J’ai, dans le précédent n° de la Revue Anarchiste, exposé, en la résumant de mon mieux, la vie si courte, si douloureuse et si tourmentée du grand écrivain vagabond Jack London. Je ne pouvais trouver, en effet, de meilleure préface à l’étude de son œuvre que le récit de cette existence romanesque, au sens absolu du mot, et qui semble en constituer le chapitre le plus passionnant.
Parmi les 52 volumes dont elle se compose, il en est peu où il n’ait mis, avec une parcelle de son âme généreuse et pitoyable à l’homme, quelqu’une de ses aventures extraordinaires, ou quelque phase de ses multiples avatars.
Et c’est ce qui fait de cette œuvre l’une des plus humaines de notre temps, et c’est également pour cela que lorsqu’elle sera connue en France, comme elle mérite de l’être, on s’y passionnera pour elle plus encore que pour celle du grand bourgeois Rudyard Kipling, dont l’exotisme a peut-être autant de puissance et de vérité, mais à laquelle manque l’exquise sensibilité de Jack London, le trimardeur vagabond.
Sans trop m’arrêter à la valeur littéraire et à l’expression artistique de ce labeur grandiose, c’est, ainsi que je l’ai dit précédemment, de son côté révolutionnaire, de ses tendances socialistes, voire libertaires que je voudrais, aujourd’hui, entretenir les lecteurs de cette Revue.
Pour cela, il me suffira de prendre parmi ses nombreux ouvrages, ceux, en lesquels il m’a paru que Jack London avait condensé, avec sa pensée philosophique, fruit de ses lectures incessantes, les véritables tendances de son âme meurtrie par la vie et révoltée contre les cruautés et les iniquités du régime capitaliste bourgeois.
Je ne tiendrai donc, dans ce choix, aucun compte de l’ordre chronologique, mais seulement de l’importance que chacun des livres choisis m’a paru posséder, au point de vue de l’exposition de ses idées.
Cette analyse faite, il me sera facile, dans une prochaine chronique, de comparer la pensée de ce grand révolté avec celle d’un autre dont le nom nous est cher.
* * * *
Voici d’abord Martin Eden, livre capital à mes yeux, dans l’étude que je tente, puisque Jack London lui-même nous le donne comme une sorte d’autobiographie. C’est, en effet, celui où il a mis le plus de lui-même, et où il a exposé, dans la personne de son héros, l’éducation de son âme et la formation de son esprit. Martin Eden c’est Jack London lui-même, et je dois dire que jamais autodidacte ne fit avec plus de claire et sobre éloquence l’analyse de son développement intellectuel et moral.
Pour bien saisir la genèse et bien comprendre toute la portée de ce beau livre dont Jack London a dit, dans une de ses lettres, qu’il était en tête de ses préférés, il convient de se reporter au récit sommaire qu’il fit lui-même de son enfance dans l’isolement misérable du ranch paternel.
Voici, en effet, un passage où se trouve en germe le fond même de son livre de prédilection.
«… Je n’ai aucun souvenir qu’on m’ait appris à lire ou à écrire ; et cependant je pouvais faire les deux à l’âge de cinq ans… Une de mes premières et de mes plus fortes impressions fut l’ignorance des autres personnes qui m’entouraient. J’avais lu et absorbé l’Alhambra, de Washington Irving, avant ma neuvième année, et je ne pouvais pas comprendre comment il se faisait que les autres gens du ranch ne connussent même pas de nom ce grand écrivain. Plus tard, j’ai conclu que cette ignorance était spéciale aux gens de la campagne (exploités par le capital) et pensé que les citadins n’étaient pas aussi bornés. Un jour, un homme de la ville vint au ranch ; il était chaussé de souliers bien cirés et vêtu d’un bel habit, et je sentis qu’il y avait des chances pour que je pusse échanger des idées avec un homme cultivé… Avec les briques d’une vieille cheminée démolie, j’avais construit un Alhambra pour moi-même : tours, terrasses, rien n’y manquait et les différentes parties en étaient indiquées par des inscriptions à la craie. J’y conduisis mon citadin et l’interrogeai sur l’Alhambra : il était aussi ignorant qu’un homme du ranch ; et alors je me consolai moi-même en pensant qu’il n’y avait au monde que deux hommes intelligents, Washington Irving et moi-même… Mes autres lectures, à cette époque, consistaient principalement en celles de volumes à dix sous empruntées à des ouvriers qui venaient travailler au ranch, et de journaux dans lesquels étaient racontées, en feuilleton, les aventures de pauvres mais honnêtes filles de magasin.
