La Presse Anarchiste

Quelques mots sur l’Anarchie ou Individualisme social (3)

Dirons-nous encore que l’in­ven­teur, le cher­cheur délais­sé, inju­rié même, n’a­ban­donne point pour cela ses pro­jets qu’il emporte très sou­vent au tom­beau, la cupi­di­té de la socié­té hié­rar­chique et gou­ver­ne­men­tale refu­sant presque tou­jours, quand il est pauvre, de l’ai­der dans leur exécution.

À la véri­té et comme il est facile de s’en convaincre à l’aide de la moindre obser­va­tion, l’homme, quand il n’est pas aux prises avec les dures néces­si­tés de la vie ou le spec­tacle de la socié­té actuelle, n’a­git que sous l’in­fluence de son caprice et n’at­tend rien de la recon­nais­sance de ses sem­blables avant et pen­dant la créa­tion de ses œuvres. La plus belle, la plus grande et la seule récom­pense qui nous flatte réel­le­ment, n’est-ce pas la sen­sa­tion, le sen­ti­ment que nous éprou­vons à la vue de notre ouvrage1Même quand le sou­ci du len­de­main nous empoigne, il ne peut nous absor­ber com­plè­te­ment ; notre ouvrage nous pro­cure par­fois d’i­nex­pri­mables sen­sa­tion, nous regar­dons notre œuvre, quelle qu’elle soit, et ne pou­vons nous défendre, ne serait-ce qu’un ins­tant, de nous mirer et admi­rer en elle.; n’est-ce pas pour satis­faire leur vaste ambi­tion de com­man­der au Monde et non pour conqué­rir la recon­nais­sance de leur pays, qu’un César ou un Bona­parte déci­maient les peuples ; n’est-ce pour jouir de la puis­sance de leur parole et non pour sau­ver la tête d’un meur­trier et méri­ter sa recon­nais­sance que les avo­cats les plus élo­quents et les plus connus prennent sa défense et sou­vent lui assurent la vie ; n’est-ce pas encore pour satis­faire leur fatui­té ou leur cupi­di­té, et non pour être utiles à leurs sem­blables et acqué­rir leur recon­nais­sance, que des hommes s’offrent avi­de­ment, à l’aide du suf­frage de quelques-uns, à repré­sen­ter les inté­rêts d’une mul­ti­tude d’autres hommes, oubliant ain­si que les dési­rs et besoins de cha­cun, nés de leur condi­tion et de leur tem­pé­ra­ment, dif­fèrent consi­dé­ra­ble­ment et qu’a­lors nul ne peut que repré­sen­ter et ser­vir ses appé­tits per­son­nels ? Comme c’est aus­si pour satis­faire leur haine des gou­ver­ne­ments et de leur Socié­té, et non pour méri­ter la recon­nais­sance des foules qui ne leur servent que de pré­texte, que les révo­lu­tion­naires mili­tants grondent sur les tri­bunes popu­laires, écrivent, conspirent et pré­parent l’agent, la Révo­lu­tion, qui doit bri­ser l’en­ne­mi et trans­for­mer le vieux Monde.

Reins­dorff, le déca­pi­té de Leip­sig, Cyvoct, Gal­lo et Duval, fana­tiques de la liber­té ense­ve­lis vivants aujourd’­hui dans les geôles de la Répu­blique bour­geoise, n’ont pas obéi à d’autres sen­ti­ments quand ils se sont armés contre l’au­to­cra­tie d’un tyran, les pros­ti­tu­teurs de l’ou­vrière et contre l’a­gio financier.

Par ces quelques exemples qu’il serait fas­ti­dieux de mul­ti­plier encore, il est de toute évi­dence que l’ac­ti­vi­té de l’homme débar­ras­sé du sou­ci de s’as­su­rer le pain quo­ti­dien, de l’homme que le spec­tacle de l’o­pu­lence ne vient point trou­bler et ten­ter, il est enfin de toute évi­dence que son acti­vi­té, son tra­vail n’est point l’es­clave de la recon­nais­sance ou de la récom­pense, qu’il est au contraire uni­que­ment subor­don­né à ses caprices, à la satis­fac­tion de ses dési­rs, c’est-à-dire à son égoïsme et qu’il n’a point de volon­tés mais une volon­té : pro­duire. Uti­le­ment ou à tort, tous les indi­vi­dus s’a­gitent, tra­vaillent ; cet exer­cice est inhé­rent à l’or­ga­nisme de l’être humain, s’y sous­traire serait se sui­ci­der. La réclu­sion rigou­reu­se­ment appli­quée en est un indis­cu­table exemple.

D’autre part, cette loi de l’ac­ti­vi­té est si puis­sante chez l’in­di­vi­du et se mani­feste sous des formes si variées, qu’un mil­lier de volumes ne suf­fi­rait pas à en consi­gner les effets moraux et intel­lec­tuels et les actes ; elle est tou­jours si étrange et si mani­feste que la plus simple obser­va­tion sur notre besogne jour­na­lière nous per­met de consta­ter que tous nos efforts et le tra­vail de notre ima­gi­na­tion tendent a nous créer de nou­veaux besoins, à faire naître de nou­veaux dési­rs que, quand nous le pour­rions, nous ne satis­fai­sons même pas, par la simple rai­son que de plus nou­veaux encore se sont empa­rés de nous et que notre force phy­sique et vitale ne pour­rait résis­ter aux fatigues d’une entre­prise dont l’ob­jec­tif serait d’ab­sor­ber, consom­mer, brû­ler, déran­ger, ren­ver­ser et bri­ser tout ce que l’i­ma­gi­na­tion peut enfan­ter et ce que les sens peuvent ouïr, tou­cher, voir, sen­tir et goû­ter. Telle image, telle pein­ture pla­cée par nous hier dans notre chambre et trou­vée bien, est très mal aujourd’­hui ; tel objet ornant notre che­mi­née, cadeau que nous avions trou­vé superbe, n’est plus qu’un ennui dont la dis­pa­ri­tion nous sou­la­ge­rait ; armé d’une bêche, des­cen­dons-nous au jar­din qu’à peine le tra­vail com­mence nous le vou­drions ache­vé, non par las­si­tude ou paresse, mais pour écrire à un frère, a un parent ou à un ami une lettre sou­vent incom­plète et dont la moi­tié au moins sera illi­sible, parce que les nou­velles qu’il nous a deman­dées nous sont connues et qu’il est sou­ve­rai­ne­ment ennuyeux de se répé­ter ce que l’on sait et que, d’autre part, l’on est à nou­veau pres­sé de se livrer à une autre besogne pour laquelle nous ne serons pas plus conscien­cieux et tout aus­si fou.

