La Presse Anarchiste

L’Anarchie ou individualisme social (2)

L’homme libre, entière­ment libre de ses actes, est chose utopique affir­ment les censeurs de l’A­n­ar­chie. Eh bien, nous qui procla­m­ons la supré­matie du principe de lib­erté et qu’anime surtout un ardent désir d’en jouir pleine­ment, nous pen­sons qu’il ne sera réelle­ment la cheville ouvrière de l’hu­man­ité que lorsque les indi­vidus n’obéiront qu’a leur volon­té, à leur sen­ti­ment naturel ; nous pen­sons que la lib­erté, espèce de Terre promise depuis des siè­cles, et encore des siè­cles, ne sera véri­ta­ble­ment notre lot que lorsque nous pour­rons en jouir sans l’assen­ti­ment d’autres hommes ; nous pen­sons enfin que la lib­erté ne peut avoir d’autres lim­ites que les obsta­cles naturels qui peu­vent s’op­pos­er à son exer­ci­ce ; et, dis­ons-le tout de suite, s’il y a des obsta­cles naturels, nous n’en voyons d’autres en cette matière que le respect des per­son­nes et de leur volon­té, — non pour elles mais pour soi.

Dans une société sans gou­verne­ments, sans chefs et sans lois, ayant pour base économique l’u­ni­ver­sal­i­sa­tion des biens et instru­ments de tra­vail, chaque indi­vid­u­al­ité ne sen­tant plus der­rière elle ni insti­tu­tions, ni lois, ni aucune autre force de con­ven­tion pou­vant favoris­er des des­seins cupi­des par le jeu de leur véri­ta­ble expres­sion ou le hasard d’une appli­ca­tion sub­or­don­née a l’ig­no­rance ou au caprice des fonc­tion­naires ; dans une var­iété, voulons nous dire, où l’in­di­vidu n’au­rait, au milieu de ses sem­blables, d’autres lois et d’autres juges que ses actes, il est hors de doute qu’au lieu de voir comme aujour­d’hui des mag­is­trats et des fonc­tion­naires, guidés par esprit de cor­po­ra­tion ou le besoin de con­serv­er une sinécure, appli­quer des lois et des règle­ments qu’ils con­sid­èrent bien sou­vent comme absur­des et iniques ; il est hors de doute qu’au lieu de voir des mil­liers d’hommes suc­comber péri­odique­ment par le feu et le fer des batailles et quo­ti­di­en­nement par la mis­ère et la faim ; il est hors de doute qu’au lieu de voir l’hu­man­ité rongée par le fonc­tion­nar­isme et le par­a­sitisme cap­i­tal­iste, hon­nie, vilipendée, flétrie par ceux qui la gou­ver­nent ; il est hors de doute enfin que cha­cun de nous, libre comme l’air que rien ne con­trarie ou pro­tège, ne pour­rais nuire à autrui par la seule rai­son que, sans lois et sans insti­tu­tions, toute atteinte à l’in­térêt d’autrui ne man­querait pas d’être suiv­ie de justes représailles.

Puis, par ses pro­grès et sa dif­fu­sion, la sci­ence ne per­met plus aujour­d’hui au fort de se pass­er du faible, à l’in­tel­li­gence dévelop­pée de dédaign­er la bornée.

La dis­pari­tion de la société actuelle et, par suite inévitable, l’en­traine­ment au mal qu’elle offre d’une part, de l’autre, le sen­ti­ment de con­ser­va­tion, le besoin de jouir et la pos­si­bil­ité de le faire dans une société où l’im­pos­si­bil­ité d’a­mass­er, d’ac­quérir oblige de tout con­som­mer, sont indis­cutable­ment le frein le plus puis­sant con­tre la cupid­ité et l’aveuglement.

Œuvre de la nature, l’in­di­vidu vaut l’in­di­vidu. Nul n’est tenu d’obéir à son sem­blable ; voilà, briève­ment exposées, les bases sur lesquelles repose l’A­n­ar­chie, voilà ce qu’un grand nom­bre con­tes­tent et que d’autres croient inac­cept­able, —au moins pour la généra­tion actuelle.

Certes, notre opin­ion peut paraître para­doxale et cepen­dant, si nous con­sul­tons les indi­vidus, si nous nous con­sul­tons plutôt, cha­cun de nous déclare qu’il vaut ses conci­toyens ; et c’est vrai ; c’est vrai puisque, si nous retran­chons les par­a­sites, con­séquence fatale de toute société hiérar­chique­ment établie, si nous retran­chons les inutiles, c’est-à-dire les nuis­i­bles, si nous retran­chons, en un mot, ceux qui vivent du labeur d’autrui ou dont la besogne con­siste à servir d’in­ter­mé­di­aires, tou­jours onéreux, entre la pro­duc­tion et la con­som­ma­tion, nous con­sta­tons que l’ingénieur, l’ar­chi­tecte, l’écrivain, le savant ne peu­vent rien sans le tra­vailleur manuel ; de même que celui-ci est impuis­sant aujour­d’hui sans l’aide de son com­pagnon de la pen­sée et de la sci­ence. Ces ouvri­ers ne peu­vent s’isol­er, ils sont liés dans la vaste arène de la lutte pour l’ex­is­tence, — ils sont égaux.

