La Presse Anarchiste

Je suis Chai Ling… je suis toujours vivante

Le nom de Chai Ling figu­rait en qua­trième posi­tion sur l’a­vis de recherche des 21 prin­ci­paux diri­geants étu­diants — publié par le minis­tère de la Sécu­ri­té publique, le 13 juin 1989 —, qui a été dif­fu­sé sur les écrans de la télé­vi­sion chi­noise et repro­duit dans les jour­naux du pays. Au terme d’une traque longue de dix mois, Chai Ling a fini par s’en­fuir de Chine, en com­pa­gnie de Feng Congde, son mari. C’est en France que le couple se trouve actuel­le­ment, depuis le début du mois d’a­vril 1990.

Chai Ling, âgée de vingt-trois ans, est ori­gi­naire du Shan­dong. Avant les évé­ne­ments, elle était aspi­rant-cher­cheur à l’Ins­ti­tut de recherche de psy­cho­lo­gie infan­tile de l’U­ni­ver­si­té nor­male de Pékin. Elle assu­rait le com­man­de­ment en chef du quar­tier géné­ral char­gé de la défense de Tian’an­men et se trou­vait sur la place au moment où les mili­taires ont inves­ti les lieux. Son témoi­gnage a été recueilli sur une cas­sette sor­tie clan­des­ti­ne­ment de Chine par Hong Kong.

Nous l’a­vons tra­duit d’a­près la ver­sion don­née dans : Tian’an­men yi jiu ba jiu [Tian’an­men, 1989], recueil de textes com­pi­lés par la rédac­tion du Lianhe bao [jour­nal union], Lian­jing, Tai­pei, août 1989.

A. Pino — I. Rabut

Nous sommes le 8 juin 1989. Il est 4 heures de l’a­près-midi. Je suis Chai Ling, com­man­dant en chef du quar­tier géné­ral de la place Tian’an­men. Je suis tou­jours vivante.

S’a­gis­sant des évé­ne­ments qui se sont réel­le­ment pro­duits sur la place entre le 2 et le 4 juin, je pense être le com­men­ta­teur le mieux qua­li­fié. Il est aus­si de mon devoir de révé­ler à tout le monde, à chaque com­pa­triote, à chaque citoyen, la véri­té sur les événements.

Le 2 juin, vers 10 heures du soir, le pre­mier signe : une voi­ture de police a ren­ver­sé quatre per­sonnes inno­centes, tuant trois d’entre elles. À ce moment-là, un deuxième signe a sui­vi : des sol­dats ont aban­don­né leurs véhi­cules, qui conte­naient des fusils et des uni­formes, ain­si que d’autres maté­riels, aux civils et à mes cama­rades qui blo­quaient le convoi. Devant cette réac­tion, mes cama­rades sont res­tés très vigi­lants. Ils ont ras­sem­blé toutes ces choses sur le champ et les ont remises au bureau de la sécu­ri­té publique. Nous pos­sé­dons des reçus qui en attestent. Le troi­sième signe : au cours de l’a­près-midi du 3 juin, le même jour, à 2 heures 10, d’im­por­tantes uni­tés de la police mili­taire, par­ties au même moment de Liu­bu­kou et de Xin­hua­men, ont frap­pé mes cama­rades et les cita­dins. À ce moment-là, mes cama­rades ont grim­pé sur un camion et ont crié au méga­phone : « La police popu­laire aime le peuple ! la police popu­laire ne frappe pas le peuple ! ». Au moment où un de mes cama­rades venait de crier la pre­mière phrase, un sol­dat s’est appro­ché de lui en cou­rant et lui a envoyé un coup de pied dans le ventre en lui disant : « Qui est-ce qui t’aime toi ! Mon cul ! », puis il lui a asse­né un coup de matraque sur la tête. Le gar­çon s’est alors écroulé.

Un mot sur notre posi­tion. J’é­tais le com­man­dant en chef. À ce moment-là, sur la place était éta­blie une sta­tion de radio. Cette sta­tion de radio était celle du groupe des gré­vistes de la faim. Je m’y tenais en per­ma­nence, diri­geant par radio tous les actions des cama­rades de la place. Bien sûr, au quar­tier géné­ral, il y avait aus­si d’autres cama­rades, comme Li Lu 1Li Lu a réus­si à s’en­fuir de Chine et vit désor­mais aux États-Unis. ou Feng Congde. Nous rece­vions sans cesse, et de toutes parts, des demandes de secours d’ur­gence. Sans cesse des infor­ma­tions nous par­ve­naient à pro­pos de cama­rades ou de cita­dins bat­tus, bles­sés ou tués.

