La Presse Anarchiste

Lettre ouverte d’Hem Day

Il est assez curieux de con­stater que, chaque fois qu’il est par­lé d’anarchie et de non-vio­lence, un silence absolu plane sur tout ce que j’ai pub­lié en ce domaine. Et pourtant…

Par­fois, je me demande si cela vaut vrai­ment la peine que je m’attarde encore à recueil­lir, dans l’énorme pro­duc­tion des écrits anar­chistes, les pub­li­ca­tions des théoriciens sur la non-vio­lence, si, à l’occasion d’une étude sur ce thème, on fait fi volon­taire­ment des apports réal­isés ces derniers temps.

Dans le monde anar­chiste, après Barthéle­my de Ligt, avec qui j’ai eu de longs entre­tiens sur la non-vio­lence anar­chiste, je suis resté le seul à vouloir dévelop­per ce prob­lème cru­cial. Cela remonte à mon retour d’Espagne et aux expéri­ences – vécues sur place – des méth­odes vio­lentes util­isées pour réalis­er une révo­lu­tion sociale val­able, c’est-à-dire libertaire.

Je n’ai pas la pré­ten­tion d’être resté le seul à ini­ti­er ces for­mu­la­tions. Ce serait nier toute l’influence de nos écrits sur le développe­ment de cer­tains anarchistes.

Nous n’étions d’ailleurs pas les seuls en Europe et dans le monde de la pen­sée, mais nos travaux étaient pub­liés en langue française ; nous étions les plus connus.

Je ne veux pas oubli­er cepen­dant un précurseur comme Tol­stoï, puis Gand­hi. Mais ils étaient tous deux sus­pects aux yeux des matéri­al­istes et ratio­nal­istes, parce que d’expression religieuse.

J’en viens au dernier fas­ci­cule, numéro 6, d’Anar­chisme et Non-Vio­lence, qui, en bien des points m’a forte­ment déçu, par sa présen­ta­tion, son choix de textes, voire des auteurs. Le présen­ta­teur n’a aucune excuse en ce qui con­cerne les oub­lis dans les pages sur la vio­lence et la non-vio­lence dans la révo­lu­tion anar­chiste. J’en reste éton­né et pour lui et pour moi !

À quoi a donc servi ma causerie enreg­istrée qui représente la somme de ce qui avait été écrit ou dit sur le prob­lème ? Pourquoi la pass­er sous silence et refaire cette antholo­gie de la non-vio­lence dans l’anarchie sans y faire allu­sion ? On par­le sou­vent de pau­vreté de la doc­u­men­ta­tion et on ignore celle qui existe !

Par ailleurs, ce rap­pel des posi­tions des théoriciens me paraît un mélange assez con­fus où se mêlent bien des choses extérieures aux thèmes proposés.

Il était indis­pens­able de mieux ser­rer la ques­tion et éviter les diver­sions inconsidérées.

Je m’arrête d’abord aux quelques déf­i­ni­tions de dic­tio­n­naires, qui révè­lent une absence totale de recherch­es ou une mécon­nais­sance des pub­li­ca­tions antérieures. Se con­tenter de citer le Dic­tio­n­naire Larousse du XXe siè­cle, l’Encyclopedia Bri­tan­ni­ca et le Dic­tio­n­naire Lachâtre me paraît un choix très restric­tif, même lorsqu’on relève les quelques lignes sans sig­ni­fi­ca­tion de Claude Mou­cachem de Rava­chol, si on omet une source essen­tielle : l’Encyclopédie anar­chiste.

Que de belles pages oubliées, lais­sées dans l’ombre par notre anthol­o­giste et qui auraient éclairé les lecteurs, jeunes et vieux, de la revue, sur le mot : « anar­chie », la théorie « anar­chisme » et le com­porte­ment de l’« anarchiste ».

Des noms comme Élisée Reclus, Jean Grave, Lui­gi Fab­bri, Malat­es­ta, Sébastien Fau­re, E. Armand, Pierre Chardon, André Loru­lot, André Girard et bien d’autres n’auraient-ils pas dû fig­ur­er dans cette énuméra­tion. Je m’en excuse.

