La Presse Anarchiste

Le fil renoué

Sauf de rares excep­tions, cha­cun de ceux aux­quels ce bul­le­tin est adres­sé a reçu une cir­cu­laire lui annon­çant la publi­ca­tion d’un organe des­ti­né à se sub­sti­tuer à « l’en dehors », sup­pri­mé, comme on sait, à la fin de 1939.Exprimer notre joie à la pen­sée de ren­trer, après une si longue sépa­ra­tion, en rela­tion avec nos anciens abon­nés, cela dépasse nos capa­ci­tés d’é­cri­vain. Ce qu’il importe, c’est de déter­mi­ner à l’u­sage de qui est des­ti­né « l’U­nique »1On trou­ve­ra pare ailleurs ce que nous dénom­me­rons notre « pro­gramme » sous le titre « Ten­dances et thèses prin­ci­pales du Centre les amis d’E. Armand »..

Il est évident que les cir­cons­tances s’é­tant modi­fiées, nos cam­pagnes pour­ront être autres que celles que nous menions avant la catas­trophe de 1939. Sur cer­taines ques­tions, nous avons dit tout ce que nous avions à dire. D’autres pré­oc­cu­pa­tions nous acca­pa­rant, les sujets que nous enten­dons déve­lop­per dif­fé­re­ront peut-être quelque peu de ceux que nous expo­sions alors. Non pas que nous aban­don­nions un pouce de notre pro­gramme de tou­jours : néga­tion de l’ar­chisme, c’est-à-dire de la néces­si­té de la contrainte ou de l’im­mix­tion éta­tiste, gou­ver­ne­men­tale, admi­nis­tra­tive pour éta­blir ou régler les accords ou les rap­ports entre les hommes,. Nous res­tons ce que nous avons tou­jours été.

Avant d’al­ler plus loin, je tiens à remer­cier — car je consi­dère la recon­nais­sance et la gra­ti­tude incluses dans la pra­tique de la cama­ra­de­rie « pour de vrai » — tous ceux qui m’ont per­mis de faire paraître ce bul­le­tin et sans l’aide des­quels je n’au­rais certes pas pu le faire. Qu’ils nous aient remis ou envoyé dix francs ou mille francs, je leur en sais un gré très vif. Sans eux, nous n’au­rions pu renouer le lien qu’a­vait rom­pu l’é­pou­van­table tue­rie qui vient de finir, en Europe pour commencer.

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Voyons main­te­nant à qui s’a­dresse « l’U­nique » :

Ce bul­le­tin est des­ti­né, en prin­cipe, à une cer­taine caté­go­rie de per­sonnes sélec­tion­nées dans l’am­biance sociale et que, faute d’un vocable plus appro­prié, nous nous obs­ti­nons à dési­gner sous celui d’« indi­vi­dua­listes à notre façon » — les seuls indi­vi­dua­listes qui nous inté­ressent, bien enten­du. L’in­di­vi­dua­liste « à notre façon » est, par rap­port à l’é­thique et à l’es­thé­tique de la bour­geoi­sie, des écoles, ou du plus grand nombre, ou de l’en­vi­ron­ne­ment social, un non-confor­miste, un « en dehors », un « en marge ». Il a réflé­chi, il a débar­ras­sé son cer­veau de tous les « fan­tômes » abs­traits ou métaphysi­ques qui le han­taient quand il flot­tait au gré du cou­rant, empor­té comme un bou­chon sur les flots du « comme tout le monde », du moins, il s’est effor­cé de le faire. » Il s’est créé une per­son­na­li­té qui « résiste », c’est-à-dire qui ne se laisse pas enta­mer par les cla­meurs, les embal­le­ments, les voci­fé­ra­tions ou les sur­sauts de la foule. Il veut savoir où il va, non sans avoir médi­té lon­gue­ment quant à la route à suivre, sans jamais perdre de vue que ce qu’il appelle sa « liber­té » est condi­tion­né par sa « responsabilité ».