« Avec une pareille nourriture, mon esprit était ridiculement conventionnel ; mais ma solitude faisait que je lisais tout ce qui me tombait sous la main, et je fus fortement impressionné par une histoire de Ouida, intitulée Signa. Il y avait là un petit garçon qui avait fait le rêve de devenir un grand musicien et d’avoir toute l’Europe à ses pieds. Pourquoi, me disais-je, moi, petit garçon aussi, ne pourrais-je pas atteindre à la gloire que rêvait Signa?…»
C’est cette passion enfantine pour la culture intellectuelle et pour la gloire qu’elle peut donner qui forme le fond de Martin Eden, c’est elle qui inspira le livre qui le soutient et le remplit du premier chapitre jusqu’au dernier.
Perdu, noyé dans le chaos des connaissances ainsi goulument acquises au prix des pires misères, d’une enfance quasi-abandonnée, Martin Eden, c’est-à-dire Jack London, est en proie à une souffrance morale finement analysée et qui se trouva sérieusement soulagée le jour où lui tombèrent sous la main les œuvres du grand philosophe évolutionniste, Herbert Spencer.
Ce fut par les Principes de psychologie, que Martin Eden commença son initiation à la doctrine qui devait révolutionner la pensée scientifique moderne en lui donnant son orientation définitive ; mais en tenant compte de la faiblesse et de l’incohérence des connaissances péniblement acquises par le jeune autodidacte, ce qui devait arriver arriva, il ne comprit rien à ce livre ardu. Il ne se découragea pas et s’attaqua incontinent aux Premiers principes du philosophe anglais.
Et la révélation commença.
Les pages où Jack London expose, en les analysant, les états d’âme par lesquels passe son héros au cours de cette initiation, comptent, à mon avis, parmi les plus belles de son œuvre. Il nous fait assister, sans nous fatiguer un seul instant, à la formation d’une âme, à la création d’un esprit, à l’édification d’une raison et d’un caractère. « Martin Eden, nous dit-il, ayant commencé le soir les Premiers principes, le matin le trouva lisant toujours…»
Hier encore, dans son cerveau un peu surmené et désemparé, toutes les représentations du monde intellectuel s’agitaient confuses, imprécises comme des ombres ne trouvant pas à s’incarner, et voici que Spencer jetait tout à coup, dans ce chaos une lumière éclatante, classant, organisant les connaissances humaines, en montrant l’admirable unité, élaborant les dernières réalités et présentant, à ses yeux émerveillés, un univers concret.
Et Martin Eden de s’écrier : « Non ! il n’y a pas de Dieu ; il n’y a que de l’inconnu, dont Herbert Spencer est le Prophète. »
Et cet élan d’enthousiasme ne s’affaiblit pas lorsqu’il découvre que le grand philosophe anglais, comme Darwin lui-même, s’est arrêté à mi-chemin des conclusions dernières d’ordre religieux, politique ou social qui découlent nécessairement de leurs prémisses indiscutables.
Tous ceux de mes lecteurs qui ont pu se familiariser avec l’œuvre spencerienne, savent que son auteur ne s’est pas seulement arrêté à mi-chemin, mais que, sous l’influence de ses origines, de sa mentalité et de son éducation bourgeoises, il a singulièrement atténué, vers la fin de sa vie, l’individualisme de sa doctrine, et qu’après avoir écrit L’Individu contre l’État, il a pris vigoureusement la défense de celui-ci et protesté, avec une véhémence significative, contre les conclusions que socialistes, révolutionnaires, communistes et anarchistes, prétendaient avec raison, avoir le droit de tirer de l’ensemble de son œuvre.
De même, les plus illustres continuateurs de l’œuvre de Darwin et de Spencer, Hœckel en tête, ont, sous les mêmes influences, continué cette tactique de réaction et se sont efforcé de présenter la doctrine nouvelle, non seulement comme défavorable au socialisme communiste et anarchiste, mais encore comme basant les droits de l’élite, c’est-à-dire de l’aristocratie sur le darwinisme lui-même.
