La Presse Anarchiste

Le communisme et l’Internationale

Dans notre précé­dent arti­cle, nous avons décrit les divers développe­ments de l’idée com­mu­niste et, dans ses antécé­dents, indiqué la source des théories et des sys­tèmes. Nous con­tin­uerons par un rapi­de exa­m­en des hommes et des choses ain­si que des milieux d’où sont sor­ties les nou­velles théories que nous nous pro­posons d’analyser. De cet exposé ressor­tiront les caus­es d’in­dif­férence ou d’en­goue­ment obtenu par cer­taines théories et, en même temps, se trou­veront établies les phas­es suc­ces­sives du com­mu­nisme se trans­for­mant en col­lec­tivisme, dernière forme du social­isme utopique.

Avant 1848, le com­mu­nisme n’é­tait pas encore entré dans les faits, il occu­pait les esprits, exerçait une cer­taine influ­ence, sans cepen­dant sor­tir des idées ou utopies sociales. Les théories sociales de St-Simon et de Fouri­er, sinon com­mu­nistes, mais aus­si utopiques, avaient bril­lé d’un vif éclat ; elles avaient ren­con­tré, par­mi la bour­geoisie éclairée, un grand nom­bre d’ad­hérents, sans pénétr­er jusqu’au peu­ple. Les théories human­i­taires ou icari­ennes, dans leur for­mule sim­pliste, sédui­saient plus le peu­ple et con­ve­naient mieux à ses besoins faits de sen­ti­ments. L’é­gal­ité allait devenir le grand principe au nom duquel devaient se soulever les opprimés, entrainés par des rêveurs au tem­péra­ment mys­tique, poussés par des sophistes poli­tiques. La bour­geoisie clo­ra le doc­tri­nar­isme per­dait toute influ­ence, allait retrou­ver dans l’in­dus­tri­al­isme une nou­velle puis­sance — ses effets s’é­taient fait sentir.

La Révo­lu­tion de 1848 vint rem­plir tous les cœurs d’e­spérance, prenant un car­ac­tère social et presque européen par son influ­ence ; le com­mu­nisme y trou­va un grand appui. L. Blanc et F. Vidal, appuyés par le peu­ple, fai­saient admet­tre par le gou­verne­ment pro­vi­soire des sys­tèmes soci­aux qui étaient dis­cutés au Lux­em­bourg et expéri­men­tés par les Ate­liers nationaux. Le mau­vais vouloir et l’im­péri­tie des gou­ver­nants firent échouer une ten­ta­tive d’or­gan­i­sa­tion du tra­vail dont les résul­tats mon­trèrent l’i­nanité. Du reste, ces ate­liers n’avaient été accep­tés que comme un pal­li­atif à la mis­ère gran­dis­sante à laque­lle l’in­curie dirigeante réser­vait, comme solu­tion, les mas­sacres de Juin. 

Après cette infâme boucherie, les reven­di­ca­tions pro­lé­tari­ennes furent com­plète­ment étouf­fées par la réac­tion plus que jamais tri­om­phante avec le coup d’É­tat de 1851, ain­si que par les répres­sions des États européens. Le com­mu­nisme était presque anéan­ti, se con­fon­dant dans une oppo­si­tion répub­li­caine aux idées poli­tiques et libérâtres, jusqu’en 1864 où il réap­pa­rait avec l’Asso­ci­a­tion inter­na­tionale des Tra­vailleurs.

Si l’In­ter­na­tionale a été créée sous l’in­flu­ence de Karl Marx, elle est due surtout aux néces­sités d’une époque où tout était en voie de transformation.

Le pro­lé­tari­at, après 48 et les journées de Juin, finis­sait par per­dre une grande par­tie de ses illu­sions sur « la con­quête des lib­ertés poli­tiques » que lui seul payait si chère­ment. Il com­mençait par com­pren­dre que ne prof­i­tant de ces lib­ertés que dans une très fable part, il ser­vait d’in­stru­ment, par­fois de sanc­tion, dans des révo­lu­tions faites au prof­it d’une oppo­si­tion bour­geoise. Après chaque gou­verne­ment, les choses restaient en l’é­tat, il ne fai­sait que chang­er de maîtres qui, selon les cir­con­stances, le traitaient avec la rigueur extrême des précé­dents. Et s’il man­i­fes­tait pour ses rêves de bon­heur de l’hu­man­ité qui lui étaient si chers, aus­sitôt les gou­ver­nants y répondaient à coups de fusil.

