La Presse Anarchiste

Tristesse de Claudius

I

Ce jour-là, Claudius vaguait, grelot­tant et affamé. Sa tête désola­tive et basanée, ses regards para­doxale­ment aigus inquié­taient les pas­sants et les bijoutiers.

― J’ai froid, dis­ait-il, je sens les nerfs se con­tracter en moi. Mon cœur se blot­tit sous ma douloureuse mamelle, et il est des gens qui, les pieds au feu, dis­ent avec un épais sourire : « En vérité, l’hiv­er est doux ! »

Oh qui leur appren­dra l’âcreté du vent de décem­bre, avec ses bais­ers cor­rosifs comme un fer rougi !

II

Il y a là-bas, — par delà la Seine, — des ours et des tigres logés, nour­ris, chauf­fés aux frais de l’É­tat. Ce n’est pas moi qui obtiendrai jamais une sem­blable sinécure !

Je n’ai qu’une mis­érable gue­nille pour cou­vrir con­grû­ment mon anguleuse char­p­ente, et je vois un ser­pent qui a deux cou­ver­tures de laine ! Si je lui en pre­nais une on m’ar­rêterait. Les enfants ont des brioches pour les ours, et les hommes n’ont pas de pain pour moi.

Que ne suis-je un ours !

III

Puis Claudius, pour aller ren­dre ses devoirs à un cara­bin de ses amis, se dirigea vers l’am­phithéâtre d’un hôpital.

Là gri­maçaient — puants et char­cutés — une douzaine de cadavres.

― Quand je serai mort, pen­sa Claudius, il me sem­ble que je n’a­ban­don­nerai pas aus­si lâche­ment mon corps. Si laid qu’il soit, c’est la moitié de moi-même. Si la mort n’é­tait pas le néant, l’e­sprit de ces hommes viendrait chercher leur cadavre. Et aperce­vant, dans un coin, un oublié que le scalpel ne devait entamer que le lende­main, il s’ap­procha pour causer avec lui.

IV

C’avait été une belle nature d’homme. Il parais­sait bien con­sti­tué, et la vigueur sem­blait courir encore dans ses mus­cles d’acier.

Les ongles de la mis­ère avaient dû s’é­mouss­er con­tre cette puis­sante poitrine… Quel avait donc été le poi­son dévas­ta­teur de cette exis­tence ter­rassée ? quelle force incon­nue avait pu l’en­tamer — ce mon­u­ment humain ?

V

Claudius soule­va le drap qui recou­vrait le cadavre, et il aperçut un tatouage sur le bras droit, qui retombait comme au tronc d’un chêne la branche qu’a brisée la tempête.

Au-dessus d’un cœur per­cé d’une flèche étaient écrits ces mois :

Désirée, à toi pour la vie !

― Où étiez-vous, femme, quand cet homme est mort, et pourquoi votre amour n’a-t-il pas obom­bré la vie qu’il vous avait confiée ?

Si vous l’aviez aimé, vous vous seriez ven­due pour racheter son corps.

Cette fille que cha­cun butine sur sa route, peut-être est-ce là Désirée ?

Cette men­di­ante aux yeux pleureurs, aux lèvres bleuies, c’est Désirée peut-être ?

Chose triste que ces amours qui ont fini à l’am­phithéâtre ! Amours ?

VI

Claudius avait le cœur gros quand il sor­tit de la. Ses noirs cheveux pleu­vaient en désor­dre sur son front obscurci.

La calme lour­deur de la com­patis­sance avait rem­placé chez lui les pensers haineux et les sauvages désolations.

— Ce rose tableau, mur­mu­ra-t-il, m’a fer­mé l’ap­pétit, et je n’au­rai, de ce soir, point besoin de manger. Voilà comme on économise !

VII

Le lende­main, on le trou­va mourant de froid sous une arche du Pont-Neuf.

On le trans­porta à l’hôpi­tal de la Char­ité. C’est là seule­ment qu’il devait mourir.

Cette puis­sante nature s’est éteinte sans souffrance.

Avant de ren­dre le dernier souf­fle, il a tourné sept fois sa langue dans sa bouche selon le pré­cepte du Sage.

Il a mau­dit le siè­cle parâtre qui avait à peine jeté une gue­nille sur sa nudité ; il a mau­dit sa mère parce qu’elle lui avait don­né la vie, et la société parce qu’elle la lui avait ôtée.

Puis, le regard calme et le front sere­in, ser­rant la main de son dernier ami, il s’est à jamais endor­mi en blas­phé­mant. C’est ain­si qu’on meurt aujour­d’hui. Le décourage­ment a souf­flé sur notre ardente jeunesse.

L’in­tel­li­gence est une mal­adie qui tue le corps. Il ne faut sen­tir et com­pren­dre que pour arriv­er à nier le sen­ti­ment et la pensée.

L’homme est né pour ses plaisirs, et les mis­ères même attachées à sa triste con­di­tion lui font une loi de se dis­traire et de se consoler.

L’ar­bre est heureux dans sa foret, le croc­o­dile vit sans souci sur les bor­ds sablon­neux des fleuves de l’Afrique, et le cra­paud meurt cen­te­naire sous le cres­son chevelu que caresse l’eau qui court.

Soyons — le plus qu’il se pour­ra — végé­tal et ani­mal. C’est le le bon­heur. Claudius était un peu mort de faim avec tous ces poètes de 1830, ath­lètes vail­lants que la foule n’a pas applaud­is — et qui cepen­dant sont tombés eu souriant.

Au seuil de la vie, alors que la jeunesse à ses yeux éblouis et char­més enchan­tait l’hori­zon, Claudius avait voulu escalad­er le ciel.

« Puisque Dieu s’est fait homme, écrivait-il, pourquoi l’homme à son tour ne se ferait-il pas Dieu ? »

Et il dres­sa con­tre les nuages la grande échelle de la philosophie.

Puis, quand il se lança pour en gravir les degrés, il retom­ba lour­de­ment sur la terre et, seule­ment alors, il s’aperçut qu’il y man­quait les éch­e­lons d’en bas.

La sci­ence est le brasi­er où se con­sument nos croy­ances. Claudius n’y put pas vivre, — moins fort en cela que Abet­né­go qui s’est promené les bras croisés dans une fournaise.

Qu’im­porte un nom de plus aux pages de notre his­toire ? Oublions Claudius.

Il a défendu qu’on priât pour lui !

Aurélien Scholl.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom