Cette fois le doute n’est plus permis, la scission est définitivement accomplie depuis le 14 de ce mois.
Les grands chefs de la C.G.T. réformiste ont atteint leur but ; dussent-ils rester seuls, ils se déclarent confiants en l’avenir et pleinement satisfaits.
Dans leurs rêves, ils se voyaient sacrés, en grande pompe, fonctionnaires immortels, le front ceint d’une couronne symbolique…
Des voix leurs disaient : « Vous êtes nés et bâtis pour faire marcher les cotisants, au son de vos organes tonitruants et ronflants (ô combien!) vers la victoire de la démocratie ancienne et nouvelle. »
Ils ont pris cela au sérieux, à tel point qu’ils ont oublié, dans leur marche triomphale, le principal intéressé : le prolétariat ; aussi s’en vont-ils seuls, bien seuls.
Le Comité Confédéral National — celui qu’ils ont fabriqué, dont on attendait patiemment et gentiment la décision, s’est prononcé sans détours contre son habitude, et c’est tant mieux.
Au moins l’on sait à quoi s’en tenir. Les plus myopes commencent à voir clair dans la pensée dominante de ceux qui se croient des hommes. Le ciel est débarrassé des nuages nombreux et opaques qui l’assombrissaient. Leurs vœux criminels sont exaucés au delà même de leurs secrètes espérances.
Comme c’était à prévoir, les Saint-Mandéens — vous me permettrez de les dénommer ainsi — ont, eux aussi, au cours de leur C.C.N. comme la lune, essayé de jouer aux gouvernants à la recherche des responsabilités, qu’ils ont fait retomber, bien entendu, sur le dos des vrais cégétistes. Ils affirment donc que le crime accompli a pour auteurs ceux qui sont leurs victimes et que l’indépendance du mouvement syndical avait trouvé d’ardents défenseurs en leurs personnes, accompagnées, il est vrai, d’A. Thomas, Renaudel et autres Boncour, lesquels, tout le monde le sait, sont de notoires anti-politiciens.
Jusque-là et tant qu’il s’agit de malheureuses et bien piètres personnalités, nous pouvons nous permettre quelques fantaisies. Mais, quand nous arrivons à nous occuper de ce qu’ils appellent leurs travaux et que l’on aperçoit leur manière adroite peut-être, jésuitique à coup sûr, de tourner les difficultés jusqu’à vouloir nous faire croire qu’ils s’attachent à défendre, seuls, l’intérêt des travailleurs ; alors, c’est fini de rire !
Comment ! Ce qui est sorti de leurs délibérations ce serait le programme qui traduit les véritables et unanimes sentiments du prolétariat de ce pays ?
Allons donc ! Il serait par trop commode de parler de réformes alléchantes et d’améliorations immédiates, alors que l’on sait que l’on ne fera, que l’on ne peut rien faire en implorant à genoux ; et ces gens se permette de traiter les autres de démagogues ?
Ils se soucient si peu des aspirations et des sentiments de la classe ouvrière, qu’ils ont délibérément ébréché et peut-être brisé la seule arme avec laquelle celle-ci pouvait combattre efficacement la réaction et le capital.
Ils se sont amusés, comme des petites folles, de la tournure que prenaient les événements, quand d’autres en souffraient cruellement. Ils se ont complu dans l’adoption d’une attitude sèche, cassante et haineuse, alors que des camarades allaient vers eux le cœur déchiré à la pensée qu’une division profonde pouvait séparer les travailleurs d’un même chantier, d’une même usine, d’un même bureau.
Ce qui est plus grave, c’est que la scission ne peut les atteindre, puisqu’ils ne sont plus de leur classe, et les déchirements, les heurts se produiront alors qu’ils se trouveront dans quelque Bordeaux.
Aurons-nous un jour la satisfaction de les voir « s’expliquer » nettement, quand l’action, que l’on ne peut fuir, aura réconcilié les travailleurs par-dessus leurs têtes couronnées ?
Ce serait un spectacle trop séduisant pour que nous n’en désirions pas — sans toutefois l’espérer — voir la mise en scène.
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En face de cette situation, les anarchistes doivent-ils rester les spectateurs impassibles d’une tragédie dans laquelle se joue l’avenir du peuple auquel nous sommes liés par tant de fibres intimes ?
Tant de questions se posent qu’il apparaît difficile de répondre à toutes.
Pourtant, peut-on oublier que, dans nos réunions, dans nos congrès, nous avons toujours déclaré que les anarchistes pénétraient dans les syndicats pour y susciter l’esprit de révolte et y faire établir et pratiquer le système d’organisation fédéraliste ?