La dif­férence qui sem­ble divis­er les hommes n’ex­iste en réal­ité que dans la forme, dans les développe­ments de leurs moyens, et non dans leur essence. Pour mieux dire, l’hu­man­ité est sem­blable à la matière dont les molécules dif­férent et vari­ent dans leur vol­ume, dans leur nuance et dans la posi­tion qu’elles occu­pent, mais d’une même qual­ité. Toutes con­courent, toutes sont indis­pens­ables à son être, — elles ont une même valeur, elles sont égales. Mais, dis­ent nos con­tra­dicteurs, dans cette société, à quoi sert l’in­tel­li­gence, que devient-elle, quelle est sa récom­pense ? Sa récom­pense ! Mais, si cette fac­ulté avait droit à une prime, qui serait can­di­dat, qui serait juge?…1Décider en ce cas nous paraît bien dif­fi­cile. Pour l’hon­neur de se voir couron­ner plus intel­li­gent ou pour touch­er la prime, ce qui serait plus pra­tique, les can­di­dats pour­raient être nom­breux ; mais les juges où les prendrait-on ? Qui serait apte à les désign­er, ces hommes capa­bles de déter­min­er exacte­ment le degré d’in­tel­li­gence des sujets, même assez bornés pour se soumet­tre à leur déci­sion ? Et puis, l’in­tel­li­gence, fruit naturel, n’ap­par­tient pas à l’in­di­vidu, mais à tous les indi­vidus ; en la dis­tribuant iné­gale­ment notre mère com­mune, la nature, entend créer l’é­mu­la­tion néces­saire entre les hommes et les excite ain­si à accroître leur bien-être.

Puis encore, n’est-ce pas avec l’aide de tous que cet élé­ment se développe et se pro­duit ? n’est-ce pas l’ensem­ble des êtres humains, c’est-à-dire la société, qui, par l’ou­vrage des vieilles généra­tions, par le sien comme par ses sac­ri­fices, don­nent à l’in­tel­li­gence les moyens de se dévelop­per et grandir ?

N’est-ce pas en effet aux nom­breux moyens de développe­ments : sci­ence, let­tres et arts, legs inal­ién­ables des généra­tions passées dont dis­pose si parci­monieuse­ment la société, que nous devons les génies de la plume, du pinceau et du ciseau ; et que seraient ces artistes sans le laboureur, le maçon, le cor­don­nier, le boulanger, le tailleur, etc.? C’est avec l’aide de la col­lec­tiv­ité, et sec­ondés par les travaux mul­ti­ples de ses mil­lions de bras, que le grand tal­ent, que l’in­tel­li­gence, s’é­clairent et s’él­e­vant, — tous ont donc droit à une part égale de ses œuvres.

Dans la société anar­chiste, dis­ent alors nos con­tra­dicteurs, tous les indi­vidus jouis­sant des mêmes priv­ilèges et des mêmes prérog­a­tives, l’homme dont l’in­tel­li­gence est mieux dévelop­pée, plus habile, mieux doué, voy­ant ses fac­ultés mécon­nues, n’hésit­era pas, devant ce qu’il croit être son mérite, à aban­don­ner, au moins en par­tie, ses pro­jets, per­suadé qu’in­con­nu de tous, leur inexé­cu­tion ne lui attir­era aucun reproche.

Cette objec­tion n’est que vraisem­blable. Elle sup­pose qu’un mis­érable salaire, ou tout autre récom­pense immé­di­ate et étrangère à l’in­di­vidu, sont le naturel et seul mobile de l’ac­tiv­ité ; cela nous sem­ble telle­ment erroné que nous nous con­tenterons de dire qu’au pre­mier rang des intel­li­gences supérieure­ment dévelop­pées et présen­tées aujour­d’hui aux respects et a l’ad­mi­ra­tion des mass­es se trou­vent pré­cisé­ment les hommes dont l’œu­vre fut avant leur mort presque tou­jours mécon­nue ; l’i­nat­ten­tion de leurs con­tem­po­rains n’a point fer­mé leur cerveau ou paralysé leur bras ; leur œuvre est supérieure à celles des médi­ocrités flagornées et déi­fiées durant leur vie.2À ce pro­pos dis­ons que le Dieu du ciel n’ex­iste plus que dans les imag­i­na­tions bornées ou pétries par les mômeries religieuses ; mais, à la croy­ance inepte de l’ex­is­tence d’un mon­sieur sans os et sans chair, a suc­cédé aujour­d’hui le culte de ceux qui, pour un grand nom­bre, se sont tail­lés une répu­ta­tion au préju­dice des nations qui ont eu le mal­heur de servir leurs desseins.
Le dieu incon­cev­able est expul­sé de la terre ; mais, en plâtre ou en bronze, chaque vil­lage a le sien. Sous divers­es formes : général, char­la­tan ou avo­cat, le bour­geois jaloux veut se faire ador­er ; il a sans doute l’e­spoir de sub­stituer aux mytholo­gies suran­nées des croy­ances qui, pour n’être pas moins bêtes, seraient plus mod­ernes. Oh alors ! Les généra­tions futures, igno­rant Momus, le dieu bouf­fon mais spir­ituel, sac­ri­fieront à M. Paulus, le comique imbé­cile ; Mars oublié, Boulanger ou de Molke seront le dieu des batailles ; et, dans un autre ordre les pleu­tres invo­queront Fer­ry ; et Rochefort déi­fié, ten­ant pour plume un bâton merdeux de sa main droite, inspir­era les meilleures cri­tiques.
Celles-ci dis­parais­sent à la mort, ceux-là passent à la postérité.

(à suiv­re)

Jean-Bap­tiste Louiche


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