Qu’est-ce encore que « notre » indi­vi­dua­liste ? C’est celui qui est uni à ceux de « son monde » par la cama­ra­de­rie, laquelle est consi­dé­rée ici comme « une assu­rance volon­taire que sous­crivent entre eux des indi­vi­dua­listes pour s’é­par­gner toute souf­france inutile ou évi­table ». Or, cette défi­ni­tion date de 1924, c’est-à-dire compte plus de vingt ans. « Notre concep­tion de la cama­ra­de­rie — écri­vais-je dans « l’e.d. » d’août-sep­tembre 1939, le der­nier fas­ci­cule paru — est POSITIVE et non néga­tive, CONSTRUCTIVE et non des­truc­trice. » C’est pour­quoi elle est créa­trice de bonne volon­té, de paix, de conten­te­ment, de plai­sir, d’en­tente, d’har­mo­nie, etc. C’est pour­quoi elle tend et veut sans cesse réduire au mini­mum la dou­leur de vivre, et cela dans un conglo­mé­rat social qui, pra­ti­que­ment, s’en insou­cie. « Et cela sans faire appel ni à la pro­tec­tion de l’É­tat, ni à l’in­ter­ven­tion du gou­ver­ne­ment, ni à la média­tion de la loi. »

L’in­di­vi­dua­liste « à notre façon » n’est pas seule­ment cer­veau, esprit, pen­sée. Il n’est ni sec, ni indi­gent de coeur. Exclu­si­ve­ment rai­son­nable ou rai­son­neur, il s’a­vère incom­plet, d’où néces­si­té pour lui d’être éga­le­ment sen­sible et sen­ti­men­tal. C’est ce qui explique son des­sein d’é­li­mi­ner de « son monde » la souf­france inutile ou évi­table. Il a com­pris que cela est pos­sible quand on parle et entend « le lan­gage du cœur », quand on pré­fère l’en­tente à la lutte, l’abs­ten­tion au déclen­che­ment d’ac­tions dic­tées par l’a­mer­tume, l’a­ni­mo­si­té ou la rancune.

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L’indi­vi­dua­lisme tel que nous le conce­vons et l’ex­po­sons se conçoit sérieu­se­ment, sans équi­voque, pas­sion­né­ment. Il pos­tule la rec­ti­tude, la constance, la réci­pro­ci­té, le sup­port, la com­pré­hen­si­vi­té, voire la pitié. Il implique la fidé­li­té à la parole don­née, quel que soit le domaine que concerne l’o­bli­ga­tion, le sou­ci de ne s’im­mis­cer sous aucun pré­texte dans les affaires (à moins d’une inter­ven­tion sol­li­ci­tée) ou d’empiéter sur l’ac­quis d’au­trui-cama­rade, ni de lui reti­rer cet acquis un fois accor­dé, sauf en cas de confiance tra­hie. Cet indi­vi­dua­lisme-là ne veut pas faire cou­ler les larmes, pro­duire d’in­quié­tude, de tra­cas, de tour­ment, de décon­ve­nue, de dés­illu­sion. Sa liber­té d’af­fir­ma­tion s’ar­rête là où elle menace d’être pour autrui-cama­rade un fac­teur de peine ou un ins­tru­ment d’éviction.

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Qu’on ne se méprenne pas pour­tant sur le compte de l’in­di­vi­dua­liste à « notre façon ». Ce n’est pas un mora­liste. Il répugne aux « men­songes conven­tion­nels », aux faux-sem­blants petit-bour­geois. Il a fait, litière des idées pré­con­çues, des opi­nions toutes faites, il a basé sa cause sur « rien » d’ex­té­rieur à lui. Mais il sait aus­si qu’en géné­ral « un sain indi­vi­dua­lisme est par­fois fort exi­geant ». Il n’i­gnore pas que le contrat tacite lie bien davan­tage que le contrat rédi­gé en bonne et due forme, la loi non écrite que la loi écrite.

Il répu­die la vio­lence, l’im­po­si­tion, la contrainte, ce qui ne veut pas dire qu’il accepte d’être exploi­té, dupé, bafoué, infé­rio­ri­sé, peu importe son appa­rence exté­rieure ou le stade d’exis­tence qu’il par­court. Il ne vou­drait rece­voir plus qu’il ne donne, ni don­ner moins qu’il ne reçoit. Il est fier. Il a conscience de sa valeur per­son­nelle, il « se fait valoir », il ne lui plaît pas qu’on lui fasse affront, qu’on le dimi­nue, qu’on le traite en parent pauvre. Contre ceux qui l’hu­mi­lient, l’a­baissent, le rabrouent, l’é­cla­boussent, lui manquent de parole, il réagit en se consi­dé­rant comme en état de légi­time défense… Ceux qui en pâtissent n’ont qu’a s’en prendre à eux-mêmes.