Sans doute était-il judi­cieux de faire appel à Eltzbach­er, pour présen­ter les idées d’un God­win, P.-J. Proud­hon, Max Stirn­er, Michel Bak­ou­nine, Pierre Kropotkine, Ben­jamin Tuck­er et Léon Tol­stoï ; mais les oubliés ?

Les démar­ca­tions de doc­trines réformistes ou révo­lu­tion­naires avaient peu de rai­son d’être évo­quées dans une telle étude. De même, les con­sid­éra­tions élaborées par cer­tains théoriciens sur la société, la patrie, l’État ; car un choix restric­tif en ces matières peut fauss­er la com­préhen­sion d’une doc­trine ou d’une théorie. Dans pareil sujet, il importe d’être aus­si objec­tif que possible.

Il était souhaitable de ser­rer les textes de plus près, et par­ti­c­ulière­ment ceux relat­ifs à la révo­lu­tion et la non-vio­lence. Je pense qu’en ce domaine ce qui a été présen­té est sujet à cau­tion. Mais il est dif­fi­cile par­fois de saisir les mobiles aux­quels peut obéir un anthol­o­giste, si bien inten­tion­né soit-il.

J’en arrive main­tenant au Catéchisme révo­lu­tion­naire, que Lucien Gre­laud, sans plus de dis­cerne­ment, attribue à Bak­ou­nine, alors qu’il est de Netchaï­eff. Les extra­or­di­naires cita­tions sont extraites d’un texte du fameux Catéchisme de ce jeune nihiliste et ne reflè­tent en rien l’esprit de Bak­ou­nine. Il y a là un peu de mau­vaise foi à n’utiliser que ce doc­u­ment con­testé, pour tir­er des con­clu­sions qui sont plus ou moins défa­vor­ables à Michel Bak­ou­nine. La longue cita­tion témoigne ici d’un esprit retors plus que d’un chercheur de vérité.

C’est tout le prob­lème ter­ror­iste qui est évo­qué, mais là n’est pas le but de l’étude, j’imagine !

Il faut savoir que l’expression d’anarchie est plu­ral­iste. On ne peut englober toute l’anarchie dans la reprise indi­vidu­elle, l’action directe, vio­lente, les atten­tats des péri­odes héroïques ou excep­tion­nelles de l’évolution ou de la défense des anar­chistes et de l’anarchie. C’est vite dit d’expliquer ain­si le ter­ror­isme et c’est par trop sim­pliste, à mon hum­ble avis.

Si notre ami – jeune, je pense – avait fait une incur­sion plus appro­fondie dans cer­tains écrits, en les étu­di­ant avec le recul du temps, son choix et l’analyse des doc­u­ments seraient apparus sous un tout autre aspect et il aurait, je pense, évité cer­taines bévues. Lorsqu’il par­le des remords de Bak­ou­nine, cela m’exaspère et, qui plus est, quand il s’autorise à juger – sur un faux doc­u­ment – et à dis­sert­er sur cette absence « de la dig­nité des indi­vidus » chez un homme, qui, toute sa vie et à tra­vers bien des vicis­si­tudes de la lutte sociale, les calom­nies dont il fut vic­time, gar­da tou­jours une belle dig­nité humaine. On ne peut l’oublier en par­lant de ce théoricien, ce géant de l’action révo­lu­tion­naire que les fan­taisies d’une cri­tique mal fondée ne peu­vent atteindre.

Trop de prob­lèmes à peine ébauchés me sem­blent un tan­ti­net déplacés dans cette étude, dont le titre même « La révo­lu­tion anar­chiste et la non-vio­lence » prête à con­fu­sion, trop large. C’est le moins que je puisse dire.

J’apprécie toute­fois avec une cer­taine sat­is­fac­tion les quelques allu­sions aux écrits de Lev­al, Armand, Thore­au, Tuck­er, Tol­stoï, Han Ryn­er et Devaldès.

Mais, atten­tion ! L’anarchisme ne change pas de vis­age pour autant. Il s’exprime dif­férem­ment, s’enrichit de pen­sées nouvelles.