Ce soir-là, entre 8 heures ou 9 heures et 10 heures, la situa­tion a encore empi­ré. On nous a trans­mis des infor­ma­tions de ce genre pas moins de dix fois. Ce soir-là, vers 7 heures ou 8 heures, dans notre quar­tier géné­ral, s’est tenue une confé­rence de presse des­ti­née à infor­mer les jour­na­listes chi­nois et les jour­na­listes étran­gers pré­sents sur la place de ce que nous savions réel­le­ment. Il y avait très peu de jour­na­listes étran­gers : quelques grands hôtels, les hôtels où résident les étran­gers, étaient occu­pés par des mili­taires et les chambres des jour­na­listes avaient déjà été fouillées. Seuls un ou deux d’entre eux avaient pu venir sur la place.

Le quar­tier géné­ral a publié une décla­ra­tion dont le mot d’ordre unique était : « À bas le gou­ver­ne­ment illé­gi­time de Li Peng ! »

À 9 heures, tous les cama­rades de la place Tian’an­men se sont mis debout et, levant la main droite, ils ont prê­té ser­ment : « Je jure, pour contri­buer à faire pro­gres­ser le cours de la démo­cra­tie dans notre patrie, pour la pros­pé­ri­té réelle de notre patrie, pour la gran­deur de notre patrie, pour empê­cher qu’une petite poi­gnée de conju­rés ne la détruise, pour évi­ter qu’un mil­liard cent mil­lions d’hommes ne meurent dans une ter­reur blanche, je jure de défendre au prix de ma jeune vie la place Tian’an­men et de défendre la Répu­blique. Nos têtes peuvent bien tom­ber, notre sang peut bien cou­ler, il ne faut pas perdre la Place du peuple. Nous la défen­drons au prix de notre jeune vie, jus­qu’au der­nier d’entre nous. »

À 10 heures, l’U­ni­ver­si­té de la démo­cra­tie a offi­ciel­le­ment été ouverte sur la place. C’est le vice-com­man­dant en chef, Zhang Boli, qui s’est vu char­gé de la pré­si­dence de l’U­ni­ver­si­té de la démo­cra­tie. Des per­son­na­li­tés de tous bords ont salué cha­leu­reu­se­ment l’ou­ver­ture de l’U­ni­ver­si­té démo­cra­tique. D’un côté, il y avait le quar­tier géné­ral qui rece­vait de par­tout des appels de détresse, et la situa­tion était extrê­me­ment ten­due ; de l’autre, au nord de la place, on enten­dait le ton­nerre des accla­ma­tions saluant l’ou­ver­ture de l’U­ni­ver­si­té de la démo­cra­tie. L’U­ni­ver­si­té de la démo­cra­tie était ins­tal­lée tout près de la sta­tue de la déesse de la liber­té. Pen­dant ce temps, à l’est et à l’ouest de l’a­ve­nue Chang’an, le sang cou­lait à flots. Les bour­reaux — les sol­dats de la 27e armée —, armés de tanks, des fusils d’as­saut, des baïon­nettes (on n’en était plus au gaz lacry­mo­gène), au moindre slo­gan crié, à la moindre brique lan­cée, pour­sui­vaient les gens avec leurs fusils d’as­saut. Tous les cadavres qui gisaient sur l’a­ve­nue Chang’an avaient la poi­trine ensan­glan­tée. Nos cama­rades qui arri­vaient, en cou­rant, au Quar­tier géné­ral avaient du sang sur les mains, la poi­trine ou les jambes : c’é­taient leurs com­pa­triotes… la der­nière goutte de leur sang… ils les avaient por­tés dans leurs bras.