Pour nous résu­mer, l’ac­ti­vi­té résul­tante de notre consti­tu­tion céré­brale et ani­male nous pousse cent fois par jour à nous créer de nou­velles occu­pa­tions et autant de fois a les abréger.

Cette étrange insta­bi­li­té, phé­no­mène orga­nique de l’être humain, prouve sur­abon­dam­ment que l’oi­si­ve­té n’est point un pen­chant natu­rel chez l’homme et consé­quem­ment nous oblige à recon­naître que ceux que nous accu­sons de paresse sont en réa­li­té des para­sites s’in­gé­niant et s’exer­çant constam­ment à s’emparer des fruits du labeur du plus grand nombre. Leurs actes sont anti-sociaux, nui­sibles, mais ils n’en sont pas moins l’ef­fet de l’ac­ti­vi­té, comme ils sont la consé­quence de toute socié­té assise sur le droit conven­tion­nel de la pro­prié­té privée.

S’il est en effet des indi­vi­dus qui ne font point œuvre utile de leurs dix doigts, cela tient indu­bi­ta­ble­ment, chez le pro­lé­taire oisif et para­site, à deux causes bien puis­santes : La pre­mière est que le déve­lop­pe­ment et le per­fec­tion­ne­ment de l’ou­tillage méca­nique, par la per­son­na­li­sa­tion de son appro­pria­tion, rejette chaque jour des cen­taines de bras sur le pavé et oblige ain­si ces tra­vailleurs à pour­voir à leur exis­tence par tous les moyens qui leur semblent les plus propres à l’as­su­rer ; puis, peu à peu ils s’ha­bi­tuent dans cet état, ils s’en­fai­néantent et finissent par trou­ver natu­relle une vie qu’ils abhor­raient autre­fois ; la deuxième sub­siste dans l’im­pos­si­bi­li­té, pour les parents ouvriers ou manou­vriers, de prendre soin et conseiller de leur expé­rience leur pro­gé­ni­ture dans sa jeu­nesse, rete­nus qu’ils sont à l’a­te­lier, au champ ou dans le ménage, par un labeur insuf­fi­sant à leur pro­cu­rer le strict néces­saire à la vie ; et alors le spec­tacle de l’o­pu­lence para­si­taire, la vue du bour­geois jouis­seur et gras aidant, le germe de la convoi­tise s’empare des jeunes enfants et les pousse, quand ils sont hommes, à vou­loir jouir à leur tour, per­sua­dés que réus­sir c’est jus­ti­fier, à notre époque, les plus mons­trueux expédients.

Chez le riche, sans être les mêmes quant à leur forme les causes pro­duisent les mêmes effets. On embrasse une pro­fes­sion dite libé­rale ou on devient fonc­tion­naire pour être quelque chose dans un fas­tueux petit tout chè­re­ment inutile. Bête­ment, par sen­ti­ment de classe, on a fait des pro­fes­sions rotu­rières, puis il y a aus­si et sur­tout le besoin de s’en­ri­chir, non que l’on craigne bien sou­vent de n’en pas avoir assez, mais pour en avoir plus que son voi­sin, afin de lui dis­pu­ter la consi­dé­ra­tion dont il jouit, sans même pen­ser un seul ins­tant que le vol sera le moindre moyen et que le but s’at­tein­dra dif­fi­ci­le­ment, atten­du que le mon­sieur envié pense et agit de même, la for­tune qu’il pos­sède et qu’il faut soi­gner ne lui lais­sant pas le loi­sir de pen­ser à faire autre chose. La guerre, la chi­cane, le meurtre, le vol, le men­songe, le par­jure, l’hy­po­cri­sie et l’u­nion légale du moins cupide bour­geois avec une femelle moins bour­geoise que cos­sue n’ont point d’autre cause que l’en­vie de pos­sé­der et pos­sé­der encore ; la loi que vingt-deux mille mes­sieurs vêtus en robe rouge, noire ou en redin­gote appliquent si contra­dic­toi­re­ment en France, n’a pas d’autre but que celui de sanc­tion­ner la pro­prié­té, dont un mil­lier de cabo­tins blan­che­ment cra­va­tés et réunis dans une ou plu­sieurs grandes halles meu­blées de pupitres se font les légistes, pen­dant la durée de débuts au cours des­quels le ridi­cule le dis­pute à la cupidité.

(à suivre.)

Jean-Bap­tiste Louiche

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    Même quand le sou­ci du len­de­main nous empoigne, il ne peut nous absor­ber com­plè­te­ment ; notre ouvrage nous pro­cure par­fois d’i­nex­pri­mables sen­sa­tion, nous regar­dons notre œuvre, quelle qu’elle soit, et ne pou­vons nous défendre, ne serait-ce qu’un ins­tant, de nous mirer et admi­rer en elle.

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