Maison FOLLIN-LEFORT, SAUVAGE & Cie – Soit, en reprenant par la fin, un sentimental, un méthodique, un systématique. Et tous trois, avec des comparses et, en renfort, quelque recrue de marque, opèrent sous cette double invocation : Individualisme — Ordre Naturel. À quoi, pour commencer, je réponds : la nature ne forge point de systèmes. Constatation sans rien de plus. Nous verrons ensuite, libres de tout parti pris, si ces termes ainsi accouplés ont un sens et lequel.
Sans parti-pris. Dans ceci, en effet, je le mentionne expressément, nulle intention mesquine, pas la moindre hostilité préconçue ; je déplorerais que le lecteur, les susvisés notamment, s’y méprissent. Nous dissertons de faits, de principes et dans ces exposés gens et choses sont retenus uniquement par leur côté saillant ou qui me semble le plus vrai — à charge de rectification, si, comme cela peut advenir à chacun, il arrive que j’avance, çà ou là une erreur. Être exact, n’est-ce pas la meilleure manière d’être juste… Cette déclaration faite, j’indique, à la hâte également, le plan de ces « Aperçus » : Passer en revue les troupes diverses qui, concurremment avec l’anarchie, assaillent, entament, dissolvent l’organisation politico-économique existante, autrement dit, un monde mauvais. Socialisme (savoir : l’ensemble des écoles rangées sous cette dénomination), Syndicalisme, Coopération, Franc-maçonnerie, Libre Pensée, j’ai nommé les groupements les plus importants. Ceux-là et quelques autres, qu’ils en aient conscience ou non, qu’ils nous avouent ou bien qu’ils nous renient tous, par leur but, nous sont apparentés ; ce serait de notre part une faute de l’oublier. Examiner leur tactique, sa valeur réelle fournira matière à plusieurs pages, à quelques lignes, plus ou moins, suivant le cas. Je reviens à mon sujet.
J’ai foi en la bonne volonté de Sauvage et les écrits de Lefort cautionnent son talent. Toutefois, leur dirai-je, nous voici loin, Compagnons, de votre point de départ : toute la distance qui sépare la nette et crâne allure par quoi se distinguait votre défunt organe, La Mêlée et, par exemple, l’espèce d’article programme étalé eu vedette dans votre feuille nouvelle signé : Georges Palante, autant qu’il m’en souvienne. Ce fut, à peine déguisé, comme le manifeste de notre vieille connaissance, l’économie politique, science dont la pratique, vous le savez mieux que moi, Lefort, conduit à des impasses. Étrange voisinage… J’ai foi en la bonne volonté de Sauvage : la note — non concertée je pense — qu’il ose dans le journal dont la direction lui est confiée, y met un tel contraste ! Mais aussi elle y complète les disparates, elle ajoute à la confusion. Assemblage équivoque, éclectisme trompeur…
Lefort, Marcel Sauvage, est-ce ainsi que l’on explique chez vous le mystère de votre individualisme et de votre ordre naturel, si étroitement conjugués ?
La sincérité de Follin, non plus, ne m’est pas suspecte. Pourquoi ne serait-il pas sincère ? En tout et pour tout, il croit exclusivement à une formule, la sienne. Besoin d’expansion, prurit de célébrité, l’un n’exclut pas l’autre, Follin est de ces hommes qui consacrent leur avoir — au moins en partie — au triomphe d’une idée. Follin attache le sort du monde à la transcendance de son génie. Je dois, par conséquent, admettre que ses théories ne partent pas tout à fait d’un cœur sec ni tout à fait d’une tête stérile. Et puis, qu’importe ! Si l’intelligence de chacun était à la mesure de son désir, ce monde aurait bien de l’esprit. Acceptons-nous tels que nous sommes et tâchons de nous comprendre.
J’ai dit : La nature ne procède pas par système. Le vôtre, Follin, vous n’avez pas su le séparer de l’esprit de lucre dont, au contraire, vous faites socialement un moyen d’action. Écoutez ceci et n’épiloguez pas, c’est l’évidence même : l’esprit de lucre est antisocial. En ce moment, nous en mourons, je veux dire la Société en meurt.
Alors cette question se pose
Que gagnerions-nous à l’adoption de votre système ? Comme à présent, comme dans le passé, par raison d’utilité générale, l’homme y serait la proie de l’homme — agencement social ruiné par son excès, inévitable aboutissement, et condamné à disparaître. Il n’y aurait rien de changé. Que dis-je ! Quelques brusqueries du populaire, au cours de ces derniers siècles, nous ont dotés de l’égalité — oh ! seulement nominale. Aussi peu que la chose vaille, nous perdrions cet acquis. Votre système, le voici, selon même vos définitions, que je vais résumer et commenter à la fois en trois ou quatre phrases brèves, c’est suffisant : tout y deviendrait monopole de fait, y compris le sol et le sous-sol — l’eau et l’air aussi, sans doute ? — cela moyennant redevance à la Collectivité. Vous prendriez la planète en location. Le plus sérieusement qu’il se puisse, vous proposiez naguère de commencer par la Russie. Dans ce régime, les plus assouplis parmi les spoliés seraient agents d’exécution ; les autres, du moment que vous détiendriez tous les moyens propres à pourvoir à l’existence, seraient bien forcés d’y venir. Effroyable instrument de domination, cette mainmise, si elle n’était le rêve de la folie.
Et, pourtant, je dis ceci aux anarchistes :
Follin et ses amis sont aux prises avec l’étatisme, réjouissez-vous de la rencontre, suivez la lutte d’un œil satisfait ; ce travail de désagrégation sur un des principaux obstacles avance d’autant l’œuvre commune. Quant aux prétentions qui nous choquent — là et ailleurs — mal dissimulées derrière cette querelle de mots : « Subordonnez l’individu à l’espèce », dit celui-ci « l’espèce à l’individu », réplique un autre, ce que tout cela pèsera le moment venu, prétentions et verbalisme ? Un fétu au vent d’orage.
Édouard Lapeyre.