Il faut regret­ter que n’aient pas été plus appro­fondis les écrits d’un Tol­stoï, d’un Han Ryn­er et que la satya­gra­ha de Gand­hi n’ait pas été exposée. J’en avais par­lé lors de ma con­férence enreg­istrée ; on pou­vait la con­sul­ter à bon escient. À penser que j’ai dû prêch­er pen­dant des heures dans un désert ou que pas mal d’auditeurs étaient sourds ce soir-là. Sinon, qu’en penser ? !

Les con­clu­sions de cette étude ne peu­vent dégager que des impres­sions fauss­es ou arbitraires.

En fait, la vio­lence n’a jamais été érigée en principe dans l’anarchie. Cette inter­pré­ta­tion est une erreur qui s’amplifie lorsque Lucien Gre­laud essaie quelques com­para­isons avec d’autres réfor­ma­teurs soci­aux aux­quels il mêle social­istes, marx­istes, syn­di­cal­istes sans faire une nette démar­ca­tion avec l’idéologie anar­chiste et la leur. Il n’y a pas, Lucien Gre­laud, rup­ture entre le passé et le présent, mais con­ti­nu­ité d’une pen­sée qui s’élabore, évolue chez cer­tains et qui demain, nous sommes quelques-uns à l’espérer, don­nera un renou­veau aux idées anarchistes.

Mais il ne faut rien rejeter des méth­odes, des inter­pré­ta­tions d’hier, dont cer­taines répondaient aux impérat­ifs de l’heure et aux tragédies de l’époque. Elles étaient, de plus, le reflet d’une évo­lu­tion des esprits dans des pris­es de posi­tion de lutte et de combat.

Au lieu d’ac­centuer le divorce, il vaut mieux essay­er de l’expliquer avec beau­coup d’à‑propos et de tolérance. Ce sont là des chemins vers la non-vio­lence. Il nous reste encore beau­coup à val­oris­er, si j’en crois toutes les réminis­cences qui appa­rais­sent lors de chaque action ten­tée de nos jours.

En mon for intérieur, j’ai l’impression nette que L. Gre­laud a man­qué le but qu’il s’est assigné dans son exposé et que la revue a fait un faux pas. Il serait souhaitable que l’on cesse de citer la Pre­mière Inter­na­tionale à tout pro­pos et hors pro­pos, mais écrire : l’Internationale de 1864, afin de mieux la situer dans l’évolution des idées sociales.

Voilà ce que m’inspire la lec­ture du dernier numéro d’Anar­chisme et Non-Vio­lence. Tout ceci dira l’intérêt que j’attache à l’élaboration et la dif­fu­sion de ces deux idées. Étant don­né que la Revue sera un doc­u­ment qui restera et sera con­sulté, il me paraît souhaitable que soit util­isée au mieux cette let­tre ouverte, sans que je sois dans l’obligation de deman­der l’hospitalité ailleurs, pour faire con­naître ma pen­sée en ce domaine.

Com­plé­ment de bibliographie

J’arrête ici mes réflex­ions, non sans rap­pel­er quelques lacunes dans la bib­li­ogra­phie, même som­maire, à savoir :

– B. de Ligt, Plan de mobil­i­sa­tion con­tre la guerre.

– Mme de Ligt, Com­ment désarmer.

– Hem Day, Sou­venirs sur Han Ryn­er, suiv­is de Paci­fisme-Vio­lence, Paris, les Cahiers de l’Artistocratie, 1946.

– Le numéro de Pen­sée et Action sur William God­win, dans lequel il faut sig­naler les deux études sur la non-violence.

– Samar Ran­jan Sen, l’Inde et la non-vio­lence, brochure éditée à Pen­sée et Action.

Dans l’Unique, Orléans :

– « Non-vio­lence et action directe », numéro 33, sep­tem­bre-octo­bre 1948.

– « L’ère de la vio­lence », numéro 39, mai-juin 1948.

– « Vio­lence-Non-vio­lence-Anar­chie », numéros 54, 55 et 58, 1951.

– « Non-vio­lence et Satya­gra­ha », con­férence enreg­istrée, numéros 10 et 11, l’Anti-antitoutisme, jan­vi­er-juin 1962.

Arti­cles repris par d’autres revues, jour­naux français, espag­nols, italiens.