Depuis le mois d’a­vril, au moment où les étu­diants for­maient le corps prin­ci­pal du mou­ve­ment patriote et démo­cra­tique, et même après le mois de mai, où il s’est trans­for­mé en mou­ve­ment de tout le peuple, notre prin­cipe a tou­jours été de reven­di­quer paci­fi­que­ment. Le prin­cipe de notre lutte était la paix. Beau­coup de cama­rades, d’ou­vriers, de cita­dins, sont venus à notre quar­tier géné­ral pour dire que, au point où nous en étions arri­vés, il fal­lait prendre les armes. Les gar­çons étaient très agi­tés et nous, les cama­rades du quar­tier géné­ral, nous leur avons dit : nous sommes pour des reven­di­ca­tions paci­fiques et le prin­cipe suprême du paci­fisme, c’est le sacrifice.

Alors, bras des­sus, bras des­sous, épaule contre épaule, nous sommes sor­tis un à un des tentes en chan­tant l’In­ter­na­tio­nale. Bras des­sus, bras des­sous, nous avons pris place sur les côtés nord, ouest et sud du Monu­ment aux héros du peuple. Nous nous sommes assis en silence et nous avons atten­du pai­si­ble­ment la lame des bourreaux.

C’é­tait une guerre entre l’a­mour et la haine et non pas une guerre entre deux forces armées. Car nous savions que comme notre mou­ve­ment patriote et démo­cra­tique avait pour prin­cipe suprême le paci­fisme cela vou­lait dire que si les cama­rades affron­taient avec des bâtons, des cok­tails Molo­tov, et d’autres armes qui n’en sont pas, ces sol­dats armés de fusils d’as­saut et de tanks, et qui avaient déjà per­du la rai­son, alors ce serait la pire des tra­gé­dies pour tout notre mou­ve­ment démocratique.

Ain­si, les cama­rades sont tran­quille­ment res­tés assis ou cou­chés, atten­dant le sacri­fice. À ce moment-là, depuis la tente du quar­tier géné­ral, équi­pée de micros aux quatre coins et de hauts-par­leurs à l’ex­té­rieur, nous avons dif­fu­sé les Des­cen­dants du Dra­gon 2Il s’a­git d’une chan­son de Hou Dejian, auteur-com­po­si­teur-inter­prète tai­wa­nais, lequel se trou­vait sur les lieux à ce moment-là. Les Des­cen­dants du dra­gon était un « tube » à l’é­poque.. Les cama­rades ont enton­né la chan­son, les larmes aux yeux. Nous nous étrei­gnions, nous nous tenions par la main, car nous savions que notre der­nière heure était arri­vée et que le moment de nous sacri­fier pour le peuple était venu.

Un jeune cama­rade, du nom de Wang Li, âgé de quinze ans seule­ment, avait écrit une lettre d’a­dieu. Je ne me sou­viens plus exac­te­ment de son conte­nu. Je me sou­viens seule­ment d’une phrase qu’il m’a dite : ce moment est étrange, ce qui est dom­mage c’est qu’on n’ait pas le temps. Il disait que, par­fois, quand il voyait un petit insecte ram­per, il levait le pied pour l’é­cra­ser et que, en un rien de temps, l’in­secte ces­sait de bou­ger. Il n’a­vait que quinze ans mais déjà il réflé­chis­sait à ce qu’est la mort. Répu­blique, il faut que tu te sou­viennes de ces enfants qui ont com­bat­tu pour toi !

Vers 2 heures ou 3 heures du matin, le quar­tier géné­ral a dû aban­don­ner la sta­tion de radio ins­tal­lée au pied du monu­ment aux héros du peuple. Il a fal­lu la déman­te­ler. En tant que com­man­dant en chef, avec les cama­rades du quar­tier géné­ral, j’ai fait le tour du monu­ment pour mobi­li­ser une der­nière fois nos cama­rades. Ils étaient assis en silence. Ils disaient : nous res­te­rons assis comme cela ; nous qui sommes au pre­mier rang, nous sommes les plus déter­mi­nés. Et ceux qui se trou­vaient der­rière disaient aus­si : même si les cama­rades du pre­mier rang sont tués ou frap­pés, nous res­te­rons tran­quille­ment assis, sans bou­ger, et nous ne tue­rons personne.