Dans le célèbre discours qu’il prononça en 1877, au Congrès des naturalistes, à Munich, Ernest Hœckel résumait à peu près ainsi toute l’argumentation opposée aux tentatives faites pour donner l’appui de la théorie de l’évolution aux doctrines révolutionnaires :
1° Ces doctrines tendent à une égalité chimérique de tous et de tout ; le darwinisme, au contraire, non seulement constate, mais explique les raisons organiques de l’inégalité naturelle des aptitudes et même des besoins des individus.
2° Dans la vie de l’humanité, comme dans celle des plantes et des animaux, l’immense majorité de ceux qui naissent est destinée à périr, parce qu’une petite minorité seulement triomphe dans la « lutte » pour l’existence» ; la doctrine socialiste et révolutionnaire prétend au contraire que tous doivent triompher dans cette lutte et que personne ne doit demeurer vaincu — ce qui est, par conséquent, contraire à la doctrine darwinienne, c’est-à-dire à la vérité scientifique.
3° La lutte pour l’existence assure la « survivance des meilleurs, la victoire des plus aptes » et suit par conséquent un processus aristocratique de sélection individualiste, au lieu du démocratique nivellement conçu par les doctrines révolutionnaires (socialiste, communiste, anarchiste).
Contre cette défense prétendue scientifique de la vieille société capitaliste et bourgeoise que l’on regrette de voir ainsi résumée et formulée par un esprit aussi clairvoyant que celui du grand naturaliste allemand, Jack London, s’est élevé avec une force et une précision véritablement étonnante chez un écrivain d’imagination.
Quand on lit son beau livre qui a pour titre Le Loup des mers, on se demande s’il ne l’a pas écrit pour incarner dans son héros, Loup Larsen, la doctrine de la « lutte pour l’existence », avec son implacable cruauté, et telle qu’elle apparaît, dans ses conséquences sociologiques, aux défenseurs du régime capitaliste et bourgeois.
Loup Larsen est un véritable monstre à qui la Nature a donné, en même temps que le summum de la force physique, une intelligence remarquable et une faculté d’assimilation qui lui ont permis, malgré son existence aventureuse et tourmentée de bandit, de pirate et de corsaire, d’acquérir une culture scientifique dont se montrerait fier plus d’un prétendu savant. Il a lu et retenu toute la littérature darwinienne de notre temps. Il a fouillé jusqu’en son tréfonds l’œuvre philosophique de Spencer.
Il commande, en maître absolu, en tyran, un bateau qu’il a volé, tout armé, tout équipé et prêt à partir pour la pêche au phoque dans les mers du Nord.
Sa supériorité physique et intellectuelle sur ces humbles prolétaires de la mer est telle qu’il les considère comme sa chose, sa propriété au même titre que la goélette chapardée.
Il exige d’eux l’obéissance passive du chien à son maître, et leur moindre tentative de résistance est aussitôt réprimée à coups de son formidable poing. Bref, il est arrivé à leur inspirer une sorte de terreur sacrée, semblable à celle qu’éprouvent les sauvages les plus primitifs devant leur grand féticheur.
En darwinien convaincu, Loup Larsen se justifie à ses propres yeux par la loi du plus fort et les droits du plus apte, de tous ses crimes de lèse-humanité.
En face de ce protagoniste de la force et de ses crimes légitimés par la science, Jack London se dresse lui-même dans la personne du plus humble, du plus faible de ses matelots.
Le paquebot sur lequel il se trouvait ayant fait naufrage, il est recueilli au milieu de la tempête, par le bateau de Loup Larsen dont il devient la propriété au même titre que les autres hommes de son équipage.
Et, à partir de ce moment, la plus étrange, la plus passionnante des luttes morales s’engage entre ces deux « intellectuels » dont l’un a la force, le prestige physique du lion, et l’autre la faiblesse et la fragilité apparente du moucheron.
À la doctrine darwinienne, que le « tyran » du bateau expose, avec ses plus féroces conséquences, à son nouvel esclave, pour justifier les abus de sa propre tyrannie, ceux de la société, l’esclave répond comme si la veille même il avait lu les belles pages de Kropotkine sur l’Entr’aide ; il lui montre que la lutte des classes par laquelle se guidera le monde nouveau n’est pas autre chose que la loi darwinienne de la « lutte pour la vie » transportée des individus aux collectivités ; et qu’en même temps, la notion et la conscience toujours grandissante de la solidarité humaine, ont, dans les siècles, tempéré de plus en plus ce qu’avait de féroce dans la nature, la grande lutte pour la vie…
Il me faudrait ici une place que je n’ai pas pour citer les dialogues, véritable passe‑d’armes scientifiques entre les deux hommes à propos des mille incidents de la vie de bord où Loup Larsen a abusé de sa force en s’abritant derrière Spencer et Darwin.
