1. Pessimisme ou optimisme
Suivant leur nature, leur tempérament, leurs connaissances, leur situation, les hommes peuvent, examinés sous l’angle du progrès, se partager en pessimistes et en optimistes. Pour les premiers, le monde étant irrémédiablement mauvais, ne saurait s’améliorer d’aucune manière ; l’homme sera toujours un animal méchant et féroce et le mieux est de vivre sur la défensive sans rien espérer de bon, ni supposer même que cela puisse changer vers un mieux transitoire, sinon définitif.
Pour les seconds, les conditions humaines s’améliorent continuellement et les sociétés atteindront, inévitablement, dans des temps plus ou moins éloignés, une sorte d’âge d’or dans lequel seront résolues toutes les difficultés matérielles et spirituelles qui nous hantent présentement.
Remarquons immédiatement que ces deux points de vue, quoique diamétralement opposés, dérivent tous deux d’une sorte de croyance fataliste qui laisse supposer que, dans l’esprit de ces croyants, le sort des humains est déjà joué d’avance, qu’il est écrit pour ainsi dire, et qu’inévitablement, inexorablement, les événements se réaliseront dans le sens prévu. Seulement, pour le pessimiste, la fatalité jouera pour la persistance du mal, et pour l’optimiste, cette même fatalité imposera le triomphe du bien.
Je veux chercher ici s’il est possible de comprendre quelque chose à cette évolution en dehors de tous désirs personnels d’améliorations ou de ressentiments sentimentaux que la cruauté humaine peut engendrer dans notre esprit. Donc ni optimisme, ni pessimisme ; mais plutôt : compréhension.
Examinons alors l’humanité. Pouvons-nous, en observant le présent, dégager une certitude concernant le sens de son évolution ? Pouvons-nous prendre comme étalon, comme mesure des événements successifs écoulés au long des millénaires, notre petite durée individuelle, nos quarante à soixante ans de vie active et consciente ? Ce serait une bien petite mesure. Chose plus grave, comme nous le verrons plus loin, l’évolution humaine ne s’effectue nullement dans un sens uniforme, avec une vitesse constante et dans une direction continue. Elle subit des bouleversements, des stagnations, des progressions, des disparitions et, selon que l’observation s’applique à des périodes progressives, stables ou régressives, on peut, avec autant de bonne foi, en induire que le progrès est constant, douteux ou inexistant.
Comme il nous faut une base solide et des données évidentes, nous partirons de l’homme tel qu’il nous est connu présentement ; puis nous étudierons rapidement les conditions antérieurs qui ont entouré son évolution jusqu’à nos jours et nous pourrons, peut-être, décider alors de cet inconnu qui nous intéresse ici : Quel est le sens de l’évolution humaine ?
Un des faits les plus gros de conséquences des dernières observations biologiques faites sur la transmission des caractères acquis – transmission qui caractérise à elle seule la théorie transformiste du lamarkisme – c’est qu’il a été impossible jusqu’à présent de constater expérimentalement cette transmission. Tous les essais ont échoué. Le mystère de l’évolution biologique de l’homme reste entier. Comme, d’autre part, la coordination des organes et des fonctions et l’adaptation ne peuvent s’expliquer totalement par des mutations brusques, ni par un hasard miraculeux, il faut bien admettre qu’une réaction réciproque, un équilibre avantageux pour l’individu s’est établi dans son organisme entre le milieu et lui, durant sa lutte pour vivre et pour durer, et que quelque chose de cet équilibre s’est transmis à ses descendants d’une manière encore inconnue de nous. Mais cette transmission n’a point l’évidence qu’il faudrait pour nous permettre l’espoir d’une transformation et d’une amélioration rapides de l’humanité par la conservation des qualités acquises par les parents.
Un fait est malheureusement certain : c’est que le savoir des parents, leur expérience personnelle, leurs modifications, leurs adaptations aux difficultés de la vie, tout cela disparaît avec eux. Rien de ce riche capital ne se transmet héréditairement aux enfants. Ceux-ci viennent au monde moralement pareils à leurs lointains petits frères d’il y a 20 ou 30.000 ans, aussi ignorants qu’eux, ni meilleurs, ni plus méchants. De tous les réflexes qui constituent l’activité de l’enfant, seuls les réflexes absolus, les réflexes physiologiques lui seront transmis par ses parents. Les réflexes intellectuels constituant la viue consciente se créent au fur et à mesure de son évolution et forment cette connaissance particulière qui l’adapte plus ou moins avantageusement aux conditions du milieu et qui, ne se transmettant pas, disparaissent avec lui.
L’enfant n’hérite donc que des instincts, sentiments, tendances que nous pouvons classer rapidement en instincts nutritif, sexuel, moteur et récepteur. L’instinct nutritif conduit à l’avidité, au sentiment de la propriété. L’instinct sexuel est à l’origine de l’amour, du dévouement, de l’amitié, de la sociabilité et de la solidarité.
La motilité, au service des deux premiers instincts, détermine le besoin d’action, la lutte, les jeux, l’amour du risques, le goût de l’aventure.
Enfin, la réceptivité est la partie consciente, créatrice des réflexes conditionnels, d’habitudes, de mémoire, d’imagination, de jugement, de pensées diverses.
