Lorsque la corruption ronge l’Empire, l’empereur perd le mandat du ciel [tianming]. Il est alors temps de le lui retirer ce qui, en chinois, se dit geming et signifie aujourd’hui « révolution ». En cette année du Bicentenaire de 1789, seuls les jeunes Chinois rassemblés sur la place Tian’anmen ont su célébrer dignement l’événement. Malheureusement, cette révolution s’est terminée dans le sang.
« Nous sommes en 1948, et les quatre clans, qui s’étaient enrichis grâce à leurs liens avec Tchiang Kai-chek, ont été remplacés par les familles des cadres dirigeants du Parti. Aujourd’hui, ils achètent des immeubles à Los Angeles, des appartements à New York. »
C’est ainsi que, au printemps 1988, Liu Binyan, l’un des trois intellectuels exclus du Parti pour « libéralisme bourgeois » au lendemain du limogeage de Hu Yaobang, en janvier 1987, caractérisait la situation de la Chine. À l’époque, nul n’aurait imaginé qu’une explosion d’une ampleur sans précédent allait secouer la Chine et que, le 17 mai, on allait voir défiler pêle-mêle sur la place Tian’anmen, intellectuels, ouvriers, employés, petits vendeurs, et même étudiants de la Sécurité publique et fonctionnaires de l’École centrale des cadres du Parti. Aujourd’hui, les chars et les mitrailleuses ont fait disparaître les manifestations de la crise sociale qui mine l’Empire. Mais ils ne l’ont nullement résolue, et tous les observateurs s’accordent pour reconnaître que, sous le mince masque du conformisme affiché, le mécontentement est considérable dans le peuple.
Dégoûtées d’un régime qui ne repose plus que sur la force brute, les masses urbaines font le gros dos, et l’approvisionnement en produits de luxe de la capitale, à l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation d’un régime aujourd’hui honni par une grande partie de la population, ne suffira pas à faire oublier aux Pékinois les massacres de juin.
Le soulèvement du printemps est le fils de la politique de réforme entreprise en 1978 sous la houlette de Deng Xiaoping. Si celle-ci a été vécue par une grande partie de la population des villes et des campagnes comme une libération au début des années 80, elle a très vite montré ses limites. Développement des inégalités sociales à la campagne, qui aboutit en janvier 1989 à la création d’une « main-d’œuvre fluctuante » (en fait de chômeurs à la recherche d’un emploi) d’environ cinquante millions de personnes, inflation galopante, qui provoque un mécontentement considérable dans les couches urbaines, suppression de la garantie de l’emploi sans contreparties, et, surtout, « affairisme officiel » et arbitraire des cadres de base qui utilisent leur position privilégiée pour s’enrichir directement. Tous ces problèmes sociaux renvoient en fait à la nature du système politique.
Depuis qu’il a lancé la répression du Printemps de Pékin de 1978 – 1979, Deng Xiaoping a tenté de transformer l’économie tout en maintenant intacte la dictature du Parti communiste. Cependant, dans le système chinois, économie et politique sont étroitement liées. La position sociale des cadres du Parti, l’absence de système judiciaire autonome capable de trancher les litiges entre les citoyens et le Parti-État, le contrôle total de la presse par le pouvoir, sont autant d’atouts aux mains des bureaucrates dans leur lutte contre les citoyens. Malgré tout, la société a profité des quelques espaces de liberté que la réforme a permis d’ouvrir.
À la suite de la décollectivisation du début des années 80, les paysans, libres de cultiver leur champ à leur guise et de vendre sur le marché une part importante de leur production, se sont mis au travail avec enthousiasme. La production céréalière a beaucoup augmenté et les activités secondaires, artisanat, transports, transformation des produits agricoles, petits ateliers de fabrication et de sous-traitance, se sont multipliés dans les campagnes. Dans un premier temps, cela a eu pour résultat de libérer en partie les habitants des campagnes de l’arbitraire des cadres, puisque ceux-ci ne disposaient plus du pouvoir d’organiser la production, ni de distribuer les revenus.
