Le 14 novembre 1966
Monsieur le Percepteur,
Je me permets de virer ce jour à votre CCP la troisième tranche de mes impôts diminuée des 20,6 % qui correspondent au pourcentage officiel du budget militaire dans l’ensemble du prochain budget national. Je verse la somme ainsi défalquée, soit 406,85 F, à l’association Aide à toute détresse, 77, rue Jules-Ferry, 93-Noisy-le-Grand. J’accepte d’avance les sanctions légales auxquelles ce geste m’expose.
En juin dernier, j’ai écrit à M. le président de la République que je ne pouvais m’associer, en conscience, aux essais nucléaires prévus en Polynésie, pour les mois suivants. Cela, en raison des effets inacceptables de toute explosion atomique sur toute espèce vivante (végétale, animale, humaine), et par la conviction que tout accroissement du potentiel nucléaire mondial est un pas vers un conflit généralisé. Je ne peux m’associer davantage aux essais annoncés pour 1967.
Mais la force de frappe n’est qu’une arme parmi d’autres. Elle est l’aboutissement logique d’une organisation de la nation et des rapports entre groupes humains, dans laquelle la guerre est normalement admise et prévue. C’est donc sur l’ensemble du budget militaire que cette contestation doit porter.
En refusant de verser de mon plein gré ces 20,6 % de mes impôts, je voudrais signifier, autrement qu’en paroles, que si je participe à l’orientation de la vie nationale vers la guerre, c’est à mon corps défendant. En versant une somme égale à un organisme basé sur le respect et le soutien des plus défavorisés, je marque, par un acte personnel, que je voudrais voir employer à la solidarité sous toutes ses formes et à la lutte contre l’injustice du sort et des hommes le trésor d’énergies, de ressources matérielles et morales que mon pays dépense pour la guerre. Je sais qu’il faut aussi de longs et durs efforts, des sacrifices matériels, toute une orientation nouvelle de la vie collective pour préparer et maintenir une paix réelle. Ceux qui, dès à présent, croient ces changements nécessaires doivent payer de leur personne, les premiers. Telle est la raison de mon double geste.
Il n’a pas le sens d’une grève, qui serait sans portée à cette minuscule échelle. Il n’a pas la valeur d’un reproche tactique aux autorités responsables, car elles sont logiques dans la perspective de force qui est la leur. Il n’a pas un but matériel immédiat, car dans ce cas, la fraude fiscale serait plus efficace et plus facile. En déclarant ouvertement que je ne peux contribuer de mon plein gré au prochain budget militaire, je choisis de me placer sur le terrain de l’objection de conscience à la préparation de la guerre.
Je ne le fais ni par un mouvement d’humeur ni dans un élan sentimental, mais, autant que possible, dans la logique de mes efforts quotidiens. Comme citoyenne, soucieuse de mes responsabilités civiques, comme femme, attachée à la sauvegarde de la vie (membre de phrase supprimé, par scrupule, dans la lettre au président de la République, conçue, pour l’essentiel, en termes identiques, car les hommes ont aussi, certainement, leurs raisons d’hommes pour « objecter »), comme chercheuse spécialisée dans les sciences humaines, comme grande invalide, comme engagée depuis trois ans dans un travail de solidarité avec les habitants du camp-bidonville toulousain de Ginestous, comme approuvant et soutenant, depuis plus de cinq ans, l’objection de conscience au service militaire, je crois devoir poser, aujourd’hui, ce refus assorti d’un geste positif.
Il doit être compris comme un appel à la réflexion et à la conscience de qui en sera informé, et comme une indication, fragile mais concrète, du changement d’attitude collective auquel il voudrait contribuer.
Je m’excuse d’avance, Monsieur le Percepteur, pour le surcroît de travail qu’il vous causera, et vous prie d’agréer mes salutations bien sincères.
Marie Laffranque
(Toulouse)
Ce refus de l’impôt militaire s’est manifesté dans plusieurs pays et notamment aux États-Unis, en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Suisse.
En France, trois personnes ont, à notre connaissance, refusé cet impôt. Il s’agit d’Henri Bouteiller, Paris, du docteur Caux, La Celle-Saint-Cloud (Yvelines), et de Mme Dupuis, Cluses (Haute-Savoie).