Si cette évi­dence ne lui appa­rais­sait que vague­ment sans s’en ren­dre un compte exact, pour­tant, sur une chose, il était absol­u­ment fixé c’est qu’il con­tin­u­ait à crev­er de faim.

Jusque-là, les lib­ertés con­quis­es par le pro­lé­tari­at n’avaient servi qu’aux trafics du cap­i­tal­isme qui était devenu prépondérant dans la société. L’in­dus­tri­al­isme, devant le per­fec­tion­nement con­tinu des machines, pre­nait des pro­por­tions con­sid­érables et sem­blait vouloir tout envahir. La pro­duc­tion aug­men­tant sans cesse appelait de nom­breux débouchés qui, par les nou­veaux moyens et le bon marché des trans­ports, mul­ti­pli­aient les échanges. Les échanges n’avaient pour lim­ites que la con­cur­rence de jour en jour plus grande. La sur­pro­duc­tion et la con­cur­rence tou­jours crois­sante avaient amené la baisse du prix des pro­duits, et chaque baisse était sup­port­ée, en grande par­tie, par le prix de la main-d’œu­vre ou salaire. L’ex­ploita­tion dom­i­nait, réduisant le salaire à sa plus sim­ple expres­sion, le strict nécessaire.

Cette sit­u­a­tion ne pou­vait qu’empirer. Les tra­vailleurs protestèrent en organ­isant la résis­tance par le seul moyen à leur dis­po­si­tion, la grève. Pour soutenir leurs pré­ten­tions et leurs exi­gences, les cap­i­tal­istes firent venir des ouvri­ers de l’é­tranger tra­vail­lant à meilleur marché. La lutte deve­nait plus intense et les grèves plus générales, ayant pour résul­tat une mis­ère plus noire. C’est alors que s’est imposé, pour les tra­vailleurs, la néces­sité d’une sol­i­dar­ité uni­verselle, en créant l’As­so­ci­a­tion inter­na­tionale des Tra­vailleurs.

Le 28 sep­tem­bre 1864 avait lieu, dans St-Mar­t­in’s Hall, un grand meet­ing pub­lic où s’é­taient réu­nis offi­cielle­ment des délégués ouvri­ers de plusieurs nations européennes. Ce meet­ing fut le début de l’In­ter­na­tionale qui avait eu pour prélim­i­naires une réu­nion ouvrière à l’oc­ca­sion de l’Ex­po­si­tion uni­verselle de Lon­dres de 1862. Il fut procédé à la nom­i­na­tion d’un comité chargé de la rédac­tion des statuts de l’As­so­ci­a­tion qui seraient soumis au pre­mier con­grès fixé pour l’an­née suiv­ante. Un con­seil général fut égale­ment nom­mé, devant siéger à Londres.

Sa créa­tion n’eut pas à subir une grande oppo­si­tion de la part des gou­verne­ments. En France, tout d’abord, on avait été assez ent­hou­si­as­mé par l’idée d’une réu­nion d’ou­vri­ers fon­dant « les assis­es du tra­vail ». Le dis­cours d’un min­istre anglais avait servi de base aux dis­cours des délégués. Nul ne prévoy­ait les con­séquences d’une pareille asso­ci­a­tion, ni ce qu’elle con­te­nait ni ce qu’elle était appelée à faire.

Ses débuts ren­con­trèrent pour­tant un obsta­cle dans la pusil­la­nim­ité du gou­verne­ment belge ; il ne per­mit pas la réu­nion du pre­mier con­grès, en sep­tem­bre 1865, comme il avait été fixé à St-Mar­t­in’s Hall.

Le pre­mier con­grès n’eut lieu que le 3 sep­tem­bre 1866 à Genève. Les statuts élaborés a Lon­dres sous l’in­spi­ra­tion de K. Marx, furent adop­tés presque sans change­ment ; ils étaient précédés d’un énon­cé qui a été résumé ainsi :

« L’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs doit être l’œu­vre des tra­vailleurs eux-mêmes.

