La Presse Anarchiste

De l’autre rive

Réno­va­teur de la vie, annon­cia­teur d’une nou­velle exis­tence, esprit de la des­truc­tion, esprit créa­teur, nous te saluons ! À tra­vers l’image sombre d’un pré­sent avor­té, nous sen­tons la chaude haleine du len­de­main, nous, acca­blés de la malé­dic­tion des siècles et dont le désir ardent ronge les cœurs comme une flamme incandescente.

Des tem­pêtes d’hiver le pré­cè­de­ront, froides tem­pêtes d’hiver, pour libé­rer les esprits des décombres et de la boue des tra­di­tions ser­viles et des concep­tions engour­dies qui enchaînent nos volon­tés et étranglent l’acte de déli­vrance dans un filet de tours d’adresse dialectique.

On nous a appris à conce­voir et à com­prendre « his­to­ri­que­ment » les dif­fé­rentes phases de notre escla­vage et, depuis, nous hale­tons sous le far­deau du pas­sé et, dans une révé­rence muette nous admi­rons le lacet voi­lé qui nous attache aux formes ser­viles du mil­lé­naire pas­sé. Nous ne sommes plus des uto­pistes, nous savons dis­tin­guer entre le pos­sible et l’impossible ; nous connais­sons très bien les fron­tières où la don­née pra­tique se perd dans des concep­tions fan­tas­tiques et des idées sans bord. Nous avons cri­blé et mesu­ré scien­ti­fi­que­ment chaque éten­due de l’esclavage humain et nous nous réjouis­sons d’avoir si bien réus­si. Nous avons mis de l’ordre dans nos rela­tions avec le pas­sé, notre ave­nir en succomberait-il ?

Une chan­son loin­taine par­tie d’une île mys­té­rieuse dans la mer incon­nue qu’aucun navi­ga­teur n’a encore vue, reten­tit pleine d’espérance dans quelques-uns de nous. On les nomme les der­niers reje­tons de la race du noble che­va­lier de la Man­cha, des gar­diens de Graal de l’Idéal, des rêveurs qui ont quit­té le ter­rain de la réa­li­té pra­tique pour, avec leurs esprits, pla­ner au-des­sus des nuages. Ils furent tou­jours des cri­mi­nels pour les neuf fois sages du « bon sens humain », parce qu’ils mépri­sèrent les vieilles tra­di­tions révé­ren­cieuses et l’ordre impo­sé par la loi.

Ils portent le signe de Caïn de la Liber­té sur le front ; une pous­sée qui fer­mente, une obs­ti­na­tion de révolte se cachent dans leurs cœurs ; leur che­min va au-des­sus des abîmes, car ils évitent à des­sein les routes tra­cées de la banale vul­ga­ri­té. Plu­sieurs d’entr’eux tombent dans les pro­fon­deurs béantes, mais ils ne se sentent jamais des vic­times, et le par­fum d’encens, du mar­tyr leur semble fade et futile. Ils agissent tou­jours d’une pous­sée inté­rieure et agissent ain­si parce qu’ils ne sau­raient agir autrement.

L’extraordinaire et l’étrange les attire : il leur faut l’utopie pour vivre, car leur âme est alté­rée de nou­velles sources et de miracles incon­nus. Ils sont des éclai­reurs de l’avenir, des porte-dra­peaux de la science ; des affir­ma­teurs de la vie. Leur regard est pur, leur pas alerte, car leur esprit n’est pas char­gé des tra­di­tions de la ser­vi­li­té qui nous attachent aux faits de la don­née historique.

Salut à vous, êtres au pas alerte, dont l’âme abrite la pous­sée de des­truc­tion et la joie créa­trice pour faire naître de nou­veaux mondes.