Le Citoyen du monde, Paris, « Tech­nique de la non-vio­lence », numéro 15, 17 févri­er 1950.

– « La vio­lence et la société », numéro 16, 24 févri­er 1950.

L’Indépendant, Brux­elles, « La non-vio­lence comme tech­nique de libéra­tion ». Numéro 37, 8 octo­bre 1953.

Bul­letin de l’IRG Bel­gique (sec­tion),

– « Silence à la vio­lence ». Compte ren­du de numéro, Tour de feu, numéro 3, mars 1947.

– « Brisons nos fusils », numéro 6, 1er mai 1948.

– « Non-vio­lence chez Park­er » (compte ren­du), numéro 14, 3 sep­tem­bre 1949.

Pour ne citer que quelques écrits.

Hem Day

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Réponse de Lucien Grelaud

J’aurais aimé répon­dre à Hem Day d’une manière moins per­son­nelle, moins polémique, plus non vio­lente, il est mal­heureuse­ment des mots, des idées, des accu­sa­tions « mal venus », dans sa let­tre ouverte, aus­si me vois-je obligé, et ce à mon corps défen­dant, d’y objecter dans un style par­fois déplaisant, mais hélas ! inévitable vu le ton don­né au départ.

Je passe donc au pre­mier grief : « Chaque fois qu’il est par­lé d’anarchie et de non-vio­lence, un silence absolu plane sur tout ce que j’ai pub­lié dans ce domaine… » Affir­ma­tion pour le moins hâtive, mon cher Hem Day, je n’ai, dans ce numéro 6 de la revue, cité que très peu les auteurs vivants – trois seule­ment, dont deux parce que auteurs d’ouvrages généraux sur l’anarchisme, Maitron et Guérin ; le troisième Gas­ton Lev­al, parce que comblant cer­taines lacunes et définis­sant mieux que moi cer­taines idées. Il n’est nulle­ment ques­tion de pass­er sous silence tes études sur la non-vio­lence et l’anarchisme, mais il me sem­ble que toi vivant – et pour longtemps encore je l’espère –, tu te tires fort bien tout seul du tra­vail que tu as entre­pris. N’as-tu pas d’ailleurs pub­lié dans le numéro 1 de la revue Anar­chisme et Non-Vio­lence une étude, som­maire il est vrai et loin d’être exhaus­tive, bien que fort val­able et bien doc­u­men­tée, sur l’anarchie, la vio­lence et la non-vio­lence (reprise de l’Unique, numéro 54, 55 et 56 de l’année 1951) ? Il m’a paru que, tra­vail­lant dans le même sens, à si peu d’intervalle, et pour les mêmes lecteurs, il était inutile de la citer. De là à penser que nous met­tions ton œuvre sous le bois­seau, il y a une marge.

Veuille bien me croire, rien ne jus­ti­fie ta préven­tion à notre égard, les colonnes de la revue te sont ouvertes comme à tout autre et nous nous fer­ons un plaisir d’accueillir le fruit de ton tra­vail, dans la mesure où tu voudras bien nous le communiquer.

J’en arrive au sec­ond grief : « le numéro 6 de la revue m’a forte­ment déçu par sa présen­ta­tion, son choix de textes, voire des auteurs. Le présen­ta­teur n’a aucune excuse en ce qui con­cerne les oub­lis dans les pages sur la vio­lence et la non-vio­lence dans la révo­lu­tion anar­chiste. J’en reste éton­né et pour lui et pour moi !… »

Que je t’aie déçu, qu’en tant que présen­ta­teur je n’aie aucune excuse, que tu sois éton­né, soit, mais, d’une part, je n’ai pas pré­ten­du être exhaus­tif ; d’autre part, comme tu l’écris si gen­ti­ment : « … il est dif­fi­cile par­fois de saisir les mobiles aux­quels peut obéir un anthol­o­giste si bien inten­tion­né soit-il… » Ce à quoi l’anthologiste répond : La revue Anar­chisme et Non-Vio­lence a été, entre autres, créée pour exprimer la posi­tion de cama­rades anar­chistes sur de nou­velles méth­odes d’action pos­si­bles, méth­odes qu’ils jugeaient préférables aux méth­odes tra­di­tion­nelles, et pour ouvrir le débat sur ces posi­tions avec les autres ten­dances représen­ta­tives du « mou­ve­ment anarchiste ».