Je leur ai adres­sé quelques mots. Je leur ai racon­té une vieille his­toire, celle de la four­mi­lière où vivent un mil­liard cent mil­lions de four­mis : « Un jour, le feu éclate sur la butte, les four­mis doivent vite des­cendre en bas de la butte pour échap­per à la mort. Elles forment alors une boule qui roule jus­qu’en bas. Les four­mis qui se trouvent à l’ex­té­rieur sont brû­lées, mais la majo­ri­té sur­vit. Cama­rades, nous qui sommes sur cette place, nous sommes la couche exté­rieure du peuple, car nous savons très bien que seul notre sacri­fice peut per­mettre la renais­sance de la République ».

Les cama­rades ont chan­té plu­sieurs fois de suite l’In­ter­na­tio­nale, en se tenant pas les bras. À la fin, quatre de nos com­pa­triotes qui fai­saient la grève de la faim, dont Hou Dejian, Liu Xia­bo et Zhou Duo 3Le 2 juin, quatre per­son­na­li­tés ont déci­dé d’en­ta­mer une grève de la faim de 72 heures, en sou­tien aux étu­diants. Il s’a­gis­sait de Hou Dejian, le chan­teur tai­wa­nais, Liu Xiao­bo, un ensei­gnant de la sec­tion d’é­tude de la lit­té­ra­ture chi­noise de l’É­cole nor­male supé­rieure, Zhou Duo, res­pon­sable du plan de la com­pa­gnie Stone, et Gao Xin, rédac­teur en chef de l’heb­do­ma­daire de l’É­cole nor­male supé­rieure. Les gré­vistes ont rédi­gé à cette occa­sion un mani­feste, le « Mani­feste du 2 juin », dont la revue pari­sienne Com­men­taire a don­né la tra­duc­tion dans sa livrai­son d’au­tomne 1989, n°47 (d’a­près la ver­sion anglaise repro­duite dans The Inde­pen­dant de Londres le 10 juin 1989). Arrê­tés à l’is­sue de la nuit tra­gique, ils ont dû pas­ser des aveux abon­dant dans le sens de la thèse offi­cielle, aux­quels le régime de Pékin a fait une large publi­ci­té (cf. Bei­jing infor­ma­tion, Pékin, n°43, 23 octobre 1989 ; voir aus­si : Chro­nique de la répres­sion en Chine, Paris, n°14, 15 sep­tembre 1989, et n°19, 30 novembre 1989)., n’en pou­vant sup­por­ter davan­tage, nous ont dit : « Enfants, il ne faut pas conti­nuer de vous sacrifier. »

Nous étions tous à bout de forces. Ils sont par­tis négo­cier avec l’ar­mée. Ils sont allés trou­ver un offi­cier du quar­tier géné­ral pré­ten­du­ment char­gé d’im­po­ser la loi mar­tiale et lui ont dit : « Nous allons éva­cuer la place mais nous aime­rions que vous garan­tis­siez la sécu­ri­té de nos cama­rades. Nous éva­cue­rons paci­fi­que­ment. » Pen­dant ce temps, le quar­tier géné­ral de la place consul­tait tous les cama­rades sur la ques­tion de savoir s’il fal­lait se reti­rer ou res­ter. Et l’on a déci­dé d’é­va­cuer tous les étu­diants. Mais cette bande de bour­reaux n’a pas tenu ses pro­messes : au moment où les cama­rades se reti­raient, les sol­dats cas­qués et armés de fusils d’as­saut sont mon­tés à l’as­saut du troi­sième palier du monu­ment. Sans attendre que le quar­tier géné­ral de la place ait infor­mé tout le monde de le déci­sion de battre en retraite, ils ont pul­vé­ri­sé nos haut-par­leurs ins­tal­lés sur le monu­ment. Le monu­ment du peuple ! Le monu­ment aux héros du peuple ! Ils ont osé ouvrir le feu sur le monu­ment. Le reste des étu­diants est des­cen­du du monu­ment. Tous se reti­raient en pleurant.

Des cita­dins nous ont dit de ne pas pleu­rer. Les cama­rades ont répon­du : « Nous revien­drons parce que cette place est la place du peuple ! » Mais nous avons appris par la suite que cer­tains cama­rades conti­nuaient à croire dans ce gou­ver­ne­ment et dans cette Armée popu­laire de libé­ra­tion. Ils s’i­ma­gi­naient, qu’au pire, l’ar­mée les expul­se­rait de force. Exté­nués, ils dor­maient pro­fon­dé­ment sous les tentes lorsque les tanks ont rou­lé sur eux, les apla­tis­sant comme des crêpes. On a dit que plus de 200 étu­diants étaient morts, on a dit aus­si qu’il y avait eu plus de 4.000 vic­times sur la place. Le chiffre exact, main­te­nant encore, je ne le connais pas. Mais les membres de l’U­nion auto­nome des ouvriers qui se trou­vaient autour de la place sont tous morts, et ils étaient au moins 20 ou 30.