— O —

Tra­di­tion de la Ser­vi­li­té ! C’est l’épidémie sour­noise qui écrase notre force, absorbe notre volon­té, c’est le far­deau éter­nel qui nous oppresse et qui étouffe notre désir ardent dans la vase des vieilles habi­tudes avant qu’ils ne soient en flo­rai­son. Tout le poids de l’histoire humaine pèse sur nous, cepen­dant nous n’osons pas nous débar­ras­ser du far­deau de peur de tom­ber dans le néant. En gémis­sant, nous chan­ce­lons avec notre bagage his­to­rique dans les ruelles de la vie et char­geons déjà l’avenir avec les hypo­thèques du pas­sé. Tout l’énorme fatras de vieilles for­mules et d’idées désuètes, dans les­quelles l’étincelle de la réa­li­té vivante s’est éteinte il y a long­temps, nous oppresse et pousse notre esprit dans l’abîme. Un esprit s’est une fois abri­té dans ces vieilles enve­loppes et on enten­dit les bat­te­ments de cœur de la vie, mais cette époque est très éloi­gnée et il ne nous reste que des sco­ries sans valeur et l’éclat terne d’une gran­deur pas­sée jette une lueur trom­peuse, comme le vil mica jaune sur la roche muette.

Notre cer­veau res­semble à une chambre de curio­si­tés où s’abritent des fan­tômes ; par­tout des momies, des « véri­tés » embau­mées, des sanc­tuaires cariés sur les­quels l’haleine d’aucun dieu ne souffle plus. Le sombre reflet du pas­sé scin­tille mys­té­rieu­se­ment sur de vieux écrins et autels d’où s’exhale l’odeur des temps pas­sés. Rien que la tra­di­tion de la ser­vi­li­té et du res­pect pour tous les masques gri­ma­çants du pas­sé, der­rière les­quels il n’y a plus aucune vie réelle, nous attache à ce monde de fan­tômes et d’images mortes. Mais ce monde de pâles fan­tômes et d’illusions divines est entre nous et la réa­li­té des choses et nous montre toutes les appa­ri­tions de la vie sous une forme défi­gu­rée. Nous ne voyons la véri­table exis­tence qu’à tra­vers la sombre atmo­sphère de tra­di­tions abs­traites et, lorsque nous croyons avoir sai­si la nature des choses, ce ne sont que les ombres chi­noises qui se reflètent sur la réa­li­té maté­rielle de ces choses.

Nous ne voyons la réa­li­té que par la pers­pec­tive du pas­sé ou, mieux dit, nous ne voyons que l’apparence des choses et non les choses comme elles sont véri­ta­ble­ment. Mais cette appa­rence des choses, cette illu­sion de la réa­li­té nous appa­raît comme l’existence par­faite, comme la réa­li­té supé­rieure, à laquelle nous sacri­fions constam­ment notre exis­tence propre. Nous nour­ris­sons les chi­mères de nos idées abs­traites avec notre sang arté­riel (der­nière goutte de sang) et, ain­si, nous sommes les vic­times d’une illu­sion d’optique qui nous fait appa­raître la réa­li­té vivante comme quelque chose d’irréel, comme un fan­tôme. C’est l’ombre des choses qui nous rend empres­sées à faire des sacri­fices, qui nous oblige à nous age­nouiller. Peter Schle­mill, auquel « l’Homme au Man­teau gris » ache­ta l’ombre, fut plon­gé dans le déses­poir lorsqu’il vit qu’il avait en même temps per­du son ado­ra­tion et son respect.

L’homme créa Dieu d’après son image, mais il le fit ins­tinc­ti­ve­ment, avec toute la pué­ri­li­té d’un enfant auquel le sens des choses n’est pas encore révé­lé. Il regar­da dans le miroir magique de la nature toute puis­sante qui reflé­ta son image agran­die. Et il s’agenouilla dans une pié­té crain­tive devant l’image qu’il appe­la Dieu et qui fut pour lui une réa­li­té abso­lue à laquelle il avait immo­lé sa propre existence.