Le présen­ta­teur ou l’anthologiste n’a donc pas pré­ten­du dans ce numéro spé­cial clore le débat en don­nant tout, prob­lèmes et solu­tions adéquates, au sujet de la révo­lu­tion anar­chiste – ce qui serait pour le moins pré­somptueux –, il a voulu au con­traire fournir un ali­ment à la dis­cus­sion, ouvrir le dia­logue entre amis et « adver­saires » lecteurs de la revue.

Il n’était nulle­ment dans mes inten­tions d’ignorer sys­té­ma­tique­ment ton essai d’anthologie sonore, mais j’en suis con­fus, je n’ai pas assisté à l’audition de celle-ci et, comme tant d’autres bonnes choses, je n’en ai pas con­nais­sance encore. Un jour peut-être l’écouterai-je et alors seule­ment je pour­rai en tenir compte et cor­riger, si néces­saire, mon opin­ion sur le sujet incrim­iné. Je n’ai jamais pré­ten­du tout con­naître et tout savoir sur l’anarchisme, la révo­lu­tion, la vio­lence, la non-vio­lence ou… le reste.

N’ayant nulle­ment l’intention, je le répète, de réalis­er une antholo­gie exhaus­tive sur l’anarchie, il m’a sem­blé hon­nête et suff­isant de ne don­ner que trois cita­tions définis­sant l’anarchisme. Celles-ci ne peu­vent pas rem­plac­er l’œuvre de quelques mil­liers de pages néces­saires pour définir l’anarchisme – bien qu’imparfaitement d’ailleurs, car il me sem­ble que celui-ci est en per­pétuelle évo­lu­tion donc dif­fi­cile­ment cern­able défini­tive­ment. La cita­tion du Larousse comme déf­i­ni­tion « bour­geois », du Lachâtre comme reflé­tant l’opinion du social­isme en général, celle de Kropotkine en tant qu’anarchiste me parais­saient fort suff­isantes comme don­nées de base. Crois-moi, je serais navré si, de par mon inex­péri­ence, j’avais échoué dans mon inten­tion, mais y a‑t-il vrai­ment échec ? Rien ne me sem­ble moins évident.

Tu me reproches encore la cita­tion de Claude Mou­cachem, les quelques lignes qui y ont trait te sem­blent sans sig­ni­fi­ca­tion. Per­me­ts-moi de ne pas être d’accord. Elles met­tent l’accent sur le côté préféren­tiel d’un anar­chisme éthique sur le social et le poli­tique. En tant qu’anarchiste ten­dant vers la non-vio­lence, n’était-ce pas jus­ti­fié ? Encore une fois, je ne réponds pas, je pose la ques­tion, à nous tous, d’y penser et d’y répondre.

M’accuser de ne pas citer cette source essen­tielle qu’est l’Encyclopédie anar­chiste me sem­ble bien mesquin, je ne cite pas tout, même pas l’essentiel, j’en ai fort con­science. Je n’avais pas l’Encyclopédie en main, j’ai essayé de m’en pass­er et il me sem­ble y avoir réus­si, si je me suis trompé, peut-être le débat ouvert par la pub­li­ca­tion de mon étude apportera-t-il un com­plé­ment d’information et vien­dra-t-il par là ren­forcer la valeur aus­si infime soit-elle de celle-ci.

