La Presse Anarchiste

La concurrence vitale

Lorsque Malthus, après de pro­fondes études, émit son ter­ri­fi­ant apho­risme : à savoir « Que lorsque la pop­u­la­tion n’est arrêtée par aucun obsta­cle elle va dou­blant tous les vingt-cinq ans et croit en péri­ode selon une pro­gres­sion géométrique », il crut néces­saire de con­clure comme on sait.

Aujour­d’hui, mal­gré quelques clameurs, la loi de pop­u­la­tion a été adop­tée par la grande majorité des philosophes, qui se sont con­tentés de trans­former un peu la conclusion.

Après avoir démon­tre la réal­ité de l’ex­is­tence de cette loi, nous aus­si, nous nous per­me­t­trons d’en mod­i­fi­er la résul­tante. Cette théorie que l’on a si sou­vent jetée dans les jambes de l’A­n­ar­chie, nous voulons la faire nôtre et prou­ver encore une fois, avec son aide, que notre but n’est pas une utopie inac­ces­si­ble, mais une doc­trine indé­fectible et qui aura son jour de réalisation.

Pour établir, et ceci pour nos amis, que la loi de pop­u­la­tion est une vérité indé­ni­able, nous choisirons nos preuves dans les deux règnes de la matière qu’on est con­venu d’ap­pel­er organique1D’après quelques con­tin­u­a­teurs de Dar­win, il n’y a pas de matière organique et inor­ganique. Il n’y a que la Matière. Toutes les dif­férentes formes sous lesquelles elle se présente s’en­chaî­nent et se tien­nent l’une à l’autre, sans dif­férences assez appré­cia­bles pour qu’il soit pos­si­ble de la clas­si­fi­er. De mène, pour les espèces. Du reste, la généra­tion spon­tanée qui est un fait, quoi qu’en puis­sent dire tous les Pas­teur de la sci­ence offi­cielle, ne prou­ve-t-elle pas que la matière, si inor­ganique qu’elle nous paraisse, est virtuelle­ment organique..

Le nat­u­ral­iste Lin­né a cal­culé que, si une plante pro­dui­sait deux graines dans l’an­née, puis cha­cune des nou­velles plantes deux nou­velles graines l’an­née suiv­ante, et ain­si de suite, le nom­bre des plantes s’élèverait à un mil­lion en vingt ans.

Lin­né est encore au-dessous de la vérité, puisqu’aux Indes Ori­en­tales les plantes, qui furent intro­duites lors de la décou­verte du Nou­veau-Monde, cou­vrent déjà tout l’im­mense ter­ri­toire qui s’é­tend du cap Cor­morin à l’Himalaya !

La loi de pop­u­la­tion est encore plus curieuse à exam­in­er dans la Faune.

M. Dar­win prend comme exem­ple l’éléphant qui n’a qu’un petit à la fois ; il sup­pose ensuite que chaque femelle ne pro­duit que trois cou­ples en qua­tre-vingt-dix ans. Au bout de cinq siè­cles, quinze mil­lions d’in­di­vidus n’en seraient pas moins descen­dus de la paire prim­i­tive. Si l’on exam­ine les espèces infin­i­ment plus pro­lifiques, on est stupé­fié de ne pas se voir débor­dé par elles.

Les tau­reaux et les chevaux sauvages, qui pais­sent en trou­peaux innom­brables — A. de Hum­bold estime le nom­bre des chevaux à trois mil­lions, rien que dans les seules pam­pas de la Pla­ta — dans les vastes plaines de l’Amérique du Sud, provi­en­nent d’un petit nom­bre de cou­ples amenés par les Européens à l’époque de la con­quête espagnole.

Ceci n’est rien encore.

« Les harengs femelles de la Manche con­ti­en­nent en moyenne de 29 à 30 mille œufs. Les grands harengs du Nord en ren­fer­ment jusqu’à 68 mille »2De Qua­tre­fages. ― Les ani­maux utiles..

« En admet­tant que chaque puceron donne nais­sance seule­ment à cinquante petits, ce qui est cer­taine­ment au-dessous de la vérité, un seul de ces insectes com­mençant à pro­duire au print­emps se trou­verait, au terme de la belle sai­son, avoir été la souche de plus de qua­tre mil­lions de mil­liards de petits-fils, et cette lignée cou­vri­rait un espace d’au moins quar­ante mille mètres. Si la sur­face entière du globe n’est pas envahie par les pucerons, c’est que de nom­breux et voraces enne­mis veil­lent sans cesse pour les détru­ire »3De Qua­tre­fages. ― Les Méta­mor­phoses.

Oui, de cette mul­ti­pli­ca­tion prodigieuse nait la con­cur­rence vitale (strug­gle for life).

Doit-elle tou­jours exis­ter ? N’y a‑t-il aucun moyen de l’éluder ?