C’est cette activité particulière que nous allons étudier dans l’évolution humaine. Ainsi donc l’enfant en naissant est semblable à son ancêtre des cavernes. Il ne sait ni parler, ni marcher, ni se servir d’un outil ou d’un instrument, ni discerner le bien du mal, ni le bon du mauvais. Il ignore le feu, la lumière artificielle et toutes les choses découvertes ou inventées par les hommes. Il est d’ailleurs probable qu’abandonné à lui-même, et en supposant qu’il pût se nourrir dans la forêt, il mènerait une existence voisine de celle des bêtes sans jamais se douter des problèmes philosophiques, psychiques ou esthétiques ayant pu émouvoir ses parents.
Comment, me dira-t-on, nos ancêtres ont-ils pu alors inventer le langage, le calcul, les outils, utiliser le feu, construire les huttes, etc… ? N’y a‑t-il pas contradiction entre l’incapacité de l’enfant à reconstituer le savoir ancestral et le pouvoir de ces ancêtres, aussi ignorants que lui, de créer ces mêmes choses ?
C’est ici qu’apparaît alors un facteur essentiel de l’évolution humaine : la tradition.
2.Origine de la tradition.
Par tradition j’entends le fait de transmettre de génération en génération le savoir précieusement conservé par les hommes.
Dans la nuit des temps, et lorsque après des millénaires fabuleux les hordes errantes eurent constitué un premier langage grossier, un pas gigantesque fut effectué dans l’amélioration du sort des hommes.
Désormais la découverte géniale, l’invention avantageuse, l’observation utile, la création originale ne disparurent point avec l’être d’exception qui les avait trouvés. La vie en groupe favorisait certainement, par imitation, la conservation des innovations avantageuses ; mais cette imitation était restreinte, tandis que le langage permit la conservation de connaissances ayant été acquises hors du temps et de l’espace immédiat.
Au lieu de recommencer péniblement les essais et les expériences de chaque ancêtre, les petits hommes trouvaient, en naissant, ce précieux savoir conservé dans le groupe. Si le déterminisme biologique eut obligé les hommes à vivre isolément, chaque découverte, chaque observation eût été perdue par la mort de ces hommes isolés. Il ne faut jamais oublier que la vie du groupe a été l’une des causes principales de l’évolution humaine et consécutivement du savoir et de son aboutissant : la conscience.
Pendant des millénaires ce savoir fut limité à la lutte pour la vie sous toutes ses formes : lutte pour la faim, pour le sommeil, pour l’abri, pour l’outil, pour l’eau, pour le feu, pour la pêche, pour la chasse, pour le vêtement. Mais déjà ce savoir, cette tradition se forme dans deux directions différentes : l’une, la première, issue des nécessités objectives, est soumise à la dure vérification de l’expérience et reste en contact avec les réalités matérielles qui favorisent ou détruisent la vie. L’autre, issue de la pure imagination, construite en dehors de l’expérience et sous l’impérieux besoin de comprendre, d’expliquer, de lier par des liens logiques les faits surprenants, a égaré l’humanité dans les nuisibles erreurs de la superstition, du surnaturel, du mysticisme, du divin, du sacré, de la croyance rigide, fanatique et tyrannique.
Il y a lieu de méditer ici sur le fait que des métaphysiciens géniaux tels que Kant ou Leibniz eussent été d’ignorants et misérables chasseurs ou pêcheurs, uniquement absorbés par le souci de remplir leur estomac, si leurs lointains ancêtres ne se fussent groupés et racontés leurs rêves, leurs explications, leurs terreurs, leurs interprétations et leurs espoirs. Ces êtres ignorants qui ne savaient rien des forces terrestres, rien des forces cosmiques, rien de leur propre nature, rien de la vie et de la mort, ces êtres pourtant ne se contentaient point comme les autres animaux de boire, de manger, de lutter, de dormir. Mais comment pouvaient-ils expliquer les rêves ; comment ne pas croire à la survie de quelque chose d’invisible, d’insaisissable lorsque les morts revenaient parler et agir dans leur sommeil ; lorsque tous les éléments eux-mêmes, pourtant éloignés de la caverne, venaient se mêler à ces effets de l’imagination ? L’homme créa l’animisme parce que tout lui parut semblable à lui-même et doué d’intentions favorables ou malveillantes à son égard ; tout lui parut animé de volonté, de décision. Le tonnerre, la foudre, le jour, la nuit, le soleil, la pluie, le vent, furent conçus comme des personnalités bienveillantes ou malfaisantes par rapport à leurs effets sur sa pauvre et chétive individualité. Et de même que le faible était favorisé par le fort auquel il concédait, par nécessité, des avantages qui le rendait plus généreux, de même les hommes conçurent l’idée d’apaiser les esprits malfaisants par des présents et de se concilier, par le même procédé, les bons esprits. Ainsi naquirent les sorciers, et plus tard les prêtres, fruits de l’ignorance et de la peur.
Ainsi donc, à l’origine des groupements humains, deux traditions se forment l’une à côté de l’autre : l’une engendrera le savoir réel, l’autre se cristallisera sous forme de croyances et se modifiera de telle sorte que beaucoup de peuples intelligents accompliront des actes insensés, complètement opposés à leur véritable conservation
(à suivre)
Ixigrec