La Presse Anarchiste

La Liberté est-elle possible ?

Pour les sophistes et les imbé­ciles nous tenons, tout d’a­bord, à décla­rer ceci : rele­vant de la semence expé­ri­men­tale, nous ne pou­vons récu­ser ses déduc­tions et ses décou­vertes ; pour nous donc, le libre-arbitre n’existe et n’exis­te­ra même jamais, quoique l’homme, dans son évo­lu­tion pro­gres­sive, s’en appro­che­ra constamment.

Quel est celui qui, ayant la moindre intui­tion de la Phi­lo­so­phie, nie­rait que la Matière reçoit l’in­fluence du milieu dans lequel elle se trouve ?

Quel et est l’i­gno­rant qui, aujourd’­hui, affir­me­rait que l’homme pour­ra un jour se débar­ras­ser com­plè­te­ment des lois natu­relles qui le régissent ?

Non ; il n’y a pas un être civi­li­sé assez sot ou fou pour nier l’in­fluence des milieux et l’im­pos­si­bi­li­té d’a­bro­ger les lois naturelles.

Certes, il est per­mis de pré­voir que l’homme se rap­pro­che­ra de plus en plus de la liber­té de ses actes et de ses pen­sées ; il est rai­son­nable de pré­dire qu’il s’é­man­ci­pe­ra de plus en plus de ses lois ; mais ce qu’on ne peut affir­mer, c’est que le libre-arbitre pour­ra exis­ter ; ce qu’on ne peut dire, c’est que les lois natu­relles dis­pa­raî­tront complètement.

Non ; per­sonne ne peut pro­cla­mer cela, et les anar­chistes, fils de la science, mois que personne.

L’homme en pos­ses­sion de sa liber­té de voli­tion et n’é­tant plus sou­mis aux besoins, aux pas­sions, à la souf­france, au plai­sir, à l’er­reur, serait par­faite, ― il serait Dieu. Or, le par­fait ne pou­vant se réa­li­ser dans la Matière, tou­jours en évo­lu­tion vers le Mieux, cet état serait le Consum­ma­tum est de l’Hu­ma­ni­té, ― la Mort.

Il est donc bien enten­du que, lorsque nous infir­mons le besoin d’une auto­ri­té tem­po­relle ou morale, nous n’en­ten­dons pas contre­dire la Phi­lo­so­phie. L’au­to­ri­té que nous vou­lons détruire, c’est l’ar­ti­fi­cielle, celle qui s’im­pose par le pan­dore et le sou­dard. Quant à l’autre, comme nous l’a­vons déjà dit, elle ne dimi­nue­ra que pro­gres­si­ve­ment, len­te­ment, et, cer­tai­ne­ment, ne dis­pa­raî­tra jamais entièrement.

La Liber­té n’existe pas par elle même, c’est une néga­tion ― comme l’A­nar­chie ― de l’Archie ou Autorité.

Par­tant de là, il est inepte de vou­loir « conci­lier la Liber­té avec les exi­gences de la Socié­té;» de « limi­ter la liber­té de cha­cun à celle de ses voi­sins » etc., autant de sophismes que l’on a répé­tés depuis des siècles ; qu’on ne se donne pas la peine d’ap­pro­fon­dir, et qui font la force des des­po­tismes de toutes nuances.

Les poli­ti­ciens ne com­prennent pas, qu’é­tant une néga­tion de l’Au­to­ri­té, comme le Néant l’est de la Matière, tant qu’une bribe d’Au­to­ri­té sub­siste, il n’y a pas ombre de liber­té. Certes, le régime consti­tu­tion­nel est moins auto­ri­taire que celui de droit divin, le régime démo­cra­tique l’est moins que celui consti­tu­tion­nel ; mais, du moment qu’il y a des lois, un gou­ver­ne­ment, la liber­té n’est pas puis­qu’elle est la néga­tion de tout cela. Rédui­sez la Matière en molé­cules, divi­sez une de ces micro­sco­piques molé­cules en mil­lions d’a­tomes et un de ces atomes en mil­lions de par­ties vous n’au­rez pas encore le Néant. ― Ain­si de l’Autorité.

Quoi qu’en puissent dire les éclec­tiques, les hégé­liens et leurs anti­no­mies, la Liber­té et l’Au­to­ri­té sont deux prin­cipes incompossibles.

