L’homme libre, entièrement libre de ses actes, est chose utopique affirment les censeurs de l’Anarchie. Eh bien, nous qui proclamons la suprématie du principe de liberté et qu’anime surtout un ardent désir d’en jouir pleinement, nous pensons qu’il ne sera réellement la cheville ouvrière de l’humanité que lorsque les individus n’obéiront qu’a leur volonté, à leur sentiment naturel ; nous pensons que la liberté, espèce de Terre promise depuis des siècles, et encore des siècles, ne sera véritablement notre lot que lorsque nous pourrons en jouir sans l’assentiment d’autres hommes ; nous pensons enfin que la liberté ne peut avoir d’autres limites que les obstacles naturels qui peuvent s’opposer à son exercice ; et, disons-le tout de suite, s’il y a des obstacles naturels, nous n’en voyons d’autres en cette matière que le respect des personnes et de leur volonté, — non pour elles mais pour soi.
Dans une société sans gouvernements, sans chefs et sans lois, ayant pour base économique l’universalisation des biens et instruments de travail, chaque individualité ne sentant plus derrière elle ni institutions, ni lois, ni aucune autre force de convention pouvant favoriser des desseins cupides par le jeu de leur véritable expression ou le hasard d’une application subordonnée a l’ignorance ou au caprice des fonctionnaires ; dans une variété, voulons nous dire, où l’individu n’aurait, au milieu de ses semblables, d’autres lois et d’autres juges que ses actes, il est hors de doute qu’au lieu de voir comme aujourd’hui des magistrats et des fonctionnaires, guidés par esprit de corporation ou le besoin de conserver une sinécure, appliquer des lois et des règlements qu’ils considèrent bien souvent comme absurdes et iniques ; il est hors de doute qu’au lieu de voir des milliers d’hommes succomber périodiquement par le feu et le fer des batailles et quotidiennement par la misère et la faim ; il est hors de doute qu’au lieu de voir l’humanité rongée par le fonctionnarisme et le parasitisme capitaliste, honnie, vilipendée, flétrie par ceux qui la gouvernent ; il est hors de doute enfin que chacun de nous, libre comme l’air que rien ne contrarie ou protège, ne pourrais nuire à autrui par la seule raison que, sans lois et sans institutions, toute atteinte à l’intérêt d’autrui ne manquerait pas d’être suivie de justes représailles.
Puis, par ses progrès et sa diffusion, la science ne permet plus aujourd’hui au fort de se passer du faible, à l’intelligence développée de dédaigner la bornée.
La disparition de la société actuelle et, par suite inévitable, l’entrainement au mal qu’elle offre d’une part, de l’autre, le sentiment de conservation, le besoin de jouir et la possibilité de le faire dans une société où l’impossibilité d’amasser, d’acquérir oblige de tout consommer, sont indiscutablement le frein le plus puissant contre la cupidité et l’aveuglement.
Œuvre de la nature, l’individu vaut l’individu. Nul n’est tenu d’obéir à son semblable ; voilà, brièvement exposées, les bases sur lesquelles repose l’Anarchie, voilà ce qu’un grand nombre contestent et que d’autres croient inacceptable, —au moins pour la génération actuelle.
Certes, notre opinion peut paraître paradoxale et cependant, si nous consultons les individus, si nous nous consultons plutôt, chacun de nous déclare qu’il vaut ses concitoyens ; et c’est vrai ; c’est vrai puisque, si nous retranchons les parasites, conséquence fatale de toute société hiérarchiquement établie, si nous retranchons les inutiles, c’est-à-dire les nuisibles, si nous retranchons, en un mot, ceux qui vivent du labeur d’autrui ou dont la besogne consiste à servir d’intermédiaires, toujours onéreux, entre la production et la consommation, nous constatons que l’ingénieur, l’architecte, l’écrivain, le savant ne peuvent rien sans le travailleur manuel ; de même que celui-ci est impuissant aujourd’hui sans l’aide de son compagnon de la pensée et de la science. Ces ouvriers ne peuvent s’isoler, ils sont liés dans la vaste arène de la lutte pour l’existence, — ils sont égaux.
La différence qui semble diviser les hommes n’existe en réalité que dans la forme, dans les développements de leurs moyens, et non dans leur essence. Pour mieux dire, l’humanité est semblable à la matière dont les molécules différent et varient dans leur volume, dans leur nuance et dans la position qu’elles occupent, mais d’une même qualité. Toutes concourent, toutes sont indispensables à son être, — elles ont une même valeur, elles sont égales. Mais, disent nos contradicteurs, dans cette société, à quoi sert l’intelligence, que devient-elle, quelle est sa récompense ? Sa récompense ! Mais, si cette faculté avait droit à une prime, qui serait candidat, qui serait juge?…1Décider en ce cas nous paraît bien difficile. Pour l’honneur de se voir couronner plus intelligent ou pour toucher la prime, ce qui serait plus pratique, les candidats pourraient être nombreux ; mais les juges où les prendrait-on ? Qui serait apte à les désigner, ces hommes capables de déterminer exactement le degré d’intelligence des sujets, même assez bornés pour se soumettre à leur décision ? Et puis, l’intelligence, fruit naturel, n’appartient pas à l’individu, mais à tous les individus ; en la distribuant inégalement notre mère commune, la nature, entend créer l’émulation nécessaire entre les hommes et les excite ainsi à accroître leur bien-être.
