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Pluralité

Roland. — Comme c’est com­pli­qué, tout ça. J’ai sui­vi de près ce que vous me per­met­trez tous deux d’ap­pe­ler votre manège. J’ai très vive­ment déplo­ré tout ce qu’il a engen­dré de souf­france inutile pour vous deux ; inutile, je l’ai tou­jours pen­sé. Je le déplo­rais d’au­tant plus que c’est moi qui vous ai fait connaître l’un à l’autre et que c’é­tait pour moi une res­pon­sa­bi­li­té que je ne cher­chais pas à élu­der. Vos tour­ments ont été Les miens. Je te l’ai dit tant de fois, Fabienne, tu atta­chais trop d’im­por­tance à des impres­sions rele­vant d’une thé­ra­peu­tique appro­priée. Enfin, n’en par­lons plus : tout est bien qui finit bien.

Fabienne. — Com­pli­qué, cela est bien­tôt dit… enfin, ne reve­nons pas sur ce qui n’est plus que du pas­sé. Mais ne trouves-tu pas qu’au­tant com­pli­quées, sinon davan­tage, sont les rela­tions qu’en­tre­tiennent entre eux nos amis Vic­tor, Lucie et Delphine ?

Claire. — Lucie est ron­gée par le doute et cela la rend mal­heu­reuse. Vic­tor l’aime-t-il réel­le­ment ? L’aime-t-il d’a­mour ? Assu­ré­ment il se montre pré­ve­nant, tendre à son égard, mais elle n’est pas cer­taine de ses sen­ti­ments. De là son inquié­tude. La confiance lui fait défaut. Vic­tor — je le lui ai dit bien sou­vent — a eu le grand tort, non de lui mani­fes­ter, mais de lui lais­ser sen­tir qu’il lui pré­fé­rait Del­phine. Il a beau se mon­trer empres­sé auprès d’elle, lui céder sur bien des points, lui consa­crer même plus de temps qu’a Del­phine, Lucie sent que celle-ci est la pré­fé­rée. Del­phine, de son côté, a beau témoi­gner à Lucie une affec­tion sans alliage, la trai­ter en amie intime, s’é­clip­ser même quand elle appa­raît, elle reste la pré­fé­rée. Or, Lucie est, de par sa nature, la femme d’un amour unique. Elle me semble inca­pable, pour le moment, de conce­voir qu’on puisse nour­rir deux amours en même temps. Vic­tor, je le lui ai repré­sen­té, aurait dû s’en enqué­rir au début. Il aurait dit refu­ser l’a­mour qu’elle lui offrait — puisque c’est elle qui a com­men­cé — où, puis­qu’elle accep­tait la situa­tion comme un pis aller, ne pas la trou­bler en la lais­sant conclure qu’il pré­fé­rait Del­phine… « On ne badine pas avec l’a­mour ».… Vic­tor savait, je l’en avais pré­ve­nu, quelle femme sen­sible et fine est notre amie Lucie.

Roland. — Je n’ai jamais com­pris qu’elle, la femme d’un amour unique, se soit pro­po­sée à Vic­tor. Del­phine l’a­vait pré­cé­dée dans le coeur de Vic­tor. Lucie savait donc à quoi s’en tenir…

Fabienne. — Nous nous sommes sou­vent entre­te­nues de ces choses, Lucie et moi. Peut-être, en s’of­frant à Vic­tor, n’a-t-elle fait que suivre une impul­sion momen­ta­née, d’ordre phy­sio­lo­gique. Peut-être a‑t-elle cru, se fiant à cer­taines de ses paroles, qu’il tien­drait entre elles deux la balance égale, non pas exté­rieu­re­ment, mais dans les pro­fon­deurs de son être sen­ti­men­tal, Lucie demeure sous l’im­pres­sion qu’elle n’est pas indis­pen­sable à la vie de Vic­tor ; que s’il montre qu’il tient à elle, il pour­rait fina­le­ment s’en pas­ser, alors qu’elle a acquis la convic­tion qu’il ne pour­rait faire sa vie sans Del­phine. Le rôle de « satel­lite » ne convient pas aux aspi­ra­tions amou­reuses de Lucie. Elle craint de n’être pour Vic­tor que de la chair à plai­sir, un pré­texte à délas­se­ment, une halte sen­ti­men­tale, elle qui appelle de tous ses voeux la venue d’une « âme sœur ». Elle n’a pas rom­pu avec lui, parce qu’elle l’aime, encore, aus­si parce qu’il tient à elle et le lui fait com­prendre, mais elle n’est pas satis­faite. Elle est per­sua­dée qu’il ne se rend pas compte du sacri­fice que repré­sente pour elle un par­tage contraire à son tem­pé­ra­ment. Et, pour­tant, elle admet la prio­ri­té de Delphine…

Roland. — Tu connais la thèse de Del­phine. Il lui indif­fère d’être ou non la pré­fé­rée, de jouer dans la vie de ceux qu’elle aime un rôle de pre­mier ou de second plan, pour­vu qu’elle y occupe une place…