Mais, en même temps, on a vu apparaître une nouvelle couche sociale privilégiée, les « foyers aux dix mille yuans », qui se sont enrichis soit en se spécialisant, soit en créant des entreprises de transport. Ces foyers « millionnaires » sont de deux types : certains appartiennent à la parentèle des cadres et se sont enrichis essentiellement grâce à leurs relations [guanxi] avec l’appareil du pouvoir, et cet enrichissement est vécu comme illégitime. D’autres ont fait fortune parce qu’ils étaient entreprenants, mais eux-mêmes sont souvent rançonnés par les cadres. Tant que les fonctionnaires restent « raisonnables » dans leurs exigences, la situation est considérée comme supportable. Mais une mauvaise récolte, une calamité naturelle risquent de remettre en question le précaire équilibre social.
Au cours des dernières années, la crise s’est aggravée. Malgré la décollectivisation des terres, l’État continue à imposer aux paysans la fourniture de céréales à un prix fixé aux termes d’un contrat. Or l’inflation commençant à se développer, ce prix s’est retrouvé très inférieur à celui du marché, et les paysans se sont sentis grugés. En 1988, les problèmes sont devenus plus aigus : la surchauffe de l’économie ayant fait fondre les réserves monétaires de l’État, on a rétribué les paysans avec des bons payables l’année suivante, c’est-à-dire en monnaie de singe. Cette décision a provoqué des troubles dans certaines régions, notamment au Sichuan où, dans certains districts, les paysans ont attaqué le siège du gouvernement.
À cette situation dramatique, s’ajoute le problème des engrais. Fournis par l’État à un prix très faible, ils sont souvent accaparés par les cadres locaux qui les revendent à des prix prohibitifs aux paysans. Ces spéculations provoquent un grave mécontentement dans les campagnes, et la presse regorgeait, au printemps 1989, d’articles faisant état de déclarations scandalisées de paysans incapables d’obtenir les engrais à bas prix.
Enfin, depuis la fin de 1988, la presse officielle reconnaît qu’environ cinquante millions de personnes, le plus souvent des paysans qui ont quitté la terre pour aller chercher fortune ailleurs, se sont précipitées sur les routes à la recherche d’un emploi. Lors du nouvel an chinois 1989 (février), les autorités du Guangdong affirmaient qu’une trentaine de milliers d’entre eux vivaient de façon plus ou moins permanente sur la place de la gare de Canton. Effectuant des travaux de manœuvre, (mal) payés à la tâche, ils vivent dans une grande précarité et fournissent d’importants contingents à la délinquance. Jeunes pour la plupart, ils constituent une masse extrêmement volatile dans les grandes villes qui abritent un cinquième d’entre eux.
Ces ruraux migrants ne sont pas les seuls mécontents dans la population urbaine. Les salariés ont, eux aussi, leurs raisons de douter des bienfaits de la réforme. La cause immédiate de ce découragement est naturellement la flambée des prix qui atteint un rythme de 50 % par an dans les grandes villes. Les salaires, malgré l’augmentation des primes, ne suivant plus, les ouvriers sont obligés d’exercer deux emplois, allant vendre des snacks après le travail ou effectuant des réparations dans les appartements. Dans cette situation déjà difficile, le rationnement des produits de première nécessité est réapparu à la fin 1988 : sel, allumettes manquaient cruellement. Devant cette baisse de leur niveau de vie, les ouvriers n’ont guère de moyen de protester : les syndicats sont naturellement interdits, et ils se trouvent à la merci des petits chefs dans les ateliers. Alors, ils répondent par la grève perlée, l’absentéisme, etc. La situation était devenue dramatique dans bien des grandes entreprises à la veille des grandes manifestations du printemps. L’absence de liberté d’organisation, la dégradation des conditions de vie se conjuguent pour faire désespérer les salariés urbains de l’avenir des réformes.