Nous en arrivons au point cru­cial, je crois, pour toi : mon attri­bu­tion, à la suite de beau­coup d’autres, du Catéchisme révo­lu­tion­naire à Bak­ou­nine plutôt qu’à Netchaï­eff. Depuis une ving­taine d’années que je fréquente les « milieux anar­chistes » – je ne suis donc pas si jeune ni si inex­péri­men­té –, la polémique pié­tine tou­jours sur cette attri­bu­tion, je me per­me­ts de te dire qu’elle est pour moi sans intérêt. Tant que les cama­rades qui, comme toi ou Lev­al, par exem­ple, n’auront pas fourni autre chose que des argu­ments ver­baux con­cer­nant cette querelle, tant que des preuves tan­gi­bles ne vien­dront pas rem­plac­er les argu­men­ta­tions à perte de vue, je ne tiendrai aucun compte des accu­sa­tions que tu portes con­tre moi à ce sujet. De toute manière, je ne m’appuie pas sur le seul Catéchisme révo­lu­tion­naire pour don­ner mes impres­sions sur le Bak­ou­nine de cette époque, la cita­tion de ce texte n’est pas seule, que je sache, et je regrette d’être con­sid­éré par toi comme retors et de mau­vaise foi à ce sujet. Ce sont, avoue-le, des mots regret­ta­bles dans ta let­tre, seule une pas­sion immod­érée pour le « géant » Bak­ou­nine peut la soutenir. Cela me sem­ble un peu faible et par trop entaché de sen­ti­men­tal­isme. Je m’excuse, mais quand un ami, des amis me sem­blent dans l’erreur, je n’ai pas l’habitude de les y laiss­er patauger, je cherche à les dis­suad­er en cri­ti­quant leur posi­tion, et, plus ils sont mes amis, plus je suis exigeant à leur égard.

Con­traire­ment à ce que d’aucuns pour­ront penser, je con­sid­ère, je dirais même nous con­sid­érons tous, que Bak­ou­nine fut comme social­iste révo­lu­tion­naire, comme lib­er­taire, un des plus grands bon­hommes du XIXe siè­cle, il n’est donc pas comme tu pour­rais le croire pour moi, l’homme à abat­tre pour puri­fi­er l’anarchisme.

Ce que je refuse, c’est de som­br­er dans le pané­gyrique bak­ounin­iste de cer­tains, c’est tout.

Je n’ai effec­tive­ment que très peu cité Tol­stoï, il n’était nulle­ment dans mon inten­tion de l’oublier, comme tu sem­bles le croire, mais il doit être étudié dans un prochain numéro de la revue con­sacré à l’anarchisme religieux. Il en est de même de l’étude sur Gand­hi, qui paraî­tra dans un numéro spé­cial sur la non-vio­lence religieuse.

Pour par­ler de choses vénielles, tu voudras bien, j’en suis cer­tain, m’excuser d’avoir men­tion­né la Pre­mière Inter­na­tionale au lieu de l’Internationale de 1864. Après lec­ture de ton livre con­sacré à cette ques­tion, je suis en effet d’accord avec tes argu­ments, mais je con­sid­ère ceux-ci comme sec­ondaires et crois que tu as plus fait œuvre de polémiste que d’historien dans cet ouvrage. Je bats néan­moins ma coulpe sur ce point.

Je te remer­cie aus­si, et au nom de tous les lecteurs de la revue, pour les références que tu nous four­nis quant à la non-vio­lence, la vio­lence et l’anarchie, c’est bien dom­mage que celles-ci ne nous aient pas été com­mu­niquée lors de la paru­tion du numéro 1 de la revue avec ton arti­cle sur ce thème. Mieux vaut tard que jamais, mer­ci encore.

Pour la bib­li­ogra­phie pub­liée à la suite de mon arti­cle, il n’était pas ques­tion de l’alourdir, j’étais même désireux de la livr­er beau­coup plus courte, une bib­li­ogra­phie plus com­plète devant paraître prochaine­ment dans la revue.

Je ne voudrais pas ter­min­er cette réponse sur une note trop aiguë, mais me paraît déplacée, voire désagréable, ton allu­sion à la pub­li­ca­tion de ta réponse à mon arti­cle, en cas de refus pos­si­ble de notre part, dans une autre revue. Je m’attendais à plus de cour­toisie de ta part à notre égard.

Désireux de con­tin­uer sur une note plus agréable la con­tro­verse qui sem­ble nous oppos­er, j’espère que tu reli­ras mon arti­cle et surtout la pré­face et la con­clu­sion de cette étude, afin que con­tin­ue ce dia­logue. C’est ce que je souhaite de tout cœur, n’ayant rien d’hostile à ton égard, loin s’en faut, et esti­mant beau­coup, au con­traire, tes travaux et ton com­porte­ment habituel.

Lucien Gre­laud