Ain­si le créa­teur fut l’esclave de sa propre créa­tion, la chi­mère fut réa­li­té. Plus grand et plus puis­sant. Dieu appa­rut à l’homme et plus grand fut le sen­ti­ment de la nul­li­té du créa­teur lui-même. Au pro­duit de son ima­gi­na­tion, l’homme don­na toutes les qua­li­tés pro­di­gieuses, et dans l’apparence de gloire de cette divi­ni­té, tout ce qui était humain devait lui appa­raître misé­rable et vain.

Tant que la croyance divine des peuples fut entou­rée de la poé­sie naïve de la pre­mière jeu­nesse, les hommes ne se ren­dirent pas compte de la grande tra­gé­die de leur faute. Mais plus tard, lorsque la croyance pué­rile de jadis se fut engour­die en for­mules mortes des dogmes théo­lo­giques et que la com­mu­nau­té des croyants se fut trans­for­mée en église, l’abaissement des hommes fut un prin­cipe divin et la pierre angu­laire de toutes les reli­gions révélées.

Dieu fut tout, l’homme rien.

Comme un men­diant, le fils de la terre s’accroupit devant sa propre image et lui deman­da pro­tec­tion et béné­dic­tion. Aus­si la terre lui fut une val­lée de larmes et la vie une malé­dic­tion. Pour sau­ver l’âme divine, il mor­ti­fia le corps et les dési­rs sen­suels. Dans la même mesure que le fan­tôme-Dieu gran­dis­sait et fut un géant, l’homme se rétré­cis­sait et ne fut qu’un misé­rable Lil­li­put qui n’osait plus s’approcher de l’ombre morte de son propre « moi » que dans une sou­mis­sion crain­tive et par l’intermédiaire des élus : Dieu tout, l’homme rien.

« Je suis le Sei­gneur, ton Dieu ! » Le cri reten­tit à tra­vers les mil­lé­naires de l’histoire humaine et des mil­lions et encore des mil­lions d’hommes ont incli­né et inclinent encore la tête devant l’idole qui est sor­tie de leur propre ima­gi­na­tion et ne doit son exis­tence qu’à la folie de leur croyance.

Les formes de la croyance ont chan­gé au cours des siècles, mais ses racines sont tou­jours res­tées les mêmes, qu’il s’agisse du fétiche du sau­vage ou du Dieu abs­trait des mono­théistes. C’est tou­jours le même chan­ge­ment mys­tique des rôles : appa­rence devient réa­li­té, la chose créée sei­gneur et maître de son créa­teur. Le nombre de dieux tom­bés est légion, mais Dieu lui-même n’est jamais tom­bé et il nous gri­mace tou­jours sous des masques nou­veaux. Même si l’homme ren­verse une vieille idole de son pié­des­tal, ce n’est que pour s’humilier dans la pous­sière devant une autre divinité.

Au nom de Dieu, l’homme sup­por­tait le far­deau de toute tyran­nie, il sanc­ti­fiait chaque crime que les prêtres louèrent comme étant l’expression de la volon­té divine, il se sacri­fiait constam­ment lui-même pour être assu­ré de l’aide de son idole : Ce n’est pas le hasard qui fait que presque toutes les reli­gions sont basées sur l’idée de sacri­fice, car Dieu se nour­rit du sang de l’homme, de la sève vivante de l’existence maté­rielle de l’homme.

Par­tout où un prêtre prêche la parole de Dieu, où des croyants avides de sacri­fices se jettent dans la pous­sière, sai­sis d’une peur sacrée devant un être supé­rieur, c’est un Gol­go­tha où l’homme est cru­ci­fié. Prou­dhon avait bien conçu la racine intime de la tra­gé­die humaine en disant : « Dieu, c’est la lâche­té et la bêtise ; Dieu, c’est l’hypocrisie et le men­songe ; Dieu c’est la tyran­nie et la misère ; Dieu c’est le mal ! »

Mais Dieu n’est pas chez lui que dans les églises des croyants et dans les livres sacrés des théo­lo­giens, il s’est ins­tal­lé dans tous les domaines de la vie humaine et il hante les coins les plus cachés de notre cerveau.