Mais leurs frustrations sont encore renforcées par le luxe qu’affichent les membres de la nouvelle classe privilégiée. Depuis deux ans, dans les grandes villes, les restaurants haut de gamme se sont multipliés : les rejetons des classes dirigeantes y dépensent deux à trois mois de salaire moyen pour un repas. Hôtels de première catégorie, voitures particulières, voyages à l’étranger, rien n’est inaccessible aux « mandarins corrompus ». Qui sont-ils ? des membres de la parentèle des cadres dirigeants qui utilisent leurs guanxi pour s’enrichir. C’est la coexistence du système du plan et du marché qui permet l’apparition de ces nouveaux riches : un responsable d’usine dispose de cinq tonnes d’acier au prix d’État. Il lui suffit de le vendre à une relation en empochant une commission. Cette relation connaît elle-même un directeur d’usine qui a justement besoin d’acier, mais ne peut s’en procurer au prix d’État. Contre un pourcentage à son fournisseur, il s’engagera à lui acheter ses matières premières. C’est ainsi que la tonne d’acier peut atteindre sur le marché cinq fois le prix fixé par l’État, la différence allant dans les poches des mandarins corrompus. D’autres trouvent également des moyens de s’enrichir, ce sont les personnalités qui servent d’intermédiaires aux entreprises étrangères. Là encore, ce sont souvent des membres des familles des hauts dirigeants. Leur fortune peut atteindre des proportions immenses, et même être placée à l’étranger. En août 1988, lors d’un voyage en Australie et à Hong Kong, Fang Lizhi, le physicien dissident, aujourd’hui réfugié à l’ambassade des États-Unis de Pékin, avait déclaré que les enfants des plus hauts dignitaires chinois disposaient de comptes en Suisse. Ces déclarations ont fait bien des remous à Zhongnanhai, mais aucun procès n’a été intenté au Sakharov chinois. On peut donc imaginer que ses informations étaient tout à fait fondées.
Cet affairisme officiel entretient un climat de corruption rampante, et la plupart des Chinois interrogés affirment qu’il faut donner des bakchichs à tous les fonctionnaires pour faire aboutir une quelconque démarche administrative. Par exemple, les chauffeurs de camions doivent donner des pots-de-vin aux agents de police locaux pour qu’ils ne déclarent par leur véhicule impropre à la circulation, et ainsi de suite.
Conditions de vie très pénibles, logements surpeuplés et délabrés, transports en commun de jour en jour plus incommodes, les salariés des villes, pressurés de toute part, sont révoltés par le train de vie des familles des « serviteurs du peuple ». Pour un rien, les bagarres éclatent dans les grandes villes. C’est dans cette atmosphère explosive que les étudiants ont lancé leurs manifestations en avril 1989. Il n’est donc guère étonnant que les « citadins » (les Chinois utilisent le terme de shimin) aient manifesté leur soutien à leurs revendications. D’autant plus que cette fois-ci, à la différence de ce qui s’était produit en 1986 – 1987, les jeunes universitaires ont dénoncé dans leurs slogans l’affairisme officiel. La revendication de liberté de la presse a également eu un immense écho dans les masses urbaines ; en effet, bien des citadins estiment que si les journaux disaient la vérité, les mandarins corrompus seraient contraints de modérer leurs appétits.
Bien qu’au cours du mouvement, ouvriers et employés n’aient joué qu’un rôle de soutien aux étudiants, lorsque les vieillards corrompus de Zhongnanhai ont envoyé leurs troupes réprimer le soulèvement pacifique, ils se sont retrouvés au premier rang. Ce sont eux essentiellement qui, le 20 mai, ont bloqué l’avance des troupes de la loi martiale, et ce sont eux qui, dans la nuit du 3 au 4 juin, ont payé le plus lourd tribut à la répression. Ce sont eux enfin qui ont fourni le gros des personnes arrêtées et exécutées.
