La Presse Anarchiste

Sur le « Barbussisme »

Si le roman « Le Feu » n’a­vait pas été écrit par le créa­teur du bar­bus­sisme, cette doc­trine ne méri­te­rait peut-être pas la dis­cus­sion. Mais l’auteur de ce livre sur la guerre, le pre­mier par la date de paru­tion, sinon par la valeur, jouit d’une réelle célé­bri­té, sus­cep­tible de rejaillir sur ses thèses sociales et d’im­pres­sion­ner quelques-uns de ses lec­teurs. Il n’est donc pas inutile d’exa­mi­ner de près le nou­vel évan­gile, dont l’a­pôtre vati­cine, vitu­père et excommunie.

À lire le mani­feste publié dans les numé­ros 31 et 32 (7e année) du « Jour­nal du Peuple », le bar­bus­sisme appa­raît tout d’a­bord comme une méta­phy­sique. Il en pré­sente la sub­ti­li­té, l’im­pré­ci­sion, le ver­ba­lisme enfin, et par­fois le ver­biage. Une deuxième lec­ture, plus atten­tive, ponc­tuée au crayon bleu, y révèle un appel com­mi­na­toire, par­ti­ci­pant à la fois du man­de­ment et de la pro­cla­ma­tion. Ce double carac­tère épis­co­pal et napo­léo­nien, res­sort avec net­te­té de l’a­na­lyse impartiale.

La pre­mière par­tie, à l’al­lure d’en­cy­clique, condamne les héré­sies rol­lan­distes et anar­chistes en tant que « dan­ger social et erreur intel­lec­tuelle », signale leur sté­ri­li­té, note leur ana­chro­nisme. À Romain Rol­land avec pru­dence et réti­cences, aux liber­taires avec har­diesse et sans ména­ge­ment, elle reproche de n’a­voir appor­té que de vaines cri­tiques à « ce vieux régime mul­ti­forme, qui conduit de la ruine à la mort les des­ti­nées des col­lec­ti­vi­tés », de ne rien faire pour « empê­cher une nou­velle guerre ou tout au moins tra­vailler dans ce but », de « venir après coup et d’être condam­nés à venir tou­jours après coup ».

Bar­busse est sans doute très jeune, ou né bien récem­ment à la vie intel­lec­tuelle et sociale. Il dit admi­rer l’œuvre lit­té­raire de Rol­land et démontre ne pas la com­prendre, mécon­naître son carac­tère euro­péen et humain affir­mé beau­coup avant la guerre. Pour lui, l’ac­tion anar­chiste et anti­mi­li­ta­riste est pos­té­rieure à la publi­ca­tion du roman « Le Feu » puisque, à sa connais­sance, rien n’a­vait été dit, écrit ou fait aupa­ra­vant contre les assas­si­nats col­lec­tifs. — Enfin Bar­busse vint… La cri­tique reste désar­mée devant tant de juvé­nile pré­somp­tion, d’im­mar­ces­cible candeur.

Une bulle pon­ti­fi­cale arti­cule, accuse, ful­mine, condamne, mais ne prouve pas. Cela n’est ni dans son but ni dans ses moyens. Soli­de­ment étayé sur le roc de la foi aveugle cimen­té par l’o­béis­sance pas­sive, le lan­ceur d’a­na­thèmes ne s’a­baisse pas à jus­ti­fier ses arrêts. Il domine, et prône « le rôle néga­tif des mora­listes purs ». À son gré, les appels à la pitié d’«Au-dessus de la mêlée », les gestes de révolte des réfrac­taires anar­chistes sont de nul effet ou même néfastes. Ils sont enta­chés du tort grave d’être indi­vi­duels et étran­gers à l’or­tho­doxie bar­bus­siste. Cela suf­fit à les faire répu­dier sans autre forme de procès.

