car elle est le sym­bole et la condi­tion de toute notre acti­vi­té, de notre ini­tia­tive, de notre indé­pen­dance, de notre conscience, de notre inté­rêt pour tout ce qui se fait dans notre pays.

Liou­bov Kovalevska
Pripiat
in Lite­ra­tour­na Oukraï­na, 27.3.1986
tra­duit de l’u­krai­nien par Régis Gayraud


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