Pourtant, l’intervention de l’armée n’a nullement réglé l’immense crise sociale qui a conduit ouvriers et employés à descendre dans la rue. Aujourd’hui, Pékin est silencieux, mais la résistance passive se manifeste fréquemment. Baisse catastrophique de la productivité, attitude de défi face aux militaires, plaisanteries sur la nouvelle équipe dirigeante témoignent de cette obstination. Les ouvriers chinois ne croient plus les mensonges éhontés de la propagande gouvernementale, et les nombreuses séances d’étude politique ne convainquent plus personne. La société chinoise ayant changé, le retour aux vieilles méthodes décrété par la clique Yang-Li-Deng est tout à fait inefficace.
Les ouvriers et les employés ne sont pas les seules catégories sociales frappées par le découragement. Les intellectuels ont, eux aussi, commencé à désespérer des réformes. Devant vivre de leur seul salaire, souvent incapables d’exercer un second emploi, ils sont encore plus directement frappés par la hausse des prix.
Le limogeage de Hu Yaobang a mis un terme à l’expérience « gorbatchevienne » de réforme du système politique qui avait marqué la deuxième moitié de 1986. Pendant ces six mois, de nombreux chercheurs, journalistes, écrivains, profitant de la tolérance de Hu et du chef de la propagande, Zhu Houze, avaient exprimé des revendications audacieuses, telles que la séparation des pouvoirs, l’élection d’une véritable assemblée nationale. Cette atmosphère de liberté relative avait permis à des radicaux comme Fang Lizhi de dénoncer les méfaits du système socialiste, à des réformateurs comme Liu Binyan de vilipender la dégénérescence des cadres du Parti. Les étudiants avaient alors profité de l’occasion pour descendre dans la rue et manifester leur impatience devant les lenteurs de la réforme politique. Fin décembre 1986, Deng Xiaoping décidait de mettre un terme à cette expérience et renvoyait Hu Yaobang, accusé de laxisme vis-à-vis du « libéralisme bourgeois », nom de code pour le mouvement démocratique. Au cours des deux années qui suivirent, c’est sur la réforme économique que Zhao Ziyang mit l’accent, mais, résistant aux offensives des conservateurs, il laissait un certain nombre d’espaces de liberté aux penseurs audacieux. C’est sans aucun doute dans les salons démocratiques des universités (celui de Beida attirait en 1988 des centaines d’étudiants, parmi lesquels un certain Wang Dan qui devait prendre la tête du mouvement de 1989) et dans certains périodiques particulièrement courageux comme le World Economic Herald que le bouillonnement des idées se faisait sentir. Au début de l’année 1989, choqués par les dérapages de la réforme économique, un certain nombre d’intellectuels exigeaient de profonds changements politiques, et réclamaient, à la suite de Fang Lizhi et pour la première fois dans l’histoire de la République populaire, la libération des prisonniers d’opinion enfermés depuis près de dix ans. L’année 1989, riche en anniversaires, devait permettre aux intellectuels d’exprimer ouvertement leur mécontentement.
Aujourd’hui, la répression les a durement frappés : tous ceux qui, au cours des douze dernières années, ont affirmé des opinions originales, dans n’importe quel domaine, se retrouvent aujourd’hui l’objet de mandats d’arrêt, ou bien sont déjà en prison, ou ont été contraints à l’exil. Le domaine culturel, celui de la pensée sont à nouveau un désert, et le gouvernement de Li Peng n’a pas hésité à faire brûler les livres écrits par les « adeptes du libéralisme bourgeois ». Mais, là encore, la répression ne résout rien. Son seul effet est de renvoyer la Chine à une époque révolue.
Coupé des élites intellectuelles, des ouvriers et des employés, incapable de résoudre la crise qui secoue les campagnes, le gouvernement de Deng-Li-Yang et le Parti divisé sur lequel il s’appuie, auront bien du mal à faire face aux défis de cette fin des années 80.
Jean-Philippe Béja