Dans Iron Heel, un autre de ses livres qui mérite d’être lu et relu, Jack London a formulé et développé la profession de foi d’un socialiste révolutionnaire passionné et sincère. Il y dit ce qu’il pense de l’Église et du Christianisme tel qu’elle l’a façonné à l’instigation et pour le plus grand profit de son clergé.
«… L’Église, écrit-il, n’enseigne plus et pratique moins encore les doctrines du Christ ; c’est pourquoi les ouvriers ne veulent pas la reconnaître. L’Église pardonne et même soutient l’affreuse brutalité et la sauvagerie avec lesquelles le capitalisme traite la classe ouvrière…»
Écoutez encore les belles paroles suivantes qu’il met dans la bouche de Martin Eden s’adressant à des capitalistes et à des bourgeois :
« On ne peut annuler la loi du développement ; cela vous est aisé de la nier ; mais où est la nouvelle loi qui maintiendra votre force?… Le temps n’est plus où les autres se promenaient tandis que les esclaves travaillaient ; les esclaves ne supporteront plus cela ; ils sont trop nombreux pour laisser au cavalier le temps d’enfourcher sa monture…»
Et revenant sur ce sujet, dans Iron Heel, il ajoute :
« Si l’homme moderne a une capacité de production mille fois supérieure à celle de l’homme des cavernes, pourquoi, aux États-Unis, quinze millions d’hommes ne sont-ils pas convenablement logés et nourris ? Pourquoi trois millions d’enfants travaillent-ils ? La faute en est au capitalisme qui dirige d’une façon criminelle et injuste. »
* * * *
Ces vérités douloureuses qui sont les conséquences fatales du régime capitaliste et bourgeois, nous les retrouvons longuement exposées dans un autre de ses livres : Burning Daylight, que je considère comme son chef‑d’œuvre.
C’est l’histoire d’un simple chercheur d’or, ouvrier mineur merveilleusement doué, de même que Loup Larsen sur le rapport de la force physique et de l’intelligence, et qui, au prix d’efforts inouïs mais rapidement couronnés de succès, devient multimillionnaire.
Comme Daylight est pardessus tout un lutteur, et que la vie n’a de valeur pour lui que par la lutte contre les éléments, ou les hommes, il vient à New-York avec l’intention de faire mordre la poussière à tous les grands faiseurs des États-Unis, trusteurs et autres qui sont les véritables rois de l’Amérique et du monde. C’est-à-dire qu’avec les millions arrachés au sol mystérieux du Klondike, l’ouvrier Dayligth ne tarde pas à acquérir la mentalité du capitaliste, et qu’il devient une sorte de Loup Larsen civilisé.
«… De même que la richesse, la civilisation n’avait pas amélioré Dayligth. En vérité, ses habits étaient de meilleure coupe, ses manières avaient gagné et il parlait un anglais plus correct. Comme joueur et comme dominateur, son intelligence s’était remarquablement développée. Il avait pris l’habitude d’une vie plus large et son esprit s’était aiguisé aux luttes farouches et compliquées avec les hommes. Mais sa nature s’était endurcie : il n’avait plus la bonté simple et gaie d’autrefois… Il était devenu cynique et brutal. Le pouvoir avait agi sur lui-même comme sur tous les hommes. Se méfiant des grands exploiteurs, méprisant le troupeau des exploités stupides, il n’avait confiance qu’en lui seul… Il n’était plus physiquement l’homme aux muscles de fer descendu de l’Arctique. Ses muscles devenaient flasques et son tailleur attira son attention sur un commencement d’embonpoint, car, effectivement, il prenait du ventre…»
Cependant, le remords n’a pas cessé de faire entendre sa voix dans la conscience de l’ancien mineur qui fut rude, violent, mais bon et honnête. Il l’étouffe en se disant qu’après tout il ne luttait que contre les gros requins de la finance et de l’industrie et qu’il n’avait jamais volé l’humble travailleur.