Il paraît que, au moment où les cama­rades ont déci­dé de se reti­rer, les sol­dats des tanks et des blin­dés ont arro­sé d’es­sence les tentes et les vête­ments oua­tés, et les ont brû­lés en même temps que les cadavres des cama­rades. Puis, ils ont lavé la place à grande eau pour qu’il ne sub­siste aucune trace. Les tanks ont éga­le­ment rou­lé sur le sym­bole de notre mou­ve­ment démo­cra­tique, la déesse de la démo­cra­tie, et l’ont réduite en miettes.

En nous tenant par la main, nous nous sommes diri­gés vers le côté ouest de la place, en contour­nant le mau­so­lée de Mao Zedong par le sud. Alors, au sud du mau­so­lée, nous avons vu une masse com­pacte de plus de 10.000 sol­dats cas­qués, assis par terre. Les cama­rades leur ont crié : « Chiens ! Fas­cistes ! ». Tan­dis que nous nous reti­rions vers l’ouest, nous avons vu des rangs de sol­dats se diri­ger au pas de course vers la place. Les cita­dins et les cama­rades leur criaient, en ser­rant les dents : « Fas­cistes ! Chiens ! Brutes ! » Mais eux, ont conti­nué leur course rapide sans un regard. Quand nous sommes pas­sés à Liu­bu­kou, tous les membres du quar­tier géné­ral au com­plet mar­chaient en tête. C’est à Liu­bu­kou, pré­ci­sé­ment, dans l’a­près-midi du 3 juin, qu’a­vait eu lieu le pre­mier affron­te­ment san­glant. Le sol était jon­ché de briques et de tuiles, de pou­belles brû­lées et écra­sées. De Liu­bu­kou, nous nous sommes diri­gés vers l’a­ve­nue Chang’an. Nous avons vu des voi­tures brû­lées, des briques et des tuiles cou­vrant le sol. On com­pre­nait qu’il avait dû y avoir une bataille achar­née. Pour­tant, il n’y avait pas un seul cadavre. C’est seule­ment après que nous avons appris que cette bande de fas­cistes avait tué les gens à coups de mitrailleuses et que les sol­dats de l’ar­rière-garde avaient entas­sé les cadavres dans des auto­bus et sur des tri­cycles : cer­tains n’é­taient pas morts et res­pi­raient encore, et ils sont morts étouf­fés. Cette bande de fas­cistes a fait dis­pa­raître ain­si toute trace des crimes qu’elle a per­pé­trés en plein jour.

Dans un sur­saut d’éner­gie, nous avons déci­dé de retour­ner en cor­tège sur la place. Les cita­dins, tous, nous en ont dis­sua­dés en nous disant : « Enfants, savez-vous qu’ils ont ins­tal­lé des mitrailleuses en bat­te­rie ? Arrê­tez le sacri­fice ! ». Alors, nous avons dû rega­gner, par Xidan, le quar­tier ouest de la ville 4Par­tie de Pékin où sont ins­tal­lées les uni­ver­si­tés.. En che­min, j’ai vu une mère qui pous­sait des cris déchi­rants : son enfant était mort. J’ai vu quatre cadavres, les cadavres de cita­dins. À mesure que nous avons été vers le nord et que nous nous sommes rap­pro­chés des cam­pus, nous avons ren­con­tré des cita­dins qui avaient les larmes aux yeux.