Chaque créa­tion d’État n’est qu’une tra­duc­tion poli­tique du prin­cipe d’autorité divine et ce que nous appe­lons tout sim­ple­ment « poli­tique » n’a jamais été autre chose que la théo­lo­gie de l’État : Ce n’est pas inuti­le­ment qu’ils se disent « roi par la grâce de Dieu » car le pou­voir de la Royau­té et de l’État en géné­ral, est issue de la même source que la toute-puis­sance de Dieu. De Maistre, le grand apôtre de la réac­tion, affirme dans ses écrits, que tonte forme de gou­ver­ne­ment est en elle-même théo­cra­tique et que toute consti­tu­tion vient de Dieu.

Tout Pou­voir, est dans sa nature la plus intime, d’origine divine ; car enfin ce n est pas la force bru­tale qui fait vivre un sys­tème poli­tique, mais la croyance sacrée à sa néces­si­té abso­lue, la tra­di­tion de la ser­vi­li­té qui tou­jours pousse l’homme à sacri­fier la réa­li­té vivante de l’existence à une ombre morte. Comme tout Pou­voir, de sa nature même, est divin, il est par consé­quent abso­lu, même quand il essaie de cacher sa fai­blesse sous l’apparence d’une modeste jus­tice par­le­men­taire. Qu’il s’agisse de la forme féti­chiste de l’État, où le prin­cipe du pou­voir trouve son expres­sion immé­diate dans la per­sonne du monarque, de l’abstraite « répu­blique, une et indi­vi­sible », des Jaco­bins, ou, encore mieux, de la fameuse « dic­ta­ture du Pro­lé­ta­riat » des Lénine et Trots­ky, c’est de minime impor­tance : Ces États ne dif­fèrent que par la forme, la nature même des choses n’est point changée.

Le sec Bonald, indi­geste pédant et intré­pide défen­seur du prin­cipe d’Autorité avait bien péné­tré cette véri­té lorsqu’il écri­vit ces mots ter­ribles : « Dieu est le pou­voir sou­ve­rain de tout être ; l’Homme-Dieu est le Pou­voir sur toute l’humanité, le Chef d’État est le Pou­voir sur tous ses sujets, le Chef de Famille est le Pou­voir dans sa mai­son. Comme tout Pou­voir est créé à l’image de Dieu et est de pro­ve­nance divine, tout Pou­voir est absolu. »

Seule­ment Bonald n’avait pas com­pris une chose, il n’avait pas pu la com­prendre. Il com­prit bien que la divi­ni­té est à l’origine de tout pou­voir, mais il ne com­prit pas l’origine de la divi­ni­té qu’il croyait avoir exis­té depuis tou­jours. Il ne se ren­dit jamais compte de la grande tra­gé­die humaine et il réunis­sait dans la même per­sonne et le trom­pé et le trompeur.

Ain­si que Dieu ne sus­tente son exis­tence nébu­leuse que dans l’imagination de l’homme et ne lui fait sen­tir son pou­voir divin que par l’activité inces­sante des prêtres et des élus, la concep­tion de l’État n’est, elle aus­si qu’une créa­tion abs­traite dont le pou­voir maté­riel n’est révé­lé que par la force de ses repré­sen­tants et de sa bureau­cra­tie hiérarchique.

Le croyant attend tout bien de Dieu, car sa propre force lui semble vaine. Pour la même rai­son, le sujet cré­dule attend tout de l’État, le consi­dé­rant comme la pro­vi­dence terrestre.

Il ne conçoit pas que l’État devrait lui rendre ce qu’il a volé sous forme d’im­pôts ; il ne conçoit pas non plus que les sacri­fices qu’il fait jour­nel­le­ment à l’État ne servent jamais ses propres inté­rêts, mais ceux de l’État et de ses repré­sen­tants, que au sur­plus ceux-ci le soient par la « grâce de Dieu » ou par « la volon­té du peuple » selon l’affirmation des ten­dances les plus avan­cées de la théo­lo­gie poli­tique : Vox Popu­li, vox Dei !