« Il ne s’en était jamais senti le courage. D’ailleurs, ce sport ne l’intéressait pas. L’ouvrier est naïf et stupide. Ce sport ressemble trop à une tuerie de faisans dans les chasses réservées des grands domaines anglais. Il préférait surprendre le voleur pour lui ravir le butin. C’était amusant et cela lui donnait de l’émotion. Comme Robin Hoode des temps jadis, Dayligth commença à dépouiller le riche pour couvrir le besogneux. Il était charitable à sa façon. L’affreuse détresse humaine ne l’attristait point parce qu’elle fait partie de l’ordre universel…»
Or, voici que pour ramener ce « requin chasseur de requins » à sa bonté primitive, pour le rendre attentif à la voix du remords, il suffît de l’entrée d’une femme dans sa vie. Et quelle femme ! Dode Mason, la plus humble, la plus modeste des nombreuses dactylographes employées dans ses bureaux. Mais outre sa beauté qui a produit le coup de foudre sur Dayligth, cette jeune fille possède une grande intelligence, une âme d’élite et un noble cœur. Ardemment sollicitée par lui de devenir sa femme légitime, elle s’y refuse tout d’abord. Et ce refus donne lieu à la scène capitale du livre que je m’en voudrais de ne pas reproduire ici, parce qu’on y trouve merveilleusement résumée et dramatisée toute la pensée de Jack London sur le régime capitaliste et bourgeois.
«— Vous refusez sans doute, dit Dayligth, parce que plusieurs journaux m’ont éreinté à propos de ma joyeuse vie.
«— Je ne pense pas à cela, répondit-elle, je le sais et je ne peux pas dire que cela me plaise. Mais c’est votre existence en général, vos affaires… Il y a des femmes qui pourraient vous épouser et être heureuses ; moi, non… Plus j’aimerais un homme de ce genre, plus je serais malheureuse. Et de me voir malheureuse, cela le rendrait malheureux. Vous voyez, je ferais une erreur et il en ferait une aussi ; encore, pour lui, serait-elle adoucie par ses affaires qui l’occuperaient toujours.
«— Mes affaire?! fit Dayligth, haletant. Quel mal font mes affaires ? Je joue franchement, honnêtement. Elles ne cachent rien de malpropre, mes affaires ! Et l’on ne peut en dire autant de bien des affaires, celles des grandes corporations, des fripons ou des petits épiciers du coin. Je joue loyalement selon les règles du jeu, et je ne mens pas et je ne trompe personne et je ne manque pas à ma parole. »
« Dode soupira de soulagement quand la conversation prit un autre cours, et elle en profita pour émettre ses opinions.
«— Dans l’ancienne Grèce, commença-t-elle avec pédantisme, était considéré comme bon citoyen celui qui bâtissait des maisons plantait des arbres… «
« Elle ne termina pas son discours, mais elle arriva tout de suite à la conclusion :
«— Combien de maisons avez-vous bâties ? Combien d’arbres avez-vous plantés ? »
« Il hocha inconsciemment la tête, car il n’avait pas saisi la portée de l’argument.
«— Eh bien ! continua-t-elle, l’avant-dernier hiver, vous avez accaparé le charbon.
«— Localement, dit-il en ricanant à ce souvenir, juste localement. J’ai profité du manque de wagons et de la grève de la British Columbia.
«— Vous n’avez pas extrait vous-même le charbon. Cependant vous l’avez fait monter de quatre dollars par tonne et vous y avez gagné beaucoup d’argent. C’était votre affaire. Vous avez obligé les pauvres gens à payer leur charbon plus cher. Vous avez joué loyalement, comme vous le dites, mais vous avez mis vos mains dans leur poche pour en tirer tout leur argent. Je le sais. Je brûlais une grille dans mon salon de Barkeley. Au lieu de payer onze dollars la tonne de Rock-Wells, je l’ai payée quinte dollars, cet hiver-là ; vous m’avez volé quatre dollars. Je pouvais le supporter, mais il y avait des milliers de pauvres gens qui ne le pouvaient pas. Vous appelez cela un jeu honnête, mais, pour moi, c’est un véritable vol. »
« Daylight ne se déconcerta pas. Ce n’était pas une révélation pour lui.
«— Maintenant écoutez, miss Mason, je reconnais que, cette fois vous avez un peu raison. Mais vous me voyez dans les affaires depuis assez longtemps pour savoir que je ne fais pas le métier de piller les pauvres gens. J’en veux aux gros capitalistes. C’est eux que je mange. Ils volent les pauvres et moi je les vole, eux. Cette affaire de charbon n’était qu’accidentelle. Je n’en voulais pas aux pauvres gens, mais aux gros capitalistes. Je les ai eus. Ceux qui se trouvaient sur le chemin ont été attrapés : voilà, c’est tout.
