La Presse Anarchiste

État et droit

Si tous les anar­chistes se sont pronon­cés, dans le passé comme dans le présent, pour la sup­pres­sion de l’É­tat, nom­bre d’en­tre eux ont soit con­fon­du les deux notions : État et droit, soit lais­sé le plus sou­vent le prob­lème du droit en sus­pens. Essayons donc de met­tre au clair, d’une part, la dif­férence néces­saire entre ces deux notions et, d’autre part, de jus­ti­fi­er la néces­sité de la sec­onde. L’É­tat est sous sa forme actuelle une notion toute mod­erne, pra­tique­ment incon­nue avant la Renais­sance. Bien que découlant éty­mologique­ment du latin sta­tus, le mot État rem­place plutôt République, ou, mieux encore Respub­li­ca : chose publique, employé jusqu’au XVIe siè­cle. Il ne doit pas être con­fon­du avec société ou col­lec­tiv­ité humaine, notion aus­si vieille que l’hu­man­ité, forme naturelle et spon­tanée de celle-ci.

Sous la forme présente que nous con­nais­sons et subis­sons, l’É­tat est né aux envi­rons du XVI­I­Ie siè­cle des suites de la révo­lu­tion indus­trielle ; en effet, à cette époque, les hommes qui firent la révo­lu­tion indus­trielle – la bour­geoisie – et qui en tirèrent les pre­miers béné­fices matériels et moraux se heurtèrent à des habi­tudes d’e­sprit, à des tra­di­tions, à toute une struc­ture de la société qui leur opposa suff­isam­ment d’ob­sta­cles pour que, dès qu’ils en pos­sédèrent les moyens, dès que la réus­site leur eut don­né à la fois la puis­sance matérielle et le crédit poli­tique – jusqu’alors détenus par la noblesse et le roi – leur pre­mier soin ait été d’abolir les régle­men­ta­tions, de mod­i­fi­er cette struc­ture et ces tra­di­tions dans tout ce qui pou­vait gên­er leur effort et con­trari­er leur ascen­sion. L’É­tat naquit, dont la forme put rester monar­chique ou devenir répub­li­caine, le régime autori­taire ou bien par­lemen­taire, il n’en groupa pas moins, doré­na­vant, des indi­vidus autonomes, indépen­dants, dotés de moyens matériels, dont les con­séquences allaient être de poids dans l’avenir.

On peut, dès cette époque, définir l’É­tat comme un enchevêtrement de “ ser­vices ” poli­tiques, juridiques et économiques, des­tinés à faire respecter le droit en vigueur – après l’avoir fab­riqué d’ailleurs – et à l’im­pos­er par la force lorsqu’il le juge opportun.

Dans notre société cap­i­tal­iste, c’est donc une struc­ture arti­fi­cielle et pas­sagère, créée pour les besoins d’une nou­velle classe, en l’oc­cur­rence la bour­geoisie cap­i­tal­iste, et chargée de lui assur­er le max­i­mum d’ef­fi­cac­ité et de ren­de­ment par tous les moyens légaux y com­pris la violence.

C’est bien con­tre cette notion que tous les anar­chistes sem­blent s’être élevés, au nom de la lib­erté et du droit à l’é­gal­ité de tous les individus.

Le droit, au con­traire de l’É­tat, sem­ble inhérent à toutes les sociétés humaines, des plus prim­i­tives : familles, clans, tribus, aux plus “ civil­isées ”. On peut le con­sid­ér­er comme la règle indis­pens­able, le con­trat écrit ou oral faisant régn­er l’en­tente entre les indi­vidus vivant en com­mun, d’une manière tem­po­raire ou permanente.

On le définit habituelle­ment comme un ensem­ble de pré­ceptes, qua­si oblig­a­toires, mais en principe con­sen­tis, étab­lis sous la forme de règles des­tinées à faire régn­er, par­mi les hommes réu­nis, l’or­dre et la justice.

C’est en quelque sorte la garantie de la lib­erté indi­vidu­elle max­i­ma face aux exi­gences et con­traintes indis­pens­ables de la vie commune.

C’est donc une dis­ci­pline sociale, un ensem­ble de règles de con­duite néces­saires, et, en ce sens, il sem­ble bien qu’au­cune société ne puisse s’en pass­er quelle que soit sa struc­ture. Il est le com­plé­ment naturel de la morale, de l’éthique, il règne sur les actions ayant une influ­ence directe sur la marche et la vie de la société, à l’en­con­tre de celle-ci, il émane du “ for intérieur ” et échappe à son empire.

Pour être accept­able et jus­ti­fi­able, il doit donc ten­dre vers la jus­tice et y préparer.

Ce qui le rend sus­pect dans nos sociétés, c’est sa dépen­dance directe de l’État, son absorp­tion tou­jours plus grande par celui-ci. Si les États, de par leur mono­pole qua­si inté­gral des lois et des règle­ments imposent une cer­taine forme de droit, il n’en est pas moins vrai que les cou­tumes et tra­di­tions, par exem­ple, en for­ment le fonds com­mun et ini­tial, et restent tou­jours une par­tie des plus impor­tantes du droit – bien que de moins en moins d’ailleurs – échap­pant encore à l’É­tat et étant sou­vent fort val­able et adapt­able à un nou­v­el ordre social.

Lucien Gre­laud