V.N. Litvinov est né à Saratov le 30 septembre 1930. Son père était vétérinaire attaché aux unités de cavalerie, alors considérées comme le fer de lance de l’Armée Rouge. En 1937, Nikolaï Mikhaïlovitch Litvinov fut arrêté à Minsk. Certains régiments de cavalerie avaient été ravagés par une épizootie responsable de la mort d’un grand nombre de chevaux, et le père de Vladimir Litvinov fut accusé de trahison. Il parvint à survivre à toutes les épreuves des camps staliniens et fut réhabilité après le XXe Congrès du PCUS. Mais, Nikolaï Mikhailovitch Litvinov ne survécut que quelques années à sa réhabilitation. La mère de Litvinov, Nina Mikhailovna, avait reçu une formation musicale en même temps qu’elle poursuivait des études de médecine. Elle avait une belle voix, mais après l’arrestation de son mari, ne pouvant plus se produire sur scène, elle travailla jusqu’à la fin de ses jours comme infirmière à Saratov.
V.N. Litvinov était invalide. À l’âge de dix ans, par suite d’un accident malheureux, on dut l’amputer. Il passa plusieurs années dans les hôpitaux, et ce n’est qu’en 1951 qu’il put terminer l’École de la Jeunesse Ouvrière (cours du soir pour adultes). Il ne trouva pas sa voie toute de suite. Il commença par étudier à la Faculté de Droit de l’Université de Saratov où il fut un excellent élément. Mais, il abandonna brusquement la jurisprudence pour entrer à l’Institut des Bibliothécaires de Leningrad, qu’il quitta également bientôt. V. Litvinov s’inscrivit en 1955 à la Faculté d’Histoire de l’Université de Saratov jusqu’en 1960. De cette époque datent ses premiers travaux scientifiques. Son mémoire de maîtrise intitulé Le rôle de G.V. Plekhanov dans la lutte du POSDR contre l’empiriomonisme de A. Bogdanov , était hautement prisé par l’académicien A.M. Deborine. Sous la recommandation de celui-ci, Litvinov rédigea quelques petits articles pour le 1er tome de l’Encyclopédie Philosophique (Moscou, 1960). Il sortit de l’Université avec un Diplôme d’Excellence. Son mémoire traitait de l’évolution des opinions politiques et sociales de G. Plekhanov. Après l’Université, Litvinov fut pendant deux ans professeur d’histoire et directeur d’école à Generalskoe, village situé dans le district de Saratov, mais fut accepté en 1962 pour préparer une thèse de doctorat à l’Université de cette ville. Sa thèse, terminée en 1965, avait pour titre La Question de la succession théorique dans le passage entre les étapes servile et prolétaire du mouvement de libération en Russie. C’était un travail original ; c’est justement pourquoi il dut longtemps attendre sans pouvoir le soutenir à Saratov. Il fut quelque temps professeur d’enseignement secondaire dans la ville de Rybinsk puis devint chef du secteur sociologique d’une usine de sa ville natale. En 1968, après son mariage, Litvinov emménagea à Moscou, où il fut embauché comme sociologue auprès d’un Institut de Recherches Scientifiques. Il parvint à soutenir sa thèse à l’Université de Moscou et obtint le grade de candidat en sciences philosophiques. Litvinov publia plusieurs articles consacrés à des problèmes de sociologie appliquée, et le laboratoire qu’il dirigeait mena d’intéressants travaux dont des revues, tant populaires que scientifiques, se firent parfois l’écho. Pourtant, l’aggravation de son état de santé, sans en être la seule raison, força V. Litvinov à renoncer au service de l’État et à ne vivre que d’une petite pension d’invalidité. Homme de fougue et de passion, il décida en 1976, et ce de manière tout à fait inattendue même pour son entourage, de consacrer le reste de sa vie à l’étude et à la réhabilitation de N.I. Makhno et de son mouvement.