— Mais alors le Liber­té est impos­sible, nous dira-on, nous l’a­vions tou­jours conçue comme un objet de luxe rare, comme un gâteau, par exemple, dont l’É­tat était char­ger de dis­tri­buer par­ci­mo­nieu­se­ment les parts affé­rant à cha­cun en veillant atten­ti­ve­ment à ce que des gour­mands n’empiètent sur les parts d’autrui. —

Eh bien, voi­là l’er­reur, c’est de croire qu’elle est une chose concrète, pal­pable, que l’on peut divi­ser, dimi­nuer et aug­men­ter à volon­té. Ne ririez-vous pas d’un légis­la­teur qui, sous pré­texte que la gaie­té est une chose rare, qu’il ne faut pas pro­di­guer, mais répar­tir avec pari­té entre tous les citoyens, pro­po­se­rait un décret limi­tant la part de gaie­té et de tris­tesse que cha­cun devrait prendre ? Ne répon­driez-vous pas à ce toqué que la gaie­té ne se légi­fère pas ; qu’elle subit l’im­pul­sion que les agents exté­rieurs lui donnent ; que vous ne crai­gnez pas que votre voi­sin empiète sur la vôtre puis­qu’elle aug­men­te­ra en pro­por­tion de la joie générale.

Il en est de même de la Liber­té. Tout ves­tige d’au­to­ri­té dis­pa­rue, elle est ce que le degré de civi­li­sa­tion la fait. Robin­son était seul dans son île, il ne subis­sait donc aucune volon­té étran­gère, et pour­tant il n’é­tait pas libre, étant obli­gé de tra­vailler sans relâche : « dans l’i­so­le­ment nos besoins dépas­sant nos facul­tés. »1F. Bas­tiat. ― Les Har­mo­nies éco­no­miques.

Tan­dis que plus les hommes sont nom­breux, asso­ciés, civi­li­sés, plus il leur est pos­sible d’u­ser de leur liber­té : « dans l’é­tat social nos facul­tés dépas­sant nos besoins. »2Idem.

Ceci est enten­du. Nous pou­vons donc, sans être accu­sé de faire une péti­tion de prin­cipes, consi­dé­rer comme vraie la pro­po­si­tion sui­vante à savoir, que la somme de liber­té dont l’in­di­vi­du peut user s’aug­mente de la liber­té de tous.

Quant à la pra­tique de l’A­nar­chie rien de plus facile. La des­ti­née natu­relle de l’homme était de se mou­voir sans entrave ; le régime auto­ri­taire ― résul­tat du pré­ju­gé, de la super­sti­tion et de la bar­ba­rie, ― en fai­sant dis­pa­raître les indi­vi­dus qui ne pou­vaient vivre sous son sceptre, à façon­né les autres en leur impri­mant ses carac­tères. De là quelques phi­lo­sophes à courte vue en ont conclu que l’Au­to­ri­té était inhé­rente à l’hu­ma­ni­té. Mais d’autres sur­vinrent, plus pers­pi­caces, ils éta­blirent que l’homme n’est pas exempt de l’in­fluence des milieux qui régit les autres formes de la Matière. De ce jour la pos­si­bi­li­té de la Liber­té — de l’A­nar­chie — fut péremp­toi­re­ment démontrée.

En effet, Lamarck, Dar­win, de Lanes­san, et d’autres natu­ra­listes, ont expé­ri­men­té que par­mi les ani­maux réduits à l’é­tat domes­tique une par­tie péris­sait ou dégé­né­rait, l’autre for­mait une nou­velle espèce très apte à se domes­ti­quer. L’ex­pé­rience contraire a été faite sur des ani­maux domes­tiques ren­dus à l’é­tat sau­vage ; une par­tie de ceux-ci ont péri ou n’ont pas pro­créé, l’autre a retrou­vé en peu de tempe les formes et les capa­ci­tés de ses ancêtres.

Rien de plus incon­tes­table. Rien de plus logique.

En serait-il de même pour l’homme ? Conquer­rait-il, libre, le pou­voir et le vou­loir de vivre sans gou­ver­ne­ment ni lois ? Qui pour­rait en dou­ter sans se voir obli­gé de nier la Science, le Pro­grès et des faits dument véri­fiés, — ce qui serait démence ou sottise.

Oui, vienne la fin de toutes les auto­ri­tés, — source de toutes les exploi­ta­tions, — vienne l’A­nar­chie, et les hommes se feront à la Liber­té comme ils se sont fait à l’op­pres­sion. Certes, quelques-uns — les moine aptes —dis­pa­raî­tront dans la tour­mente qui pré­cé­de­ra ; mais les autres — les plus aptes — auront enfin conquis le droit d’é­vo­luer vers le Mieux par gra­da­tions, sans secousses et sans réactions.

G. Deherme

  • 1
    F. Bas­tiat. ― Les Har­mo­nies éco­no­miques.
  • 2
    Idem.

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