Pour cou­ron­ner sa tâche, l’im­pi­toyable pape cloue au pilo­ri « les paci­fistes-rol­lan­distes et les libé­raux-anar­chistes », en les mar­quant au front de l’in­fa­mante épi­thète : « conser­va­teur ». Le fer rouge de sa caus­ti­ci­té n’au­rait pu impri­mer flé­tris­sure plus ter­rible, ni sur­tout mieux inven­tée. Ici, Bar­busse s’est évi­dem­ment ins­pi­ré des confi­dences de Cle­men­ceau sur son « conser­va­teur » Cottin.

Ain­si s’a­chève dans un auto­da­fé l’œuvre « des­truc­tive » du pro­pa­ga­teur de la vraie foi, qui, dési­reux d’a­bo­lir le capi­ta­lisme et d’empêcher à jamais la guerre, s’empresse de livrer au bûcher ceux qu’il appelle des « réfor­ma­teurs néga­tifs ». Contre eux le savant zéla­teur invoque l’ap­pui d’Au­guste Comte, lui emprunte une for­mule dite lapi­daire, mais en réa­li­té bien creuse : « on ne détruit que ce que l’on rem­place », et avec dévo­tion la fait sienne en vue de son tra­vail de construction.

* * * *

Telle une vierge éna­mou­rée et pudique, la prose confuse et bal­bu­tiante de Bar­busse ne s’a­ban­donne pas à la pre­mière sol­li­ci­ta­tion, ne se laisse pas péné­trer d’un coup. Il la faut quelque peu vio­ler. Les voiles écar­tés laissent alors aper­ce­voir la pré­cieuse for­mule, laquelle est en même temps un ordre : les nova­teurs intel­li­gents et assoif­fés d’ac­tion doivent, à l’i­mi­ta­tion de l’au­teur du roman « Le Feu », entrer dans le Par­ti Socia­liste Com­mu­niste. En outre, Napo­léon Bar­busse com­mande de le suivre à Moscou.

Ce pro­phète impé­rieux se croit, se nomme, se pro­clame le seul révo­lu­tion­naire à l’ex­clu­sion des timides paci­fistes et liber­taires. Anxieux de réa­li­sa­tions pra­tiques et immé­diates, il veut faire de la poli­tique d’une façon inédite, esca­mo­ter des bul­le­tins de vote dans des salles de mai­rie. Ah, la belle décou­verte ! Et que voi­là un « Manuel du Par­fait Votard » qui n’est pas extrait « du caté­chisme bour­geois » Por­tez vos suf­frages à Bar­busse et vous serez sau­vés par la Rédemp­tion élec­to­rale. Don­nez-vous de bons chefs et ne vous occu­pez de rien. Le per­fec­tion­ne­ment phy­sique et moral de l’in­di­vi­du est trop lent, inutile au sur­plus. Aux urnes, citoyens ! Alcoo­li­sez-vous, pros­ti­tuez-vous ; c’est dans la nature humaine. Envoyez seule­ment au Palais-Bour­bon de braves dépu­tés ! Ils pour­ront « inven­ter une autre loi aus­si com­plète, aus­si uni­ver­selle, aus­si réa­li­sable que celle qui est réalisée ».

Mal­gré son aisance dans le manie­ment du sophisme, le génial archi­tecte de la Socié­té de demain ne peut igno­rer, n’i­gnore pas les corol­laires de toute légis­la­tion : l’o­bli­ga­tion et la sanc­tion. « En algèbre sociale » bar­bus­sienne, obli­ga­tion égale police, gen­dar­me­rie, magis­tra­ture, et sanc­tion égale pri­son. L’or­ga­ni­sa­tion future com­por­te­ra un double régime, poli­tique et de droit com­mun, un rigou­reux droit com­mun pour les cri­mi­nels « L’homme le plus imbu d’i­dées huma­ni­taires et de sen­ti­men­ta­li­té admet­tra cette contrainte ». Quelle pro­fon­deur et quelle audace dans ces concep­tions jus­ti­cières ! Le cer­veau d’un simple mor­tel est une belle chose, qui peut ima­gi­ner de sem­blables merveilles !

Il n’est pas jus­qu’à la vio­lence que Bar­busse ne trans­forme dans son essence et ses mani­fes­ta­tions. Finis les spec­tacles bru­taux et san­glants, les héca­tombes hor­ribles sur la voie publique. L’É­tat com­mu­niste exer­ce­ra une bonne petite vio­lence douce, dis­crète, par des exé­cu­tions en comi­té fer­mé, sur invi­ta­tion, en famille ; par des meurtres pro­pre­ment faits, à huis clos. Des idylles avec la Mort ! Car « il est évident que l’ordre de rai­son et d’é­qui­té qu’il s’agit d’é­ta­blir ne s’é­ta­bli­ra que si les inté­res­sés l’im­posent et le main­tiennent ». Les inté­res­sés sont Bar­busse et les bar­bus­sistes, s’il y en a. Et il y en aura, quand l’a­pôtre sera deve­nu dictateur.

« La vio­lence n’a ici pour but que de désar­mer » à l’in­verse du « régime mili­ta­riste impé­ria­liste » dont l’ob­jec­tif est, selon toute appa­rence, d’ar­mer l’en­ne­mi. Le sys­tème de l’as­sas­si­nat par per­sua­sion fonc­tion­ne­ra grâce au régime mili­ta­riste com­mu­niste. Il y aura la conscrip­tion obli­ga­toire, des conseils de révi­sion, des casernes bla­son­nées au fron­ton de la fau­cille sym­bo­lique, des capo­raux, des ser­gents ren­ga­gés, des géné­raux, oh ! sans galons ni plu­mets, avec de simples ficelles, lise­rés, bou­tons colo­riés. Plus d’ar­mée tri­co­lore ou noire ; une armée rouge. C’est la grande pen­sée du bar­bus­sisme : des sol­dats rouges, un dra­peau rouge ; la cou­leur non de l’es­pé­rance mais des réa­li­sa­tion homi­cides pour la patrie com­mu­niste, pour la défense nationale.

Car si Bar­busse ne veut plus de guerre pour la liber­té, le droit et la jus­tice capi­ta­listes, s’il se refuse à voir « rang par rang la dis­pa­ri­tion furieuse des sol­dats » répu­bli­cains, son sens inné de logique l’o­blige à pré­voir et pré­pa­rer la déci­ma­tion des bataillons socia­listes mou­rant pour la liber­té, le droit et la jus­tice barbussistes.

Voi­là donc l’ex­po­sé fidèle et suc­cinct de la par­tie construc­tive du seul dogme infaillible. Il com­porte une heu­reuse concré­ti­sa­tion de l’a­pho­risme de A. Comte : « on ne détruit que ce que l’on rem­place ». Le capi­ta­lisme abhor­ré assu­rait son exploi­ta­tion de l’homme par des ins­ti­tu­tions oppres­sives et cruelles : police, magis­tra­ture, armée… Bar­busse détruit tout cela, et il le détruit bien : il le rem­place par la vio­lence pré­con­çue, sys­té­ma­ti­sée : police, magis­tra­ture, armée, capi­ta­lisme d’état.

L’an­tique capi­ta­lisme monar­chique et répu­bli­cain aurait encore de beaux jours à vivre, s’il n’a­vait à redou­ter que les coups des bar­bus­sistes. Là, peut-être, est le secret de cette mys­té­rieuse indul­gence de la cen­sure gou­ver­ne­men­tale, qui en pleine guerre auto­ri­sa la publi­ca­tion du roman « Le Feu », alors qu’elle étouf­fait avec une bru­ta­li­té féroce et joyeuse la moindre mani­fes­ta­tion de la pen­sée anarchiste.

F. Élo­su

NOTE. — Les mots pla­cés « entre guille­mets » sont, des cita­tions du texte de Barbusse.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste