La Presse Anarchiste

Éléments pour une morale sexuelle anarchiste

À la lec­ture de ce titre, cer­tains pour­ront se deman­der quels sont les motifs qui nous poussent à trai­ter de la sexua­li­té dans une revue créée essen­tiel­le­ment pour remettre en valeur l’idée de la non-vio­lence. Rap­pe­lons, une fois encore, que nous sommes anar­chistes avant d’être non-vio­lents ; cela signi­fie que nous ne pou­vons nous tenir étran­gers à tout ce qui touche à la libé­ra­tion de l’individu. Toute oppres­sion nous pèse, tout dogme nous irrite, toute auto­ri­té nous révolte, tout pré­ju­gé nous indigne ; en ce sens nous sommes prêts à remettre en cause, à chaque ins­tant, ce qui est établi.

Nous avons choi­si de le faire au moyen de méthodes non vio­lentes, car elles nous paraissent les plus com­pa­tibles avec les idées anarchistes.

La vie sexuelle des indi­vi­dus est sujette, quelles que soient les appa­rences, à de mul­tiples inter­dits et coer­ci­tions, conscients ou non.

En tant qu’anarchistes, il nous appar­tient de les dénon­cer et de recher­cher des atti­tudes déga­gées de leur empreinte.

En tant que non-vio­lents, il nous faut consi­dé­rer que la sexua­li­té a sou­vent été étu­diée comme une forme d’agressivité par des sexo­logues et des psy­chiatres. Si cela reste, dans la plu­part des cas, dans le domaine du com­por­te­ment indi­vi­duel, il n’en est pas moins vrai qu’il est néces­saire de mettre en relief les élé­ments qui per­mettent de se déta­cher de cette forme de vio­lence. Sans tom­ber dans le spi­ri­tua­lisme, nous pen­sons qu’avant de prô­ner de vastes idées géné­reuses, il convient de com­men­cer par avoir un com­por­te­ment indi­vi­duel exempt de ce que nous réprou­vons dans la socié­té. À cet effet, nous pen­sons inté­res­sant de livrer à la réflexion du lec­teur les quelques idées suivantes.

Nous n’avons pas la pré­ten­tion d’épuiser dans une étude de ce genre, un sujet aus­si vaste que la sexua­li­té ; aus­si n’avons-nous vou­lu consi­dé­rer que les aspects qui nous sont chers :

– Épa­nouis­se­ment de l’individu par une sexua­li­té libre et sans préjugés.
– Pro­blèmes posés par la société.

Il nous semble bon de rap­pe­ler que nous sommes, en Occi­dent, sous l’influence d’une morale judéo-chré­tienne qui ne consi­dère la sexua­li­té que comme moyen de pro­créa­tion et, de là découle, entre autres, l’institution du mariage, de la famille, qui sont les bases de notre socié­té actuelle.

Pour les mar­xistes, il importe, avant tout, de résoudre les pro­blèmes éco­no­miques, et la sexua­li­té est pour eux une ques­tion qui se résou­dra socia­le­ment d’elle-même lorsque l’égalité éco­no­mique sera réa­li­sée. Pour les anar­chistes à notre façon, l’épanouissement de l’individu est la fina­li­té ; la sexua­li­té tenant une place très grande dans la vie, comme en témoignent les tra­vaux de Freud, Jung, H. Ellis et bien d’autres cher­cheurs, nous ne pou­vons conce­voir une socié­té idéale sans une libé­ra­tion des pré­ju­gés, tabous, contraintes sociales, dont le poids n’est pas niable dans ce domaine.

Par rap­port aux siècles pré­cé­dents, il faut recon­naître que les pro­blèmes sexuels sont main­te­nant à la por­tée de tous par l’importance de l’érotisme dans la presse, le ciné­ma, la publi­ci­té, la lit­té­ra­ture, etc. Mais ceci n’est qu’une appa­rence, car cette conscience du sexe est d’autant plus enivrante que les sens des mots est plus vague.