Fabienne. — Lucie me racon­tait l’autre jour que dans une lettre dont-elle se rap­pelle tous les termes, Vic­tor lui avait mani­fes­té son inten­tion de la rendre heu­reuse. Ou quelque chose d’a­na­logue. Que vou­lait-il dire ? Elle redoute que « la rendre heu­reuse » sons-entende, pour lui, l’employer à satis­faire ce qu’elle dénomme son « égoïsme mas­cu­lin ». Elle l’aime encore, mais elle le juge trop per­son­nel, s’in­sou­ciant de faire souf­frir ceux qui l’aiment ou éprouvent de la sym­pa­thie pour lui. « Je demande à per­sonne de souf­frir à cause de moi », dit-il. Fort bien, mais à condi­tion de ne pas créer l’oc­ca­sion de faire souf­frir. Quoi qu’il en soit, elle sou­hai­tait avoir trou­vé en lui son com­pa­gnon de route, l’homme de sa vie. Or, il est déjà tout cela pour une autre femme. Pour­quoi Vic­tor, qui n’est dénué ni de tact ni de déli­ca­tesse, ne s’ex­plique-t-il pas car­ré­ment avec les deux femmes et ne leur déclare-t-il pas que toutes deux occupent une place égale dans son existence ?

Lio­nel. — Il m’a assu­ré l’a­voir fait, mais qui a par­lé ? Ses lèvres ou son cœur ? C’est tou­jours là où en revient Lucie. Je suis avec beau­coup d’at­ten­tion le dérou­le­ment des rela­tions que vivent ces trois amis. Ils me sont trop chers pour que l’é­vo­lu­tion de leurs rap­ports ne me tienne pas à cœur. De ce que j’en sais, de l’é­tude de cas ana­logues au leur, il appert que pour qu’elle réus­sisse, la plu­ra­li­té en ami­tié ou en amour ne peut com­por­ter ni hié­rar­chie de sen­ti­ments, ni pré­fé­rence d’au­cune sorte. La pré­fé­rence est source d’hu­mi­lia­tion en son essence : l’hu­mi­lia­tion infli­gée à ceux qui se savent relé­gués à l’ar­rière-plan et n’y remé­dient ni les pro­tes­ta­tions ver­bales ou écrites ni les mani­fes­ta­tions exté­rieures. Il y a, éga­le­ment, dans la pré­fé­rence, de l’in­juste et de l’in­jus­ti­fié à l’é­gard de qui se sent infé­rio­ri­sé. Il se demande. en quoi il peut avoir « démé­ri­té » de l’a­mi­tié ou de l’a­mour de l’ai­mé ou de l’a­mi, pour se voir attri­buer une ami­tié ou un amour de second choix. En quoi a‑t-il man­qué ? Qu’on le lui fasse savoir et il avi­se­ra ! Son ami­tié ou son affec­tion est-elle d’un aloi moins pur, d’une sûre­té moins abso­lue que l’a­mi­tié ou l’a­mour dis­pen­sé par les pré­fé­rés ? Puis­qu’une nou­velle ami­tié, un amour nou­veau indique que dans ceux qui l’ont pré­cé­dé, on n’a pas ren­con­tré le com­plé­ment qui jus­ti­fie l’a­mi­tié nou­velle ou le nou­vel amour, pour­quoi cette pré­fé­rence, laquelle sous-estime l’im­por­tance du com­plé­ment obte­nu ? J’o­pine que la pré­fé­rence est fonc­tion d’une indi­gence de coeur, d’une absence de sens moral, un signe. D’ir­ré­flexion : c’est cette carence qui cause le doute, le res­sen­ti­ment, la dou­leur que traînent à leur suite tant d’ex­pé­riences plu­rales… Vous savez tous trois mon point de vue à. ce sujet, qui est le vôtre, d’ailleurs, et je crois que nous ne sommes pas près d’en démordre. La plu­ra­li­té en ami­tié ou en amour — pour de bon, bien enten­du — n’est conce­vable que res­treinte, très res­treinte même, et ne réus­sit que là où la balance entre les amis et les aimés est exac­te­ment équi­li­brée. Tous les docu­ments que j’ai réunis jus­qu’à ce jour me démontrent que là où cet équi­libre fait défaut, il y a échec. Certes, l’ex­pé­rience se pour­suit, engen­drant amer­tume, aigreur, insa­tis­fac­tion, elle conti­nue à cause de rai­sons pure­ment sen­ti­men­tales Ou elle cesse, lais­sant der­rière elle une traî­née de regrets, de décou­ra­ge­ment, de défiance à l’é­gard de tout ce qui est ami­tié ou amour, par­fois d’ir­ré­mé­diable déses­pé­rance. Nous savons que pour les sen­sibles et les conscients, c’est seule la durée qui confère de la valeur à une expé­rience. Com­pare toutes ces ten­ta­tives avor­tées à ce qui se passe entre nous : point de grin­ce­ments dans les rouages. La cause : la pré­fé­rence n’a pas droit de cité chez nous et cela parce que nous sommes unis, parce que nous nous aimons en esprit et en vérité.

Fabienne. — C’est vrai. Et quand je pense que cer­tains pré­tendent que la pré­fé­rence, comme la jalou­sie, est inhé­rente à la nature de l’homme !

Lio­nel. — Évi­dem­ment, c’est humain, très humain, trop humain… Mais la plu­ra­li­té, en ami­tié comme en amour, se situé par delà cet humain-là… Elle est seule­ment à l’u­sage d’êtres d’ex­cep­tion : les sen­sibles qui ne veulent pas être cause de souf­france, les conscients qui ont appris à se sur­mon­ter eux-mêmes… Tout le reste est boniments !

Claire. — Si nous allions dîner…

(Fin). 1er octobre 1943

E. Armand


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