De même que, dans la reli­gion, Dieu est tout, l’homme rien, de même, dans la poli­tique, l’État est tout, le sujet rien. Ces deux maximes d’autorité céleste et ter­restre : le « Je suis le Sei­gneur, ton Dieu » et le « sois le sujet de l’autorité » sont, depuis l’origine, unis comme frères siamois.

En glo­ri­fiant en Dieu l’ensemble de la per­fec­tion abso­lue, l’homme lui-même, le créa­teur de Dieu, ne fut qu’un misé­rable « ver de terre », qu’une incar­na­tion vivante de toute vani­té et fai­blesse ter­restre. Les théo­lo­giens et les scribes ne ces­sèrent de lui assu­rer qu’il était « un pêcheur dès la nais­sance » et qu’il ne pour­rait être sau­vé de l’enfer que par la révé­la­tion et l’application des com­man­de­ments sacrés de Dieu. En attri­buant à l’État toute la per­fec­tion ter­restre, le sujet se dégra­da lui-même jusqu’à deve­nir une cari­ca­ture d’impuissance spi­ri­tuelle, et les hommes de loi et les théo­lo­giens d’État ne se fati­guèrent point de lui répé­ter que, dans sa nature intime, il avait tous les sombres ins­tincts du cri­mi­nel-né et qu’il ne pour­rait trou­ver le che­min de la ver­tu offi­ciel­le­ment recon­nue que par les lois de l’État.

Le divin « tu devras » et le « tu es obli­gé » de l’État, se com­plètent réci­pro­que­ment comme le mar­teau et l’enclume entre les­quels l’homme est apla­ti. Les com­man­de­ments de Dieu et les lois de l’État ne sont que des expres­sions dif­fé­rentes du même prin­cipe d’Autorité.

L’image de Dieu et la croyance des hommes ont revê­tu des formes dif­fé­rentes au cours du temps ; la confor­ma­tion exté­rieure de l’État et la croyance gou­ver­ne­men­tale des hon­nêtes sujets, ont été sou­mises éga­le­ment à la trans­for­ma­tion du temps. Mais la nature même de la chose n’est pas chan­gée, puisque, sous l’enveloppe nou­velle, il s’agissait tou­jours du même prin­cipe d’Autorité.

De même que le centre des riva­li­tés entre les écoles théo­lo­giques dif­fé­rentes était la ques­tion de « la meilleure reli­gion », de même l’esprit du poli­ti­cien pla­na tou­jours autour de la ques­tion du « meilleur gouvernement. »,

Comme dans le domaine de la reli­gion, il y a des juifs, des isla­mistes, des catho­liques, des pro­tes­tants ou des mor­mons, il y a dans le domaine poli­tique des monar­chistes, des consti­tu­tion­nels, des répu­bli­cains, des démo­crates ou des bol­che­vistes, qui tous s’entredévorent, mais qui néan­moins — consciem­ment ou incons­ciem­ment — pour­suivent le même but : gou­ver­ner, domi­ner, être les Maîtres.

Les par­tis ne sont en réa­li­té que des églises poli­tiques qui, cha­cune de sa façon par­ti­cu­lière sert l’État, et, de la même façon, comme toute église de n’importe quelle reli­gion, ils prêchent la gloire de leur Dieu en obser­vant sévè­re­ment le rituel. Par­tout c’est la même volon­té de sacri­fice des cré­dules et le même désir de pou­voir des « élus » qui traînent l’existence vivante à l’autel pour la don­ner à une ombre morte.