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Ah ! certes, l’in­di­vi­dua­liste « à notre façon » aime la vie. Il pro­clame la joie, il magni­fie la jouis­sance de vivre — le plus sou­vent dis­crè­te­ment, sans accom­pa­gner cette exal­ta­tion de démons­tra­tions bruyantes et exté­rieures. Il recon­naît sans détours qu’il a pour lui son bon­heur. Il vibre à tout ce qui contri­bue à le rendre plus émo­tif, plus appré­cia­teur des pro­duits de l’i­ma­gi­na­tion humaine ou des uti­li­tés natu­relles. Point ascète, la mor­ti­fi­ca­tion lui répugne. Il a conscience de se digni­té per­son­nelle. Il se recueille et il se dépense. Il inédite et il se pro­digue. Il s’in­sou­cie du qu’en dira-t-on. Il n’est ni jeune ni vieux : il a l’âge qu’il se sent. Et tant qu’il lui reste une goutte de sang dans les veines, il com­bat pour conqué­rir et main­te­nir sa place au soleil.

Mais cette joie, cette jouis­sance de vivre, cette conquête de la vie hors-pré­ju­gés, il n’en­tend pas l’ac­qué­rir, la mar­chan­der au prix de la souf­france de son ami, de son cama­rade, au détri­ment du plus humble ou du plus déshé­ri­té de ceux de « son monde ». Il se refuse, à l’é­gard de celui-ci, à jouer le rôle d’un fau­teur de trouble, d’un arti­san de dou­leur, d’un créa­teur de res­sen­ti­ment. Il se révolte à l’i­dée qu’à cause de lui, l’un des membres de sa « famille d’é­lec­tion » — ami ou cama­rade — pour­rait être mini­mi­sé, désa­van­ta­gé, situé sur un plan secon­daire, frus­tré dans ses espoirs, refou­lé dans ses affec­tions, limi­té dans ses élans ou ses aspi­ra­tions. DE PAR SA FAUTE Il ne se par­don­ne­rait jamais d’être tom­bé aus­si bas.

Aus­si ne veut-il rien avoir de com­mun avec ces nietz­schéens à la flan ou ces stir­ne­riens à la petite semaine qui s’i­ma­ginent — les pauvres hères — avoir « affir­mé leur indi­vi­dua­li­té » ; celle-là, par exemple, parce qu’ayant reçu un billet, de cinq cents francs pour faire de la mon­naie. la cama­rade qui le lui avait confié ne l’a plus revue, — celui-ci parce qu’il a « sou­le­vé » l’a­mie d’un copain embas­tillé der­rière des bar­reaux ou des barbelés.

En bref, l’in­di­vi­dua­liste à notre façon a hor­reur des brutes, des cré­tins, des tar­tuffes, des pogno­nistes, des com­bi­nards, des estam­peurs, des mufles, des pros­ti­tués, des sali­gauds et des garces de toute espèce et de tout aca­bit, n’im­porte l’i­déo­lo­gie der­rière laquelle ils se camouflent.

Il sait cepen­dant faire la part du feu. Il suit que la pra­tique ne suit pas tou­jours de près la théo­rie et que « si l’es­prit est prompt, la chair est faible ». Il n’en veut pas à ceux de « son monde » de leur impuis­sance, de leurs incon­sé­quences, de leurs fai­blesses. Il excuse volon­tiers. Les « conces­sions » lui sont fami­lières. Tout ce qu’il demande, tout ce qu’il réclame, c’est que là où un tort, ou un dom­mage a été cau­sé, de la souf­france infli­gée, le néces­saire, tout le néces­saire soit fait pour que soit répa­ré le tort ou le dom­mage, apai­sée la dou­leur et réta­blie la situa­tion com­pro­mise. Mais là-des­sus, il ne tran­sige pas.