Puis encore, n’est-ce pas avec l’aide de tous que cet élément se développe et se produit ? n’est-ce pas l’ensemble des êtres humains, c’est-à-dire la société, qui, par l’ouvrage des vieilles générations, par le sien comme par ses sacrifices, donnent à l’intelligence les moyens de se développer et grandir ?
N’est-ce pas en effet aux nombreux moyens de développements : science, lettres et arts, legs inaliénables des générations passées dont dispose si parcimonieusement la société, que nous devons les génies de la plume, du pinceau et du ciseau ; et que seraient ces artistes sans le laboureur, le maçon, le cordonnier, le boulanger, le tailleur, etc.? C’est avec l’aide de la collectivité, et secondés par les travaux multiples de ses millions de bras, que le grand talent, que l’intelligence, s’éclairent et s’élevant, — tous ont donc droit à une part égale de ses œuvres.
Dans la société anarchiste, disent alors nos contradicteurs, tous les individus jouissant des mêmes privilèges et des mêmes prérogatives, l’homme dont l’intelligence est mieux développée, plus habile, mieux doué, voyant ses facultés méconnues, n’hésitera pas, devant ce qu’il croit être son mérite, à abandonner, au moins en partie, ses projets, persuadé qu’inconnu de tous, leur inexécution ne lui attirera aucun reproche.
Cette objection n’est que vraisemblable. Elle suppose qu’un misérable salaire, ou tout autre récompense immédiate et étrangère à l’individu, sont le naturel et seul mobile de l’activité ; cela nous semble tellement erroné que nous nous contenterons de dire qu’au premier rang des intelligences supérieurement développées et présentées aujourd’hui aux respects et a l’admiration des masses se trouvent précisément les hommes dont l’œuvre fut avant leur mort presque toujours méconnue ; l’inattention de leurs contemporains n’a point fermé leur cerveau ou paralysé leur bras ; leur œuvre est supérieure à celles des médiocrités flagornées et déifiées durant leur vie.2À ce propos disons que le Dieu du ciel n’existe plus que dans les imaginations bornées ou pétries par les mômeries religieuses ; mais, à la croyance inepte de l’existence d’un monsieur sans os et sans chair, a succédé aujourd’hui le culte de ceux qui, pour un grand nombre, se sont taillés une réputation au préjudice des nations qui ont eu le malheur de servir leurs desseins.
Le dieu inconcevable est expulsé de la terre ; mais, en plâtre ou en bronze, chaque village a le sien. Sous diverses formes : général, charlatan ou avocat, le bourgeois jaloux veut se faire adorer ; il a sans doute l’espoir de substituer aux mythologies surannées des croyances qui, pour n’être pas moins bêtes, seraient plus modernes. Oh alors ! Les générations futures, ignorant Momus, le dieu bouffon mais spirituel, sacrifieront à M. Paulus, le comique imbécile ; Mars oublié, Boulanger ou de Molke seront le dieu des batailles ; et, dans un autre ordre les pleutres invoqueront Ferry ; et Rochefort déifié, tenant pour plume un bâton merdeux de sa main droite, inspirera les meilleures critiques. Celles-ci disparaissent à la mort, ceux-là passent à la postérité.
(à suivre)
Jean-Baptiste Louiche
- 1Décider en ce cas nous paraît bien difficile. Pour l’honneur de se voir couronner plus intelligent ou pour toucher la prime, ce qui serait plus pratique, les candidats pourraient être nombreux ; mais les juges où les prendrait-on ? Qui serait apte à les désigner, ces hommes capables de déterminer exactement le degré d’intelligence des sujets, même assez bornés pour se soumettre à leur décision ?
- 2À ce propos disons que le Dieu du ciel n’existe plus que dans les imaginations bornées ou pétries par les mômeries religieuses ; mais, à la croyance inepte de l’existence d’un monsieur sans os et sans chair, a succédé aujourd’hui le culte de ceux qui, pour un grand nombre, se sont taillés une réputation au préjudice des nations qui ont eu le malheur de servir leurs desseins.
Le dieu inconcevable est expulsé de la terre ; mais, en plâtre ou en bronze, chaque village a le sien. Sous diverses formes : général, charlatan ou avocat, le bourgeois jaloux veut se faire adorer ; il a sans doute l’espoir de substituer aux mythologies surannées des croyances qui, pour n’être pas moins bêtes, seraient plus modernes. Oh alors ! Les générations futures, ignorant Momus, le dieu bouffon mais spirituel, sacrifieront à M. Paulus, le comique imbécile ; Mars oublié, Boulanger ou de Molke seront le dieu des batailles ; et, dans un autre ordre les pleutres invoqueront Ferry ; et Rochefort déifié, tenant pour plume un bâton merdeux de sa main droite, inspirera les meilleures critiques.