La Presse Anarchiste

La musicomanie

Il est tou­jours fort ennuyeux de prendre des airs de sapience et de jouer au cen­seur. — « Toute véri­té n’est pas bonne dire » affirme un vieil adage. — Mais pour la cri­tique il est des devoirs qui s’im­posent, comme celui de s’at­ta­quer aux petites fai­blesses humaines et d’en signa­ler les dan­gers ; dût son auteur s’a­néan­tir sous le dédain ou le mépris de ceux qu’elle tend à prévenir.

La manie de la musique a enva­hi cette fin de siècle. — Et les plaintes qu’on élève contre cette insi­pide mono­ma­nie seraient insi­gni­fiantes si elles n’a­vaient pour rai­son que l’é­ner­ve­ment latent dans lequel sont tenus par­tout, au res­tau­rant, au café, dans les rues et car­re­fours, les êtres suf­fi­sam­ment mal orga­ni­sés pour ne pas res­sen­tir toutes les jouis­sances que pro­cure l’har­mo­nie. Il y a plus : la musi­co­ma­nie est un des pires adver­saires du socia­lisme. Il faut y prendre garde.

Avec l’i­nepte créa­tion des bataillons sco­laires, des socié­tés de tir et de gym­nas­tique, se sont fon­dées par­tout, depuis quelques années. des socié­tés musi­cales. Pas le plus petit vil­lage qui n’ait son orphéon, sa cho­rale et leurs ban­nières déco­raillées, plus un ado­les­cent qui ne file des si bemol, qui ne siffle, souffle ou cogne d’un ins­tru­ment quel­conque. L’u­sine et l’a­te­lier sont à peine déver­rouillés, la nuit n’a pas plus tôt convié au repos le cam­pa­gnard que, piqués de la taren­tule, tous se jettent dans au ramol­lis­sante étude du doig­té et de l’ac­cord tin­ta­mar­resque, par un besoin mal com­pris de satis­faire à l’a­cui­té ner­veuse sus­ci­tée par un labeur abrutissant.

Et il est enra­geant de voir avec quelle âpre­té tous ces mal­heu­reux tra­vaillent à leur affai­blis­se­ment céré­bral. Rien ne coûte : acqui­si­tion de gibernes, de cas­quette. le plus sou­vent de cos­tume ; achat éle­vé d’ins­tru­ment ; coti­sa­tion men­suelle, amendes. À force d’é­co­no­mies et de pri­va­tions ils par­font à tout avec une téna­ci­té exem­plaire. C’est une marotte, une pas­sion, un délire.

Nos bons diri­geants ont vite com­pris tout l’a­van­tage qu’ils pou­vaient tirer d’un sem­blable affo­le­ment. Par leurs dis­cours filan­dreux et l’ap­point de l’argent des contri­buables, ils encou­ragent à cette mono­ma­nie tous les jours gran­dis­sante, dévoyant ain­si les reven­di­ca­tions pro­gres­sives des desi­de­ra­ta pro­lé­ta­riens. « Mieux vaut subir leurs insi­pides concerts que leurs plaintes reven­di­ca­trices » pensent-ils.

Ils savent d’ex­pé­rience que le temps de liber­té lais­sé actuel­le­ment au tra­vailleur ne lui per­met guère plu­sieurs occu­pa­tions dis­trac­tives à la fois. Et pen­dant que l’a­do­les­cent aiguillonne son cer­veau pour y bour­rer l’i­nu­tile science orphéo­nique, qu’il endo­lo­rit le peu d’éner­gie qu’il pour­rait retrou­ver aux moments de retour en lui-même, qu’il oublie la triste exis­tence qui lui est dépar­tie dans la Socié­té actuelle, il reste indif­fé­rent et pas­sif. Il passe, igno­rant, à côté de la ges­ta­tion conti­nue à laquelle sont livrés quelques-uns de ses com­pa­gnons de peine, ges­ta­tion à laquelle, inté­res­sé, il pour­rait appor­ter ses connais­sances et son temps mieux employés.

D’ailleurs, en dehors de toutes consi­dé­ra­tions sociales, la musique, art peut-être agréable pour cer­tains, n’est pas un art utile. Entre tous, c’est le seul qui n’ait pas de réflexion effec­tive sur la pen­sée. Son résul­tat n’est qu’une pure sen­sa­tion audi­tive qui, douce, porte à la som­no­lence, qui, tapa­geuse, irrite le sys­tème ner­veux. C’est, en toute occur­rence, un cha­touille­ment désa­gréable dont les chiens — en cela plus expres­sifs que les hommes — savent fort bien don­ner l’i­dée par leurs hur­le­ments plain­tifs. Elle nuit au déve­lop­pe­ment de l’in­tel­li­gence en l’atrophiant.

Jus­qu’à ce jour, les socia­listes sem­blaient être res­tés en dehors du mou­ve­ment musi­co­mane. Cela se com­pre­nait de reste. Bien d’autres occu­pa­tions sont plus sen­sibles à ceux qui songent à une réno­va­tion pro­chaine de la Socié­té. Seules, les réunions se ter­mi­naient par­fois au chant de poé­sies révo­lu­tion­naires dont l’éner­gie expres­sive pal­liait tant bien que mal l’a­mol­lis­sante mélo­die. Mais il parait qu’à pré­sent — et par­mi les anar­chistes encore ! — une cho­rale et une asso­cia­tion de bigot­phones sont en voie de for­ma­tion, si tou­te­fois elles ne fonc­tionnent déjà. C’est à désespérer.

On Connaît à l’a­vance l’ob­jec­tion : la pro­pa­gande ! Eh bien ! l’ob­jec­tion est mau­vaise. On ne fera pas de la bigot­pho­nie ou de l’ac­cord par­fait sans perdre son temps à apprendre un air Pau­lu­sien quel­conque exé­cu­table à grand orchestre, Et qu’on vienne donc par­ler d’é­tudes et de dis­cus­sions sérieuses après ces répé­ti­tions charivariques !

Nous sommes abso­lu­ment contraires à ces inno­va­tions dan­ge­reuses, et nous croyons de notre devoir de crier casse-cou, esti­mant très sérieu­se­ment que cho­rale et bigot­phones ne ser­vi­ront en rien la pro­pa­gande, mais bien plu­tôt qu’ils jet­te­ront du dis­cré­dit sur l’é­cole anar­chique laquelle, cepen­dant, compte dans son sein nombre d’in­di­vi­dus qui, eux, n’au­ront jamais recours à la mélo­pée pour tra­vailler à l’har­mo­nie future.

A. Car­te­ron


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