La Presse Anarchiste

Sur la patrie

La musique qui marche au pas,
Cela ne me regarde pas.
Georges Brassens

Dès son plus jeune âge on inculque à l’en­fant le res­pect de la patrie. S’il exis­tait un « sérum patrio­tique », on le lui injec­te­rait à sa nais­sance afin de l’im­mu­ni­ser contre tout pro­pos sacri­lège tou­chant cette idole. Depuis des siècles, des mora­listes, des poètes, les mili­taires et, bien sûr, l’é­cole sont d’ac­cord sur le culte que lui doit tout hon­nête homme.Nous nous sou­ve­nons du temps loin­tain des Mar­seillaise de notre enfance qu’on nous fai­sait hur­ler à l’oc­ca­sion, entre autres, des dis­tri­bu­tions de prix ; nous voyons encore des yeux, badauds enthou­siastes, attendre près d’une caserne proche la sor­tie du régi­ment, musique en tête. Avec quelle gra­vi­té on se décou­vrait quand pas­sait le dra­peau ! Qui­conque se fût mon­tré insen­sible à la gloire de cet emblème se serait vu traî­né au poste de police et roué de coups. Ça n’a pas chan­gé. Car la musique « qui marche au pas » n’a­dou­cit pas les mœurs ». Comme quoi il ne faut pas bla­guer avec ce culte qui a pour lui, comme si cela le jus­ti­fiait, des siècles d’exis­tence, comme la bêtise d’ailleurs.

Tous les États, quels qu’ils soient, l’ont exal­té, ce culte, l’exaltent tou­jours et répriment avec la der­nière sévé­ri­té ceux qui osent ouver­te­ment por­ter atteinte à la sain­te­té de la patrie.

Même aujourd’­hui, mal­gré les mil­lions de morts des guerres récentes — des morts qui vont vite — on chante encore que mou­rir pour elle « est le sort le plus beau ». Un diri­geant étoi­lé ne perd pas une occa­sion de nous le rap­pe­ler sachant, comme l’é­cri­vait en 1920 le géné­ral Séri­gny, que « l’É­tat peut et doit manier le sen­ti­ment public sui­vant les besoins de la poli­tique » (ou de sa politique).

Pour citer toutes les bêtises qu’a fait dire, et écrire, cette forme par­ti­cu­lière de l’hys­té­rie, ce n’est pas un livre qui convien­drait, mais une biblio­thèque ! Un écri­vain connu, grand patriote et véné­ré des Domi­ni­cains, écri­vait en 1916 : « Dans ma patrie, on aime la guerre et secrè­te­ment on la désire. » Nous aime­rions pou­voir espé­rer qu’un jour des savants géné­reux se pen­che­ront sur ce pro­blème d’a­lié­na­tion men­tale (la reli­gion de la patrie) et en étu­die­ront la pathologie.

Oui, nous savons bien, comme l’é­cri­vait le phi­lo­sophe Louis Prut, que la patrie c’est « l’attachement de l’homme à sa mai­son, à son enclos, à son vil­lage ou à sa ville. Nous pré­fé­rons sou­vent, ajou­tait-il, à tous les autres notre coin de terre. Là, nous sommes chez nous, en sûre­té. Nous sommes tristes quand nous le quit­tons et joyeux de le ser­vir. C’est notre pre­mière patrie ». C’est tout. Ce pre­mier atta­che­ment, ins­tinc­tif, ne va guère plus loin. Après les tendres années, on s’at­tache à d’autres choses. Là com­mence à se tis­ser le réseau de prê­chi-prê­cha patrio­tiques qui enve­loppe l’in­di­vi­du, pré­vient ses cri­tiques et, petit à petit, le convainc que ce pre­mier amour pour son vil­lage doit obli­ga­toi­re­ment s’é­tendre jus­qu’à des mil­liers de kilo­mètres, et que le sol qu’il foule n’a plus aucun pres­tige, en tout cas plus le même, dès qu’ap­pa­raît l’u­ni­forme du doua­nier déso­bli­geant. Après, plus loin, on ne parle plus sa langue, c’est vrai. Le citoyen doit-il pla­cer au-des­sus de tout le pays où on la parle ? A‑t-il le devoir de tra­vailler à la puis­sance de ce pays, non pour qu’il soit une source de lumière intel­lec­tuelle, mais pour qu’il soit le maître, au besoin par la force ? Allons-nous sen­tir naître en nous l’a­mour de la vie sol­da­tesque avec toute la vul­ga­ri­té qu’elle recèle, avec toute sa bes­tia­li­té ? Se peut-il que nous devions à notre patrie d’ac­cep­ter de bon cœur le devoir mili­taire et l’ac­com­plir avec ravis­se­ment ? Se peut-il que ce soit là un idéal ? Doit-on croire à la pri­mau­té de sa race ? Far­ceurs, nous sommes tous des métis ! Don­nez-nous une défi­ni­tion satis­fai­sante de la patrie ; dites-nous ce qui consti­tue une nation. L’u­ni­té de la race, où la trou­ver ? La nation fran­çaise, entre autres, est un amal­game de plu­sieurs élé­ments eth­niques — au moins cinq. (« Les bri­gands qui fon­dèrent la nation romaine n’ap­par­te­naient pas non plus à la même race », écri­vait Grillot de Givry.)

Écou­tons un his­to­rien : « La nation fran­çaise est plus hété­ro­gène qu’au­cune autre nation d’Eu­rope ; c’est, en véri­té, une agglo­mé­ra­tion inter­na­tio­nale de peuples. Ain­si s’ex­plique la tour­nure inter­na­tio­nale de l’es­prit fran­çais et le carac­tère uni­ver­sel de la lit­té­ra­ture française.

» Dans cette agglo­mé­ra­tion de peuples qui n’a­vaient entre eux rien de com­mun, l’u­ni­té natio­nale n’a pu se faire par aucune com­mu­nau­té natu­relle ni d’o­ri­gine ni de coutumes.

» Il faut une igno­rance totale de l’an­thro­po­lo­gie pour par­ler de « race française ».

Et puis, avec les inces­sants croi­se­ments, consé­quence des migra­tions, colo­ni­sa­tions, conquêtes, inva­sions, etc., com­ment un fonds racial se serait-il conser­vé ? Ce n’est nulle part possible.

La com­mu­nau­té de langue, nous dit-on, est le ciment de l’u­ni­té natio­nale. Alors il n’y a pas d’u­ni­té natio­nale aux Indes, au Cana­da, en Suisse, en Bel­gique, pays où existent des groupes lin­guis­tiques dif­fé­rents ? Com­ment se défendre de rêver quand, ouvrant un livre d’his­toire, on trouve que nous por­tons des noms ger­ma­niques, tels que Louis, Charles, Hen­ri, Albert, Guillaume (des noms de rois de France pour la plu­part); des noms en hébreu : Jean, Jacques, Joseph ; des noms grecs : Phi­lippe, Georges, Théo­phile, ou latins : Emile, Paul, Maurice…

Tour­nons-nous alors vers les réa­li­sa­tions de l’es­prit sur quoi s’ap­puient les patriotes, les natio­na­listes. Entre les fron­tières d’une même patrie allons-nous trou­ver ce qui lie les unes aux autres les œuvres cultu­relles ? Là encore les contrastes appa­raissent, énormes, mal­gré l’u­ni­té de langue et de cou­tumes. La natio­na­li­té n’a donc pas nive­lé, et c’est heu­reux, les dif­fé­rences de tem­pé­ra­ment, d’é­du­ca­tion, de style de vie des artistes, des savants, des phi­lo­sophes, etc., pour un pays don­né. Et les affi­ni­tés qu’on trouve entre les auteurs de natio­na­li­tés dif­fé­rentes ne sont plus à démon­trer. Cela n’a rien pour nous sur­prendre. Sur le plan éle­vé de la pen­sée et quel que soit l’en­droit du globe où il se trouve, c’est l’homme qui œuvre pour mettre en lumière des aspi­ra­tions aus­si vieilles que le monde.

Où le patrio­tisme ne va-t-il pas se nicher ! Sur quel ton orgueilleux ne parle-t-on pas des « décou­vertes fran­çaises », des « tech­niques françaises » ?

Écou­tons Suzanne Labin :

« Toutes les patries qui se pré­valent d’ac­com­plis­se­ments sin­gu­liers puisent à une même manne inter­na­tio­nale. Elles sont toutes rede­vables de la pen­sée phi­lo­so­phique à la Grèce, de l’as­tro­no­mie aux Chal­déens, de la juris­pru­dence à Rome, de l’im­pri­me­rie à l’Al­le­magne, de la poudre et de la soie à la Chine, de la navi­ga­tion et du Nou­veau Monde à, la pénin­sule ibé­rique, de l’al­gèbre aux Arabes, etc. »

Ne par­lons pas des gloires spor­tives natio­nales. On se relè­ve­rait la nuit pour en rire ! Il n’y a pas si long­temps que Fran­çois Mau­riac ver­sait un pleur — avec élé­gance — lors de la défaite d’une équipe fran­çaise de football.

Mais c’est dans la gloire mili­taire que le patrio­tisme est « comme le pois­son dans l’eau » ! Lais­sant tous les noms qui nous viennent à l’es­prit, sans oublier leur sot­tise, nous don­ne­rons la parole à l’un d’eux. Allons, Joseph Prud’­homme, dis-nous bien haut que « nous ne met­tons des enfants au monde que pour la défense de la patrie ». Dieu mer­ci, la graine de héros ne manque pas ! Toutes les patries en ont à revendre, elles n’ont qu’à se bais­ser pour en prendre, de force bien enten­du, puisque le citoyen est tenu à une obéis­sance qu’il n’a jamais pro­mise. (La loi vient encore de nous le rap­pe­ler à pro­pos des objec­teurs de conscience.)

Pour le patrio­tisme, nous nous lais­se­rions volon­tiers aller à un sou­rire d’in­dul­gente pitié si, dans sa forme de vani­té humaine, il se bor­nait à son­ner des trom­pettes, à se parer d’u­ni­formes ridi­cules comme ceux qui, tout à, l’heure, en pas­sant sous la fenêtre de mon logis de vacances, m’ont ins­pi­ré ces quelques lignes. Mais il est fait de choses stu­pides, ter­ribles et immo­rales qu’on a ren­dues obligatoires.

Allons, une seule gloire est vraie : c’est l’é­lé­va­tion de l’âme, la finesse de la pensée.

Et ma rêve­rie prend fin en son­geant que les patries d’au­jourd’­hui ne sont peut-être que les pro­vinces d’une immense et unique nation future l’Humanité.

Mar­cel Renot


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