Litvinov avait déjà étudié les questions de l’apparition de l’idéologie et du mouvement anarchiste en Russie, et tenait en grande estime, avec leurs œuvres, les personnalités de Bakounine et Kropotkine. En approfondissant sa connaissance historique de l’anarchisme russe, Litvinov ne pouvait évidemment pas passer à côté d’une figure aussi significative que celle de N.I. Makhno. Les premières notes sur celui-ci apparaissaient dans les papiers de Litvinov en 1973. Les années suivantes, Litvinov entreprit une tâche immense, revoyant une quantité de documents du TSGAOR (Archives Centrales d’État de la Révolution d’Octobre), lisant toute la littérature disponible dans laquelle le nom de Makhno apparaissait, étudia les journaux de 1918 à 1922. Pour mieux comprendre les événements qu’il décrivait, Litvinov, à partir de 1975, fit six voyages à Goulaï-Polié et y rencontra des personnes qui se souvenaient encore de Makhno, ou qui l’avaient même rencontré. Litvinov retrouva quelques parents de Makhno et entreprit de classer la correspondance du révolutionnaire avec sa femme, décédée en 1980 à Chevtchenko. Il réussit à retrouver les enfants de plusieurs acteurs de premier plan du mouvement makhnoviste, comme le fils du chef de son État-Major, V.V. Belach. Le musée Régional de Gouliaï-Polié conserve les Mémoires de V. Antoni, qui, au début du siècle, avait introduit N. Makhno dans le mouvement anarchiste. À la fin des années 70 Litvinov avait achevé la première version de son ouvrage sur Makhno. Il comprenait qu’il ne pourrait jamais éditer son travail en URSS, mais le plus offensant pour lui était de remarquer qu’il n’y avait pas à Moscou un seul historien, écrivain ou publiciste capable d’accepter ne serait-ce que de lire un manuscrit sur ce sujet, et que l’on commençait à regarder l’auteur d’un livre sur Makhno comme un être qui n’avait pas toute sa raison. La personnalité de Makhno est devenue chez nous à tel point odieuse, et la propagande a si bien fixé dans les consciences l’image univoque d’un Makhno bandit et organisateur de pogroms, que les moindres avis positifs sur lui, ou la moindre recherche objective sur la « Makhnovchtchina », sont perçus comme notoirement mensongers. Litvinov souffrit beaucoup de savoir l’inutilité du travail qu’il avait produit.
Je fus vraisemblablement le premier historien à lire attentivement l’ouvrage de Litvinov, et discutai avec son auteur de ses qualités et de ses défauts. Je conseillai à Vladimir Nikolaïevitch d’en extraire des articles pour publication, ainsi que le plus de documents intéressants. En outre, je proposai à Litvinov de nouveaux thèmes de réflexion et il accomplit pour moi plusieurs traductions de l’anglais, qu’il avait étudié en autodidacte avec son habituel sérieux. Nous convînmes que ce travail pourrait lui être rétribué, ce qui améliora la situation matérielle de Litvinov. Il eut ainsi un stimulant pour poursuivre ses recherches sur Makhno, et ses premières publications, dans des revues de l’émigration russe ainsi que dans la revue Iztok, lui procurèrent une joie extraordinaire. Mais, sa terrible maladie ne lui permît point de faire beaucoup plus. Litvinov mourut le 18 janvier 1985 du cancer des poumons. Peu avant de mourir, il disait parfois : « Informez de ma maladie mes amis anarchistes d’Europe. Ils m’enverront les médicaments nécessaires ». Mais, il n’était déjà plus possible de le sauver, l’effrayante maladie envahissait le cerveau, et Litvinov ne resta que deux mois à l’hôpital. Il avait peu d’amis, mais ceux qui le connaissaient bien se rappelleront toujours cet homme chaleureux, courageux et bon.
Roy Medvedev
traduction : R. Gayraud
Bibliographie
- Nestor Makhno et la question juive a été publié :
- en russe, en samizdat, à Moscou en juin 82
- en français, dans la collection Volonté Anarchiste, n°24 Éditions du Groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste 34, rue de Fresnes – 92160 Antony
- en italien, dans la revue A. Rivista Anarchica Editrice A., Cas. Post. 17120 – 20170 Milano, Italie