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Au sein d’une ambiance sociale où, mal­gré les dis­cours pom­peux et les décla­ra­tions ampou­lées, on fait trop sou­vent fi de l’en­ga­ge­ment pris, où l’on traite avec légè­re­té les pro­blèmes d’ordre éthique ou sen­ti­men­tal, où l’on s’in­sou­cie trop fré­quem­ment de léser, de bles­ser, d’ul­cé­rer son « pro­chain », où l’on pra­tique l’in­dif­fé­rence et l’im­pas­si­bi­li­té et le « débrouille-toi comme tu pour­ras » d’écœurante façon, notre concep­tion de la cama­ra­de­rie, telle qu’ex­po­sée plus haut, se dresse comme une sau­ve­garde ou, si l’on veut, comme un phare, rap­pe­lant qu’il est encore des uni­tés humaines capables de « résis­ter » aux séduc­tions des appé­tits de bas aloi ou aux enchan­te­ments d’un gros­sier arrivisme.

Nous sommes per­sua­dés que « l’in­di­vi­dua­liste à notre façon » compte, épars çà et là, des affi­ni­taires par­ta­geant les manières de voir expo­sées ici — et plus nom­breux qu’on l’i­ma­gi­ne­rait au pre­mier abord — tâchant de « sculp­ter » leur per­son­na­li­té, de la débar­ras­ser des souillures et des imper­fec­tions qui l’empêchent de se pro­duire en pleine clar­té, rebelles au déter­mi­nisme gré­gaire et déci­dés à sou­mettre idées et faits au prisme de leur propre exa­men. C’est ce qui nous a fait les dési­gner comme « une espèce », psy­cho­lo­gi­que­ment à part dans le genre humain. C’est à ceux-là que l’u­nique est destiné.

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Nous consi­dé­rons « l’as­so­cia­tion » comme une forme concrète de la cama­ra­de­rie, qu’elle se pré­sente sous un aspect coopé­ra­tif ou mutuel­liste„ etc…, et. pour­vu qu’elle soit le fruit de l’é­tude préa­lable des tem­pé­ra­ments des futurs asso­ciés. Nous savons par­fai­te­ment que si dans l’as­so­cia­tion, notre per­son­na­li­té s’af­firme et mul­ti­plie sa force, que si le but recher­ché est atteint, c’est aux dépens de notre « liber­té ». Quand il s’as­so­cie, l’in­di­vi­dua­liste « à notre façon » accepte, avec les avan­tages, les désa­van­tages qui en découlent. et cela sans maugréer.

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L’unique ne s’oc­cu­pe­ra pas de poli­tique et on ne trai­te­ra ici, je sup­pose, que fort peu d’é­co­no­mie sociale. D’autres organes s’en occupent bien mieux et de façon plus docu­men­té que nous sau­rions le faire. À quoi bon un double emploi ? Pour « notre » indi­vi­dua­liste, la réso­lu­tion de la ques­tion sociale est fonc­tion de la conscience per­son­nelle. On ne trou­ve­ra pas non plus ici une seule ligne de polé­mique à l’é­gard d’autres mou­ve­ments appa­ren­tés au nôtre d’une façon ou d’une .autre et pour­sui­vant leur car­rière selon le déter­mi­nisme de leurs ani­ma­teurs. Il y a assez de place sur la pla­nète pour que chaque ten­dance non-confor­miste ou an-archiste se déploie selon ses des­seins ou ses néces­si­tés. Nous avons tou­jours œuvré en « franc-tireur », en « par­ti­san », nous et conti­nue­rons, Nous n’en­vions ni ne jalou­sons ces mou­ve­ments ou ces milieux et leur sou­hai­tons de tout cœur le suc­cès et la réus­site que mérite un effort sincère.

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Voi­la un bien long bavar­dage. Mais son­gez qu’il y a cinq à six ans que nous nous sommes per­dus de vue. Je n’i­gnore pas que maintes des thèses déve­lop­pées ci-des­sus ne sont pas nou­velles pour vous. J’ai pen­sé cepen­dant qu’a­près un mutisme aus­si pro­lon­gé, il n’é­tait pas super­flu de les faire sor­tir de l’ombre où elles sont demeu­rées si long­temps ense­ve­lies. Et qui sait com­bien de temps encore il me sera réser­vé de m’en­tre­te­nir avec vous ?

E. Armand

  • 1
    On trou­ve­ra pare ailleurs ce que nous dénom­me­rons notre « pro­gramme » sous le titre « Ten­dances et thèses prin­ci­pales du Centre les amis d’E. Armand ».

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