Les efforts des tra­vailleurs pour con­quérir leur éman­ci­pa­tion ne doivent pas ten­dre à con­stituer de nou­veaux priv­ilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.

L’as­su­jet­tisse­ment des tra­vailleurs au cap­i­tal est la source de toute servi­tude poli­tique, morale et matérielle.

Pour cette rai­son, l’é­man­ci­pa­tion économique des tra­vailleurs est le grand but auquel doit être sub­or­don­né tout mou­ve­ment politique. »

Après quelques réso­lu­tions pris­es pour l’or­gan­i­sa­tion et le fonc­tion­nement de l’as­so­ci­a­tion, on prit en con­sid­éra­tion : la réduc­tion de la journée de tra­vail à 8 heures, l’abo­li­tion des armées per­ma­nentes. Les dis­cus­sions con­tin­uèrent incer­taines, vagues, presque apeurées on refusa d’ex­am­in­er les grands prob­lèmes touchant à l’or­dre et à la société.

Au deux­ième con­grès, en 1867, à Lau­sanne, les réso­lu­tions se mon­trèrent encore timides, se bor­nant tou­jours aux faits soci­aux. On cri­ti­qua les sociétés coopéra­tives, le but étant non la hausse des salaires, comme le voulaient les Trade’s Unions, mais l’abo­li­tion du salari­at ; — et la pro­priété col­lec­tive, la sup­pres­sion de l’hérédité ne furent pas pris­es en con­sid­éra­tion. Après dis­cus­sion, il fut décidé que l’é­man­ci­pa­tion économique était insé­para­ble de l’é­man­ci­pa­tion poli­tique. À cette époque, l’In­ter­na­tionale avait fait de rapi­des pro­grès ; l’inep­tie gou­verne­men­tale pro­dui­sait son effet : elle fit s’élever à 300,000 le nom­bre de ses adhérents. Le troisième con­grès se réu­nit en sep­tem­bre 1868 à Brux­elles. Le com­mu­nisme autori­taire s’y affir­ma sous la théorie du col­lec­tivisme, con­sis­tant à attribuer à la col­lec­tiv­ité tous les instru­ments de tra­vail. Il fut résolu que l’In­ter­na­tionale sou­tiendrait les grèves, non comme moyen d’af­fran­chisse­ment, mais comme une néces­sité de la lutte entre le tra­vail et le cap­i­tal. À ce moment, les grèves s’é­tendaient partout et, en France, elles étaient traitées par les balles de la troupe et les con­damna­tions des tri­bunaux. Le résul­tat de ces iniq­ui­tés fut de don­ner à l’In­ter­na­tionale un accroisse­ment con­sid­érable d’ad­hérents con­sacrant sa puissance.

En sep­tem­bre 1869, le qua­trième con­grès se tint à Bâle. Après un remar­quable rap­port de C. De Paepe, la réso­lu­tion suiv­ante fut adop­tée : « Le con­grès déclare que la Société a le droit d’abolir la pro­priété indi­vidu­elle du sol et de faire ren­tr­er le sol à la com­mu­nauté ». Bak­ou­nine y dévelop­pa ses idées de réforme par la liq­ui­da­tion sociale uni­verselle, par l’abo­li­tion de l’é­tat poli­tique et juridique.

Pen­dant la guerre de 1870, l’In­ter­na­tionale con­tin­ua de s’é­ten­dre ; elle protes­tait con­tre la guerre, approu­vait la Com­mune de Paris sans la soutenir. Ses idées poli­tiques s’af­fir­mèrent davan­tage, elle engageait les ouvri­ers à entr­er dans le mou­ve­ment poli­tique, même en s’al­liant au rad­i­cal­isme bourgeois.