Même dans un domaine aus­si concret que celui de la vie éco­no­mique des hommes, le fan­tôme Dieu est pré­sent et demande par l’intermédiaire de ses prêtres, son tri­but antro­po­pha­gique. « Le droit de pro­prié­té » n’est-il pas une simple trans­po­si­tion de l’idée de Dieu dans le domaine éco­no­mique ? Et toute l’économie poli­tique bour­geoise a‑t-elle jamais été autre chose que la théo­lo­gie de la propriété ?

Les scribes du droit de pro­prié­té pro­cèdent tout à fait de la même façon que les théo­lo­giens de l’Église et de l’État : ceux-ci consi­dèrent comme leur tâche prin­ci­pale de convaincre la horde de cré­dules et sujets de leur nul­li­té abso­lue, ceux-là s’efforcent de sug­gé­rer à la masse des pro­duc­teurs et des labou­reurs le sen­ti­ment de leur dépen­dance fatale pour pou­voir les for­ger plus faci­le­ment dans les chaînes de leurs idoles. Et comme la théo­lo­gie de l’Église et de l’État cherchent à cacher l’origine et la nature de leur Dieu dans les régions nébu­leuses du mys­tère, de même leurs repré­sen­tants dans la vie éco­no­mique ne ratent aucun moyen pour faire dis­pa­raître la véri­table nature de la pro­prié­té der­rière les voiles épaisses d’une méta­phy­sique étrange.

La pro­prié­té est divine et tout ce qui est divin est mys­tère. Dans cet esprit, toutes les consti­tu­tions poli­tiques des hommes — qu’il s’agisse des règle­ments de Dalaï-Lama au Tibet ou de la fameuse légis­la­tion de 1793 — ont entou­ré la pro­prié­té d’une gloire de saint et lui ont don­né la prin­ci­pale place dans leur législation :

Il n’y a aucun doute : la pro­prié­té est sacrée. Elle est une des mul­tiples méta­mor­phoses de l’idée de Dieu, qui sont sor­ties de l’imagination de l’homme et qui ne peuvent vivre que dans les régions d’ombres de la plus obs­cure ima­gi­na­tion. Ici encore l’apparence devient réa­li­té, la réa­li­té vivante meurt d’une chimère.

Ain­si que le fétiche appa­raît aux sau­vages comme la demeure d’un reve­nant, ain­si nous sen­tons, dans chaque objet que nos yeux voient et que nos mains touchent, le fan­tôme qui s’y abrite. Der­rière les choses visibles de l’existence réelle, le fan­tôme de la pro­prié­té fait son appa­ri­tion et même le pro­duit du tra­vail de nos mains nous devient un fétiche dans lequel un démon s’est retiré.

Hélas ! nous vivons encore à l’époque du féti­chisme, mal­gré toute ins­truc­tion, mal­gré toute science.

À cette chi­mère non seule­ment nous sacri­fions la plus grande part de notre tra­vail, mais nous offrons encore des corps vivants en pâture et nous nous enivrons dans le sen­ti­ment de notre hon­nê­te­té bourgeoise.

Le désir de vivre du brave sujet est for­te­ment exci­té lorsque, l’estomac gro­gnant, il passe devant les vitrines des maga­sins de la grande ville, et pour­tant il n’ose pas tendre la main pour sai­sir ces belles choses, même si la faim hurle dans ses intes­tins, car il n’est pas en état de payer l’impôt de sacri­fice à la pro­prié­té. Des mil­liers d’êtres humains vivent toute leur vie dans la plus grande misère au milieu d’une opu­lence cri­mi­nelle qui, jour­nel­le­ment, passe avec inso­lence devant leurs yeux avides. Et pour­tant, ils gardent encore plus fidè­le­ment les com­man­de­ments du soi-disant « droit de pro­prié­té » que les cré­dules ne gardent les com­man­de­ments de Dieu.

— O —

Illu­sions ! Par­tout des illu­sions ! Danses de fan­tômes à Gol­go­tha et une vie tres­saillante sur des autels tout fumants.

En étant constam­ment en rela­tions avec le monde fan­to­ma­tique des dieux, nous sommes deve­nus nous-mêmes presque des fan­tômes. Il y a quelque chose de sombre, de lourd en nous qui charge notre esprit et qui l’attire vers le mys­tère des autels. La tra­di­tion de la ser­vi­li­té est dans notre sang, comme un poi­son caché qui ronge inces­sam­ment nos forces vitales et nous fait appa­raître le monde comme à tra­vers une ivresse d’opium. Ibsen avait trou­vé le point faible de notre esprit lorsqu’il mit ces paroles dans la bouche de Mme Aloing : « Non seule­ment ce que nous avons héri­té de notre père et mère nous hante. Ce sont toutes les vieilles idées mortes ima­gi­nables et toute sorte de croyances mortes, etc.

« Elles ne vivent pas en nous, mais elles sont mal­gré cela dans notre sang et nous, ne pou­vons nous en débar­ras­ser. Lorsque j’ai un jour­nal à la main et que j’y lis, il me semble voir des fan­tômes qui se glissent entre les lignes. Il faut qu’il y ait des fan­tômes par­tout dans le pays. Il faut qu’ils soient aus­si nom­breux que les grains de sable au fond de la mer. Et puis nous crai­gnons tous tant la lumière, l’un comme l’autre ! »

Oui, hélas ! le fan­tôme est en nous ; il nous fait craindre la lumière et nous rend lâches. Nous trem­blons devant notre propre ombre et notre esprit invente les sys­tèmes les plus étranges pour jus­ti­fier notre fai­blesse et lui don­ner une appa­rence héroïque. Ain­si la ser­vi­li­té est une ver­tu, la sou­mis­sion un prin­cipe. Toute notre vie est rem­plie des dures « néces­si­tés » que nous avons enfan­tées et nour­ries nous mêmes, jusqu’à ce qu’elles soient deve­nues comme notre propre des­ti­née. Elles nous pour­suivent du ber­ceau jusqu’à la tombe et empri­sonnent cha­cun de nos actes dans un cor­set de lois sacrées et de concep­tions tra­di­tion­nelles. Tout nous est une obli­ga­tion, immua­ble­ment. Aus­si­tôt que nous nous sommes débar­ras­sés du vieux joug, nous cher­chons ardem­ment d’autres sanc­tuaires pour leur mon­trer notre véné­ra­tion. Le pre­mier jour de la révo­lu­tion, nous aper­ce­vons quelques éclairs du cré­pus­cule des dieux ; mais le deuxième jour, nous sommes déjà prêts à nous age­nouiller devant de nou­veaux autels.

Et lorsque quelqu’un de la race des « Élus » vient au milieu de nous pour nous apprendre les sen­ti­ments huma­ni­taires, ou nous le trai­nons à l’échafaud ou nous l’appelons un saint. Les Pha­ri­siens firent cru­ci­fier un homme ; mais, trois jours après sa mort, l’erreur des cré­dules le res­sus­ci­ta et en fit un Dieu. Quand vien­dra enfin le ven­dre­di saint de Dieu, appor­tant la résur­rec­tion de l’homme ?

— O —

Enten­dez-vous le cri loin­tain de l’autre rive ? Il reten­tit ivre d’espérance, plein de vie, à tra­vers la nuit gla­cée, comme un mes­sa­ger de l’avenir, le brouillard se dis­sipe. Un désir ardent tra­verse le monde comme un souffle de prin­temps en mars. Ce sont les mes­sa­gers du cré­pus­cule des dieux qui nous annoncent la fête de la résurrection.

Ger­mi­nal ! Enten­dez-vous le cri tres­saillir dans l’air, à minuit ?

Ger­mi­nal ! réno­va­teur de la vie, annon­cia­teur d’une nou­velle exis­tence, esprit de des­truc­tion, esprit créa­teur, nous te saluons !

Ger­mi­nal ! Germinal !

Rudolf Rocker.


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