« Voyez-vous, toutes les affaires sont un jeu. Tout le monde joue d’une façon ou d’une autre. Le cultivateur joue contre le temps et contre le marché pour ses moissons. La United States Steal Corporation fait de même. Les affaires d’un grand nombre constituent de purs vols aux dépens du pauvre. Mes affaires ne sont pas de celles-là. Vous le savez. J’ai toujours poursuivi les voleurs.
«— Je n’ai pas atteint mon but, avoua-t-elle. Attendez une minute. »
« Et pendant un moment, ils chevauchèrent en silence.
«— Je vois plus clairement que je ne peux l’exprimer. Ce que je veux dire est quelque chose comme ceci : il y a le travail légitime, et il y a celui qui ne l’est pas. Le cultivateur laboure la terre et produit le grain. Il fait quelque chose qui est utile à l’humanité. Il crée en quelque sorte le grain qui nourrira ceux qui ont faim.
«— Mais alors, les chemins de fer, les acheteurs au marché et les autres se mettent systématiquement à le voler de ce grain », interrompit Dayligth.
«— Dode sourit et agita la main.
«— Attendez une minute. Vous me faites perdre le fil de mon raisonnement. Qu’on le vole jusqu’à ce qu’il meure de faim, peu importe. L’essentiel est que le blé qu’il a fait pousser demeure. Vous voyez, le cultivateur a créé quelque chose, disons dix tonnes de blé, et ces dix tonnes existent. Ce grain est porté au marché par le chemin de fer, puis il passe à ceux qui le mangeront. Ceci est encore légitime, c’est comme quelqu’un qui vous apporte un verre d’eau, qui vous enlève une escarbille de l’œil. On a fait, en quelque sorte, créer une chose : du blé.
«— Mais les chemins de fer volent affreusement, objecta Dayligth.
«— Alors, le travail qu’ils font est à demi-légitime, à demi illégitime. Maintenant, nous arrivons à ce qui vous concerne. Vous ne créez rien. Il n’existe rien de nouveau quand vous faites vos affaires. C’est exactement comme le charbon. Vous ne l’avez pas extrait. Vous ne l’avez pas porté au marché. Vous ne l’avez pas livré. Comprenez-vous ? C’est ce que je veux dire quand je parle de planter des arbres, de bâtir des maisons ! Vous n’avez pas planté un seul arbre, ni bâti une seule maison.
«— Je n’aurais jamais cru qu’il y eût une femme au monde qui pût parler affaires comme cela, murmura-t-il avec admiration…»
J’arrête ici celle citation un peu trop longue, mais que j’ai cru nécessaire parce qu’avec cette admirable jeune fille, c’est encore, toujours, Jack London qui parle.
Enfin, dans Iron Heel, le grand écrivain résume en ces quelques lignes éloquentes, ses prévisions de l’avenir :
«… Il y a aujourd’hui trois classes : la Ploutocratie, la Bourgeoisie et le Prolétariat.
« La force de ce dernier réside dans ses muscles ; c’est la force primitive, naturelle, qui ne peut être enlevée par la puissance de la richesse, tandis que la richesse peut être enlevée à ceux qui la possèdent et qui deviendront alors, eux aussi, des prolétaires ; quant à la classe moyenne, elle disparaîtra, écrasée entre le lion et le tigre…»
Quel est le révolutionnaire qui n’applaudirait à cette courte et substantielle déclaration ?
Cette révolution qui sera l’œuvre du monde nouveau et de la nouvelle Humanité, Jack London la désire, l’appelle de toutes ses forces dans chacun des livres que je viens d’analyser et aussi dans beaucoup d’autres.
— « Alors, s’écrie l’un de ses héros avec une émotion profonde, la vie sera propre, noble, intense et l’on sera heureux de la vivre…»
C’est sur ces nobles paroles que je veux terminer celle élude, hélas ! bien incomplète d’une vie et d’une œuvre qui méritent d’être connues de nos camarades, me réservant d’analyser dans une prochaine chronique, à ce même point de vue, la vie et l’œuvre de Sébastien Faure, révolté comme Jack London, persécuté comme lui par cette société capitaliste et bourgeoise dont il a été et restera jusqu’à sa mort, l’adversaire redoutable et redouté.
P. Vigné d’Octon.