Des gens ont dit : « Nous avons ache­té des bons du Tré­sor. Était-ce pour qu’ils s’en servent pour ache­ter des balles des­ti­nées à tuer le peuple inno­cent ? À tuer nos enfants inno­cents ? » Ensuite, des nou­velles nous sont par­ve­nues de tous côtés, des cama­rades ou des cita­dins : cette bande de fas­cistes tuaient réel­le­ment ! Ils lan­çaient des roquettes sur les quar­tiers d’ha­bi­ta­tion qui bordent les deux côtés de l’a­ve­nue Chang’an. Des vieillards, des enfants, péris­saient sous leurs fusils. Quelle faute avaient-ils com­mise ? Ils n’a­vaient même pas crié de slo­gans ! Un ami m’a dit que, à 2 heures du matin, comme il se trou­vait sur l’a­ve­nue Chang’an pour ten­ter de blo­quer les chars, il avait vu de ses propres yeux une fillette, pas très grande, faire un signe de la main droite, debout devant un char. Le char lui avait pas­sé sur le corps et l’a­vait apla­ti comme une crêpe. Le cama­rade que ce cama­rade tenait par la main droite a été abat­tu par une balle. Et celui qu’il tenait par la main gauche a été abat­tu ensuite. Il m’a dit : « Je l’ai vrai­ment échap­pé belle ! ». Sur le che­min du retour, nous avons vu une mère qui cher­chait son enfant. Elle nous a dit com­ment il s’ap­pe­lait. Elle nous a dit que la veille il était encore là et elle se deman­dait s’il était tou­jours en vie. Des femmes cher­chaient leur mari, des pro­fes­seurs cher­chaient leurs étu­diants… Sur les bâti­ments admi­nis­tra­tifs alen­tour, des ban­de­roles étaient sus­pen­dues por­tant le slo­gan : « Sou­te­nons la déci­sion cor­recte du Comi­té cen­tral du Parti. »

Les cama­rades, de colère, ont arra­ché ces ban­de­roles et les ont brû­lées. La radio cla­mait encore : L’ar­mée est entrée dans Pékin pour répri­mer les menées d’une bande d’é­meu­tiers et pour main­te­nir l’ordre dans la capitale..

Je pense que je suis la mieux qua­li­fiée pour dire si, nous autres les étu­diants, nous sommes oui ou non des émeu­tiers. Que tous les Chi­nois pour­vus d’une conscience posent la main sur leur cœur et qu’ils réflé­chissent un moment : ces enfants qui se tenaient par la main et qui, assis, épaule contre épaule, au pied du monu­ment aux héros du peuple, atten­daient la lame des bour­reaux, les yeux rivés sur elle, étaient-ils des émeu­tiers ? S’ils avaient été des émeu­tiers, seraient-ils res­tés assis là tran­quille­ment ? Où les fas­cistes en sont-ils arri­vés pour pou­voir ain­si, sans ver­gogne, et au mépris de toute conscience, pro­fé­rer des men­songes aus­si mons­trueux ! Et si on traite de bêtes sau­vages et de brutes les sol­dats qui ont tué avec leurs fusils d’as­saut d’in­no­cents cita­dins, alors de quel nom doit-on appe­ler ceux qui mentent devant les écrans de la télé­vi­sion et les camé­ras ? Au moment où nous quit­tions la place, main dans la main, un tank a char­gé dans notre direc­tion et a lan­cé sur les cama­rades des gaz lacry­mo­gènes. Ils ont rou­lé sur les corps des étu­diants, sur leurs jambes, sur leurs nuques. Beau­coup de cadavres n’ont pas été retrou­vés entiers… De quel côté sont les émeutiers ?

C’est ain­si que nous avons conti­nué de mar­cher, nous les cama­rades, à la même allure. Les cama­rades avaient mis leurs masques. Les gaz lacry­mo­gènes nous brû­laient et nous assé­chaient la gorge. Nos cama­rades qui ont sacri­fié leur vie, qu’est-ce qui pour­ra un jour les rame­ner à la vie ? Il sont res­tés pour tou­jours, pour tou­jours, sur l’a­ve­nue Chang’an.