Nier à pri­ori ce phénomène naturel, comme cer­tains social­istes ont cru devoir le foire, serait se cou­vrir de ridicule et éloign­er de notre cause les esprits sérieux. L’é­tudi­er à fond est la seule per­spec­tive raisonnable. C’est ce que nous nous pro­posons de faire.

Il appert, d’après ce que nous venons de dire, que la con­cur­rence vitale pour l’or­dre végé­tal et ani­mal exis­tera tou­jours. Rien ne pour­ra la sus­pendre ni même l’at­ténuer ; au con­traire, elle aura des ten­dances vers l’ex­ten­sion. Tou­jours les « moins aptes » des ani­maux seront détru­its pour la sus­tente des ani­maux « plus aptes » et des hommes ; tou­jours le pin, par exem­ple, qui pro­duit des mil­lions de semences dans sa vie, ne pour­ra pour­tant men­er à bien que la crois­sance de la « plus apte » de ces semences ; tou­jours aus­si la Flo­re aura à se défendre con­tre la Faune.

Jusqu’à présent, pas de con­tra­dic­tion pos­si­ble. Nous sommes d’ac­cord avec les dar­win­istes les plus dar­win­isant. Nous admet­tons que l’homme aura tou­jours à lut­ter con­tre la nature ; mais sera-t-il tou­jours con­traint de lut­ter con­tre lui-même ?

Là est le point où nous nous séparons des trans­formistes. Les végé­taux ne sont ni prévoy­ants ni indus­trieux. Ne vivant que de la sus­tente que la seule Nature leur octroie, ils aug­mentent en pop­u­la­tion sans aug­menter en ressources. C’est ce qui les con­damne à la con­cur­rence vitale, dans tout ce qu’elle a de sauvage et de bar­bare, sans rémis­sion possible.

L’homme, lui, apporte en nais­sant une intel­li­gence et une force d’ac­tiv­ité à ses sem­blables. S’il ne crée pas de la matière, par les ingénieuses com­bi­naisons de son indus­trie, il pro­duit ou développe de l’u­til­ité. Là est sa sauve­g­arde con­tre le strug­gle for life de Darwin.

En effet, comme l’a très bien démon­tré Proud­hon, qu’im­porte que la pop­u­la­tion aug­mente dans une pro­por­tion géométrique dont le pre­mier principe est 2, si les pro­duits du tra­vail aug­mentent dans une pro­por­tion géométrique dont le pre­mier principe est 3.

Ceci est irréfutable.

Sup­posons que le pro­duit du tra­vail d’un homme soit équiv­a­lent à la con­som­ma­tion de sa famille. Quand il meurt, il laisse deux garçons. À pre­mière vue, il sem­ble qu’ils pro­duiront à eux deux pour deux familles. C’est une erreur, ils pro­duiront pour trois. Étant deux, ils pour­ront déjà com­mencer à divis­er leur tra­vail : il sera donc plus riche en résul­tat ; ensuite, l’ex­péri­ence de leur père est aug­men­tée de la leur : ils ont donc réfor­mé leurs out­ils et trou­vé d’autres com­bi­naisons. Leurs qua­tre enfants, en con­tin­u­ant la pro­gres­sion, pro­duiront pour six familles. Les huit enfants de ceux-ci pro­duiront pour douze familles, et ain­si de suite. Plus la pop­u­la­tion sera nom­breuse, plus elle sera riche4Ici, nous devons met­tre en garde nos cama­rades con­tre l’u­topisme. Qu’ils ne s’y mépren­nent pas, si l’on n’y remédie à temps, à une époque évidem­ment très éloignée de nous, la pop­u­la­tion devien­dra telle­ment dense que la loi de pro­duc­tion devien­dra sans effet et que, de nou­veau, le ter­ri­ble com­bat pour la vie se livr­era entre les hommes. Fort heureuse­ment, nous n’en sommes pas là. Chaque généra­tion a sa tâche, accom­plis­sons la nôtre. Nos arrière-neveux sauront exé­cuter la leur..

La con­cur­rence vitale ne doit donc pas exis­ter entre les hommes ; mais il serait absurde de la nier. Oui, les hommes devront tou­jours, éter­nelle­ment, lut­ter pour acquérir la sat­is­fac­tion de leurs besoins ; mais pas entre eux, puisque, comme nous l’avons démon­tré, ce serait mécon­naitre leurs intérêts.

Tra­vailler, chercher, penser, c’est la loi de pro­grès dévelop­pée par la con­cur­rence vitale. S’en­tretuer, c’est la loi de bar­barie, laque­lle est l’in­cré­ment d’une Société ne répon­dant plus aux besoins de ses membres.

La con­cur­rence vitale stim­u­lant le Pro­grès, c’est la seule qui devrait exis­ter. Quant à l’autre, celle qui pré­domine aujour­d’hui, elle n’est que la résul­tante de la Société que nous com­bat­trons sans trêve, jusqu’à ce qu’elle dis­paraisse ; — elle cessera avec.

G. Deherme.


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