On avait remar­qué et con­staté que K. Marx, l’in­spi­ra­teur du con­seil général, tendait, par ses manœu­vres, à devenir le dic­ta­teur du par­ti ouvri­er inter­na­tion­al. Il avait caressé cette chimère, se con­fi­ant à ses mérites. Des protes­ta­tions s’élevèrent, elles ne pro­duisirent que des exclu­sions, et tout un groupe, Bak­ou­nine en tête, se reti­rait pour fonder l’Al­liance de la Démoc­ra­tie social­iste. Le con­grès de La Haye, en sep­tem­bre 1872, fut con­sacré aux rival­ités de per­son­nes qui devaient amen­er la désor­gan­i­sa­tion et la mort de l’In­ter­na­tionale ; il fut voté plusieurs excu­sions par une majorité toute dévouée à K. Marx qui, pour sous­traire le con­seil général aux divi­sions, le fai­sait trans­porter à New-York. Après quelques con­grès tenus par chaque par­ti, le dernier qui eut lieu fut celui de Gand, en 1879, où les principes opposés se pronon­cèrent davan­tage, où la perte de l’In­ter­na­tionale fut consommée.

La cause de son effon­drement pour­rait se résumer ain­si : Divi­sion et rival­ités de per­son­nes, puis dis­senti­ment, soupçons suiv­is d’in­jures et sou­vent de calom­nie. Ce serait égale­ment indi­quer la plaie pro­fonde du pro­lé­tari­at tout entier.

Mais encore, il faut ajouter les fautes com­mis­es, dès le début, en n’ayant pas su con­cili­er les divers­es aspi­ra­tions des mem­bres inter­na­tionaux — soit comme en Angleterre où l’on tendait à l’ac­croisse­ment des salaires par les coali­tions et les grèves, soit comme en France, en Alle­magne, où l’on tendait bien plus à la sup­pres­sion des iniq­ui­tés sociales par un change­ment rad­i­cal de la Société. En se mon­trant irré­solue, timide dans le domaine pra­tique, et impuis­sante à l’é­gard des grèves, elle a provo­qué l’a­ban­don d’un grand nom­bre de corps de métiers.

Elle n’a pas accordé toute la lib­erté néces­saire aux groupes con­sti­tués. Les tra­vailleurs qui les com­po­saient avaient besoin de se for­mer eux-mêmes, pour se dégager des idées reçues et des préjugés de milieu, pour acquérir les con­nais­sances économiques dont l’é­tude devait porter sur l’idée social­iste même et non être lim­itée aux faits sociaux.

Karl Marx a voulu sub­stituer à toute ini­tia­tive ses idées et sa for­mule économique ; elles ne pou­vaient être com­pris­es de tous ni sat­is­faire les tra­vailleurs. Après avoir affir­mé que leur éman­ci­pa­tion devait être leur œuvre, il con­tin­u­ait, lui bour­geois, à les inspir­er, à les diriger selon ses préjugés d’or­gan­i­sa­tion, de cen­tral­i­sa­tion et de direc­tion presque absolue. Tout cela est le découlé de ses principes com­mu­nistes. Sous pré­texte d’une plus grande somme de bon­heur, de néces­sités économiques, il rap­porte tout à l’idée étatiste, cen­tral­isatrice. Devant con­sid­ér­er les indi­vidus comme des êtres machines com­posant la société, il applique ces principes à l’époque de trans­for­ma­tion et il exige la même dis­ci­pline qu’il exig­era dans la société con­sti­tuée. Aus­si plus de lib­erté, d’aspi­ra­tion indi­vidu­elle qui ne sauraient être que des hérésies. On a pu faire pré­val­oir que les com­mu­nistes répu­di­aient les sys­tèmes sor­tis du cerveau d’un indi­vidu, même génial, qu’ils n’ad­met­taient que les faits sci­en­tifiques ou expéri­men­taux ; ils n’en con­ser­vent pas moins leur rig­orisme étroit pour tout ce qui a été recon­nu, par eux, vrai ou déclaré tel. De l’ensem­ble de ces vérités décou­vertes, ils font un sys­tème ortho­doxe duquel il est déten­du de s’é­carter sous peine d’ex­com­mu­ni­ca­tion et d’injures. 

L’As­so­ci­a­tion inter­na­tionale des Tra­vailleurs devait être une œuvre d’é­man­ci­pa­tion, la réal­i­sa­tion de l’idée social­iste par la trans­for­ma­tion de la Société, par l’avène­ment de la Révo­lu­tion ; mais elle ne pou­vait avoir qu’une exis­tence lim­itée, elle por­tait en elle son élé­ment de dis­so­lu­tion un homme l’in­spi­rant, la dirigeant, Karl Marx ; per­son­nifi­ant un sys­tème, le Communisme.

Julen­dré.


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