Si l’on songe que la semence révolutionnaire trouvera, dans la C.G.T. régénérée, un terrain solide et fécond ; que, d’autre part, l’état d’esprit de ceux qui la composent est favorable à l’idée de faire reposer la nouvelle constitution sur une base nettement fédéraliste, il est tout indiqué que les compagnons ont leur place dans cette C.G.T. Rénovée.
Puis, enfin, il ne faudrait pas se souvenir que nous fûmes de ceux — à peu près les seuls, du reste — qui condamnèrent vigoureusement la complicité au crime du capitalisme, de ceux qui dénoncèrent sans relâche la collaboration des classes dont la source se retrouve dans l’Union sacrée, de ceux enfin qui, faisant appel à la vindicte publique, étalèrent en plein jour les compromissions, les trahisons.
Et quand ils prétendent que c’est le triomphe de la politique de Moscou qui se concrétise dans la C.G.T., nous pouvons leur rappeler, sans crainte d’être démentis, que nous avons fait plus qu’eux pour l’autonomie et l’indépendance du Syndicalisme.
En dénonçant avec force le péril, dénommé faussement communiste — les politiciens ne pouvant l’être — les anarchistes se sont dressés, conformément à leur bel idéal, contre l’intrusion politique. En combattant les politiciens quels qu’ils soient, ils visaient aussi bien ceux qui se servent du masque communiste que ceux qui, sous le couvert du socialisme, sont devenus des auxiliaires du Gouvernement, sans oublier les « politiciens de l’économique ».
Il faut donc que les réalisateurs de la criminelle division se souviennent, grâce à notre attitude présente, que notre opposition de toujours possède des racines profondes et qu’ils nous trouveront devant eux, décidés à tous les efforts comme à tous les sacrifices pour ruiner la désastreuse influence qu’ils exercent encore sur une faible portion prolétarienne.
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Abordons maintenant un problème que certains voudraient résoudre, sans aucun élément sérieux, puisqu’ils oublient le principal, je dirai même l’indispensable.
Front unique ! Front unique !
Voilà le cri du jour, le boniment a la mode, le mot qui circule partout.
Eh bien ! Si une chose doit nous intéresser, c’est bien cette fameuse question, car elle est importante et urgente si l’on en croit les nouveaux venus à l’unité de front.
Il faut même ne perdre aucun instant, sans cela les travailleurs, ces bons bougres, se laisseraient entraîner, une fois de plus, par un battage savant à rendre jaloux un tenancier de baraque foraine.
Toutes les raisons invoquées en faveur du front unique sont connues de nous. Fort heureusement, car cela ne fait que nous confirmer dans cette pensée que les anarchistes, avec l’habitude qu’ils ont de regarder les choses telles qu’elles sont, possèdent une puissance critique et une clairvoyance qui paraissent faire totalement défaut aux « lumières » politiciennes.
N’avons-nous pas toujours déclaré aux masses, avec lesquelles nous sommes et nous voulons rester, que si elles voulaient réaliser l’union, elles renforceraient leurs puissances combatives et augmenteraient d’autant leurs chances de victoires ?
Il est vrai que nous ajoutions ce qui suit :
Pour arriver à ce résultat, il est indispensable de laisser à leur sale besogne les politiciens. Il est nécessaire de ne pas se laisser glisser sur le terrain politique où la division règne en maîtresse immanquablement. Il ne faut pas qu’on tombe et s’enlise dans ces mares stagnantes créées à dessein par les détenteurs de privilèges pour conserver plus sûrement ceux-ci.
Il faut, au contraire, conserver toutes les forces vives du prolétariat, toute l’activité de ses militants, et garder intacte la pureté de leurs intentions.
Et nous déclarions que, seul, le terrain économique nous offre toutes garanties pour l’obtention du résultat que nous cherchons. Celui-là est solide, stable, il est nôtre. Plus de divisions intestines dont le point de départ est dans l’intérêt personnel d’arrivistes impénitents ou encore dans le désir de gouverner les autres.
Le syndicalisme réunissant tous les travailleurs sans distinction de tendances, synthétise leurs aspirations vers plus de mieux-être et surtout vers l’intégrale liberté.
C’est là qu’est le front unique !
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Nous pouvons, grâce à notre influence, donner au syndicalisme la possibilité de rester lui-même.
Nous pouvons apporter notre pierre à l’édification de sa nouvelle demeure, en faisant pénétrer dans les cerveaux, la connaissance que nous avons des faits et des êtres, que nous fait apprécier la haute philosophie à laquelle nous avons voué notre vie.
Les questions d’étude, d’éducation, d’orientation et de vulgarisation doivent attirer l’attention des compagnons toujours en éveil.
Que, dès maintenant, chacun d’entre nous étudie tous ces points particuliers, et fasse, autour du travail accompli, la propagande indispensable dans le sens que lui dicte sa conscience en accord avec ses théories.
P. Véber.