Rap­pe­lons que les reli­gions chré­tiennes condamnent tou­jours bon nombre d’étreintes et posi­tions amou­reuses, que la mas­tur­ba­tion est tou­jours consi­dé­rée par cer­tains méde­cins comme un dan­ger pour celui qui s’y livre, que les pro­grammes sco­laires des classes secon­daires ignorent les organes géni­taux ; cepen­dant si ces condam­na­tions n’empêchent pas les rap­ports sexuels pré­coces, la mas­tur­ba­tion, les caresses « inter­dites », bon nombre d’individus ont un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui témoigne de la force et de l’enracinement des inter­dits reli­gieux, et cela même chez des anti­clé­ri­caux confirmés.

Il semble donc qu’aux tabous pri­mi­tifs on ait sub­sti­tué d’autres tabous et en par­ti­cu­lier, le tabou du nor­mal, qu’on ren­contre aus­si bien chez des croyants que chez des libres-pen­seurs. Puisqu’il existe un tabou du nor­mal qui fait que bien des gens ont peur de tom­ber dans des cas patho­lo­giques (per­ver­sions), peut-on essayer de défi­nir ce qui est nor­mal et ce qui ne l’est pas ?

Il existe plu­sieurs cri­tères de juge­ments dans les dif­fé­rents ouvrages qui traitent de la ques­tion ; ces cri­tères ne nous satis­font point, car, qu’ils soient d’origine reli­gieuse, scien­ti­fique ou socio­lo­gique, ils jettent un grand nombre d’interdits sur les acti­vi­tés sexuelles.

Pour nous, les seuls inter­dits valables sont ceux jus­ti­fiés par la sau­ve­garde de l’intégrité phy­sique des indi­vi­dus, à savoir :

– Le sadisme dans ses mani­fes­ta­tions extrêmes,
– Les acti­vi­tés entraî­nant une autodestruction.

On peut conce­voir tou­te­fois ces mani­fes­ta­tions, dans la mesure où les indi­vi­dus en ont envi­sa­gé et accep­té consciem­ment les consé­quences (droit au suicide).

Nous ne voyons aucun incon­vé­nient à ce que cer­tains trouvent leur plai­sir dans l’homosexualité, la zoo­phi­lie, l’inceste, l’exhibitionnisme, la pédo­phi­lie, l’algolagnie, le voyeu­risme, le féti­chisme, la mas­tur­ba­tion, etc., car nous savons que la plu­part de ces ten­dances existent en cha­cun de nous à des degrés divers, avoués ou non ; les cir­cons­tances et les bar­rières morales per­mettent à ces impul­sions de s’extérioriser ou non.

Il ne nous appar­tient pas de jus­ti­fier ou de com­battre ces ten­dances, mais sim­ple­ment de consta­ter qu’elles existent, et qu’il est impos­sible de déci­der où sont les fron­tières entre le nor­mal et le pathologique.

Nous ne réprou­vons que ceux qui usent de la vio­lence, de la contrainte ou de la véna­li­té pour arri­ver à leurs fins.

Nous reven­di­quons pour l’individu le droit de recher­cher et de pra­ti­quer toute acti­vi­té sexuelle à sa conve­nance en fonc­tion de sa nature et de son tem­pé­ra­ment pour autant qu’il soit suf­fi­sam­ment res­pon­sable des consé­quences qui peuvent en décou­ler par le ou les par­te­naires de son choix,

Bien que pla­cée dans un autre contexte, une phrase de Sade nous paraît assez bien situer notre pen­sée : « S’il y a des êtres dans le monde dont les actes offusquent toutes les idées reçues, nous n’avons pas à les ser­mon­ner ni à les punir, car leurs goûts bizarres ne dépendent pas plus d’eux qu’il ne dépend de vous d’être intel­li­gent ou stu­pide, bien fait ou bossu. »

— O —

Ces affir­ma­tions pour l’individu semblent cadrer par­fai­te­ment avec les bases de la morale liber­taire qui peut se défi­nir rapi­de­ment comme sans auto­ri­té et sans contraintes.

Le pro­blème se com­plique lorsque nous débou­chons sur le « social ». S’il est pos­sible, en effet, de pra­ti­quer dès main­te­nant, dans des milieux affi­ni­taires res­treints, notre concep­tion de la sexua­li­té, on ne doit pas perdre de vue un cer­tain nombre de luttes à mener dont la plus urgente est celle pour l’abrogation de la loi de 1920. Si, depuis 1945 envi­ron, bien des pro­grès ont été réa­li­sés en ce domaine, il reste un long che­min à par­cou­rir, en France et dans les pays sous influence catholique.

Nous sommes loin des dis­tri­bu­teurs auto­ma­tiques que l’on trouve dans cer­taines villes scan­di­naves qui vendent des moyens anti­con­cep­tion­nels à qui veut les ache­ter. Pour­tant si nous vou­lons que la femme puisse pré­tendre comme l’homme à toute sa liber­té, il y a un à‑priori indis­pen­sable, c’est qu’elle puisse dis­so­cier la fonc­tion sexuelle de la pro­créa­tion. La mater­ni­té devrait être un autre pro­blème, nous en dirons seule­ment quelques mots, pour rap­pe­ler que notre civi­li­sa­tion est fon­dée sur la notion de famille et que cette orga­ni­sa­tion n’est peut-être ni la seule ni la meilleure. Il nous appar­tient de ne pas la consi­dé­rer comme immuable et nous pen­sons qu’à la lumière d’expériences vécues en d’autres lieux et en d’autres temps (kib­boutz, com­mu­nisme pri­mi­tif, vie tri­bale), on peut recher­cher d’autres formes d’organisation com­por­tant plus de liber­té pour les indi­vi­dus et pou­vant s’adapter à notre civi­li­sa­tion industrielle.

Cela nous amène natu­rel­le­ment à par­ler du couple. Disons tout d’abord que cer­tains êtres sont capables de conce­voir et de mener une vie sexuelle épa­nouie sans dési­rer pour autant lier leur sort de façon per­ma­nente à un par­te­naire ; ils ont pour cela des moti­va­tions diverses, mais il faut admettre que, d’une manière géné­rale, à un moment par­ti­cu­lier de la vie, l’individu éprouve le besoin de vivre avec une per­sonne (géné­ra­le­ment) du sexe opposé.

Cette union qui consti­tue le couple n’a de valeur que par son inten­tion de durer ; elle est due à la syn­thèse de plu­sieurs rai­sons : affec­ti­vi­té, affi­ni­tés, inté­rêt maté­riel, recherche de contraires pour s’équilibrer, et aus­si, bien sûr, atti­rance sexuelle. Or ce désir sexuel qui se conçoit tout natu­rel­le­ment exclu­sif dans les pre­miers temps amou­reux évo­lue sou­vent de façon dif­fé­rente au fil du temps. Nous n’entendons pas condam­ner la fidé­li­té ou la mono­ga­mie quand elle est libre­ment consen­tie et répond à la réa­li­té de cer­taines unions ou de cer­tains tem­pé­ra­ments, mais, le plus sou­vent, elle ne cor­res­pond qu’à des dési­rs refou­lés ou à des conces­sions for­cées qui amènent des ran­cœurs inavouées, mais réelles. Cette situa­tion conduit à un ins­tinct de pro­prié­té phy­sique ou sen­ti­men­tal qui se mani­feste par de la jalou­sie et se tra­duit par de l’autorité, entrave à la libre expres­sion sexuelle de l’individu. Nous pré­ten­dons qu’il est pos­sible de conci­lier une vie de couple avec la liber­té sexuelle.

Cer­taines formes d’érotisme, trio­lisme ou plu­ra­lisme, laissent appa­raître que cette liber­té peut aller jusqu’à ce que les com­po­sants du couple par­ti­cipent à des ébats simul­ta­nés avec des par­te­naires dif­fé­rents. On peut rétor­quer que cela est du liber­ti­nage et assez loin de l’anarchisme. Certes, tous les liber­tins ne sont pas anar­chistes, mais géné­ra­le­ment leur vie sexuelle a pour consé­quence un esprit de tolé­rance et une absence de pré­ju­gés que nous aime­rions voir ren­con­trer chez beau­coup de liber­taires très enga­gés sur le plan social, mais qui mani­festent, sur le plan sexuel, l’éventail com­plet des idées rétro­grades dignes des réac­tion­naires qu’ils combattent.

Pour nous, la concep­tion anar­chiste est un tout dont on ne peut dis­so­cier un élé­ment aus­si impor­tant que la sexua­li­té ; nous avons quelques dif­fi­cul­tés à consi­dé­rer comme des nôtres ceux qui envi­sagent sans crainte de par­ti­ci­per à une révo­lu­tion, fût-elle vio­lente, dans le domaine poli­tique et social et qui se refusent à pen­ser d’abord à leur révo­lu­tion individuelle.

Depuis E. Armand, peu de liber­taires se sont pen­chés sur le pro­blème sexuel ; pour cer­tains, c’est une ques­tion mineure, pour d’autres, une ques­tion réso­lue. Mais nous crai­gnons que dans ce domaine, comme dans bien d’autres, après avoir été des pré­cur­seurs, nous ne sachions suivre l’évolution et ne soyons dépas­sés par des réformistes.

Rap­pe­lons qu’au début de 1965 a été publié, chez J.-J. Pau­vert, les Mino­ri­tés éro­tiques, du doc­teur sué­dois Ullers­tam. Dans cet ouvrage, il passe en revue les dif­fé­rentes “ pas­sions sexuelles ”, reven­dique le droit à leur libre expres­sion et pré­co­nise même l’aide de l’État pour un ensemble de mesures des­ti­nées à venir en aide aux “ hérétiques ”.

Citons, entre autres :

  • Créa­tion de bureaux char­gés d’établir des contacts sexuels.
  • Créa­tion de rubriques spé­cia­li­sées dans les jour­naux pour les demandes de partenaire.
  • Créa­tion de clubs où les exhi­bi­tion­nistes pour­raient se pro­duire devant un public de scoptophiles.
  • Créa­tions de bor­dels avec per­son­nel des deux sexes diri­gés par des méde­cins et des assis­tants sociaux.
  • Créa­tion d’un corps de sama­ri­taines éro­tiques des­ti­né à venir en aide aux déshé­ri­tés physiques.

Certes, ces mesures peuvent prê­ter le flanc à l’ironie, sur­tout lorsque l’auteur met sa confiance en l’État pour les pro­mou­voir et les appli­quer. On peut craindre, à juste titre, l’intervention de fonc­tion­naires et de l’administration dans un des rares domaines où ils ne se sont pas aven­tu­rés jusqu’ici.

Recon­nais­sons, tou­te­fois, un cou­rage à Ullers­tam pour défier les puri­tains et les tabous et, à la lumière de ces pro­po­si­tions, sou­hai­tons que les liber­taires situent de nou­veau le pro­blème de la liber­té sexuelle au niveau de leurs pré­oc­cu­pa­tions permanentes.

Nous avons essayé de pré­sen­ter les dif­fé­rents aspects de la ques­tion, nous ne pré­ten­dons pas appor­ter des solu­tions géné­rales, mais défi­nir un état d’esprit dans lequel ces pro­blèmes peuvent être abor­dés. Nous espé­rons que d’autres s’en ins­pi­re­ront pour étu­dier des points plus pré­cis dans un domaine où la libé­ra­tion de l’homme reste à faire tout autant que sur le plan économique.

André Por­tal,
Mar­cel Viaud


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