Notre troupe, de retour de la place Tian’an­men, a fait son entrée len­te­ment sur le cam­pus de Bei­da (Uni­ver­si­té de Pékin). Comme il y avait beau­coup de cama­rades venus de l’ex­té­rieur, l’U­ni­ver­si­té avait pré­vu des lits pour les héber­ger. Mais nous étions ter­ri­ble­ment, ter­ri­ble­ment tristes. Nous étions tou­jours en vie mais ceux qui étaient res­tés sur la place, sur l’a­ve­nue Chang’an, étaient bien plus nom­breux. Et eux ne revien­dront jamais, jamais ils ne revien­dront ! Par­mi eux, cer­tains étaient très jeunes, très jeunes, et ils ne revien­dront jamais… Notre retrait de la place et notre retour à Bei­da ont mar­qué la fin, sous la contrainte, d’un mou­ve­ment reven­di­ca­tif paci­fique com­men­cé, le 13 mai, par une grève de la faim, et pour­sui­vi par un sit-in paci­fique. Par la suite, nous avons reçu des infor­ma­tions selon les­quelles le 3 juin, à 10 heures du soir, Li Peng avait don­né trois ordres : 1) les sol­dats avaient le droit d’ou­vrir le feu ; 2) les véhi­cules mili­taires devaient avan­cer le plus vite pos­sible, de façon à récu­pé­rer entiè­re­ment la place avant le 4 au matin ; 3) les orga­ni­sa­teurs et les diri­geants du mou­ve­ment devaient être tués sur le champ et sans sommation.

Com­pa­triotes, voi­là le gou­ver­ne­ment illé­gi­time et sans scru­pules qui conti­nue de faire venir ses troupes et de gou­ver­ner l’es­pace de la Chine. Les mas­sacres conti­nuent à Pékin et les mas­sacres ont com­men­cé, peu à peu, dans tout le pays et se pour­suivent actuel­le­ment. Mais, com­pa­triotes, plus les temps sont obs­curs et plus vite vient l’au­rore, plus les fas­cistes répriment sans scru­pules et plus vite nous ver­rons l’a­vè­ne­ment d’une répu­blique démo­cra­tique appar­te­nant véri­ta­ble­ment au peuple. Le moment de vie ou de mort est arri­vé pour la sur­vie de notre peuple. Com­pa­triotes, citoyens doués de conscience, Chi­nois, réveillez-vous. La vic­toire finale vous revien­dra. Le Comi­té cen­tral illé­gi­time, avec à sa tête Yang Shang­kun, Li Peng, Wang Zhen et Bo Yibo, ver­ra bien­tôt arri­ver sa fin !

À bas le fascisme !

À bas le gou­ver­ne­ment des militaires !

Le peuple vaincra !

Vive la République !

Chai Ling
[Tra­duit du chi­nois par Angel Pino et Isa­belle Rabut.]

  • 1
    Li Lu a réus­si à s’en­fuir de Chine et vit désor­mais aux États-Unis.
  • 2
    Il s’a­git d’une chan­son de Hou Dejian, auteur-com­po­si­teur-inter­prète tai­wa­nais, lequel se trou­vait sur les lieux à ce moment-là. Les Des­cen­dants du dra­gon était un « tube » à l’époque.
  • 3
    Le 2 juin, quatre per­son­na­li­tés ont déci­dé d’en­ta­mer une grève de la faim de 72 heures, en sou­tien aux étu­diants. Il s’a­gis­sait de Hou Dejian, le chan­teur tai­wa­nais, Liu Xiao­bo, un ensei­gnant de la sec­tion d’é­tude de la lit­té­ra­ture chi­noise de l’É­cole nor­male supé­rieure, Zhou Duo, res­pon­sable du plan de la com­pa­gnie Stone, et Gao Xin, rédac­teur en chef de l’heb­do­ma­daire de l’É­cole nor­male supé­rieure. Les gré­vistes ont rédi­gé à cette occa­sion un mani­feste, le « Mani­feste du 2 juin », dont la revue pari­sienne Com­men­taire a don­né la tra­duc­tion dans sa livrai­son d’au­tomne 1989, n°47 (d’a­près la ver­sion anglaise repro­duite dans The Inde­pen­dant de Londres le 10 juin 1989). Arrê­tés à l’is­sue de la nuit tra­gique, ils ont dû pas­ser des aveux abon­dant dans le sens de la thèse offi­cielle, aux­quels le régime de Pékin a fait une large publi­ci­té (cf. Bei­jing infor­ma­tion, Pékin, n°43, 23 octobre 1989 ; voir aus­si : Chro­nique de la répres­sion en Chine, Paris, n°14, 15 sep­tembre 1989, et n°19, 30 novembre 1989).
  • 4
    Par­tie de Pékin où sont ins­tal­lées les universités.

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste