La Presse Anarchiste

Le Syndicalisme d’Industrie en Australie

1Nous traduisons, d’après l’Inter­na­tion­al Social­ist Review, cet arti­cle de Tom Mann qui offre le grand intérêt de nous faire con­naître, dif­férem­ment que ne l’avaient fait les chargés de mis­sions du Musée Social ou du Min­istère du Tra­vail, ce curieux pays aus­tralien dont on nous vante la lég­is­la­tion ouvrière (con­trats col­lec­tifs et arbi­trage oblig­a­toire) et qui serait le pays du « Social­isme sans doctrines »

Le moment est proche où le pro­lé­tari­at aura à fournir son effort suprême pour pren­dre, à lui seul, la respon­s­abil­ité de toute l’or­gan­i­sa­tion com­mer­ciale et indus­trielle. La société actuelle doit néces­saire­ment céder la place à une société nou­velle où les besoins de cha­cun seront sat­is­faits. La valeur de cet ordre nou­veau dépen­dra essen­tielle­ment du degré de con­science où sera par­v­enue la classe ouvrière et de l’ardeur qu’elle met­tra à appli­quer les principes qui assureront l’é­gal­ité économique et sociale.

Mon but, en écrivant cet arti­cle, n’est pas de dévelop­per ces principes ni notre idéal, mais d’ap­pel­er l’at­ten­tion sur les mécan­ismes qu’il est néces­saire de met­tre en œuvre pour attein­dre notre but.

Ce qui est essen­tiel avant tout, c’est la con­science de classe du prolétariat.

Sans cette con­science de classe, c’est-à-dire sans la volon­té et la pos­si­bil­ité pour les ouvri­ers d’a­gir de con­cert en tant que classe con­tre la classe cap­i­tal­iste qui détient le pou­voir, il n’y a rien à faire.

À l’heure actuelle, nous n’avons pas encore acquis cette con­science de la sol­i­dar­ité ouvrière, ni sur le ter­rain économique, ni sur le ter­rain politique.

Jusqu’i­ci, nous nous sommes con­tentés de for­mer des syn­di­cats de métiers (trade-unions), c’est-à-dire des syn­di­cats d’ou­vri­ers qual­i­fiés avec à côté d’eux des syn­di­cats d’ou­vri­ers non qual­i­fiés. Mais la plu­part du temps, cha­cun de ces syn­di­cats s’est for­mé et n’a agi autant que pos­si­ble que pour des reven­di­ca­tions qui lui étaient pro­pres ; dans ces derniers temps, ces syn­di­cats ont un peu élar­gi leur action en se réu­nis­sant en Fédéra­tions de métiers et en Con­fédéra­tions pour s’as­sur­er une cer­taine aide mutuelle dans les moments de lutte.

Mal­gré cela, le syn­di­cal­isme « trade-union­iste » est encore aujour­d’hui établi sur la base d’un cor­po­ratisme étroit et non dans un large esprit d’internationalisme.

En Aus­tralie, plus par­ti­c­ulière­ment, le recours aux tri­bunaux d’ar­bi­trage et aux con­seils du tra­vail pour le règle­ment des con­flits a eu pour résul­tat d’amen­er les dif­férents syn­di­cats à établir des arrange­ments et à sign­er des con­trats qui leur inter­dis­ent d’en­tamer une lutte pen­dant tout le temps que doit dur­er le contrat.

Pas de contrats collectifs

De tels con­trats suff­isent, à eux seuls, à ren­dre impos­si­ble toute man­i­fes­ta­tion de sol­i­dar­ité ouvrière. Les con­trats passés directe­ment entre les syn­di­cats et les patrons, sans l’in­ter­ven­tion des tri­bunaux d’ar­bi­trage ou des con­seils du tra­vail, sont aus­si néfastes et en oppo­si­tion com­plète avec les principes de sol­i­dar­ité. On doit donc les con­sid­ér­er comme l’ob­sta­cle essen­tiel à tout pro­grès du prolétariat.

Il est évi­dent que si l’on con­tin­ue à marcher dans la voie des con­trats avec les patrons, le mou­ve­ment syn­di­cal devien­dra inca­pable d’as­sur­er notre lib­erté économique.

Aucun con­trat ne devrait être con­clu pour de longues péri­odes. Mais, naturelle­ment, des arrange­ments tem­po­raires restent pos­si­bles, à la con­di­tion qu’ils n’aient d’ef­fet que pour le moment même où on les con­clut, lais­sant ain­si les ouvri­ers libres d’en­gager une action d’ensem­ble avec leurs cama­rades de classe.

Les formes de l’in­dus­trie cap­i­tal­iste ont été com­plète­ment boulever­sées durant ces cinquante dernières années. Au début, la bou­tique ou l’ate­lier apparte­nait à un seul indi­vidu qui pre­nait part au tra­vail com­mun et qui était en con­cur­rence avec tous les autres patrons de sa par­tie ; puis se for­mèrent les com­pag­nies anonymes qui prirent la place de l’an­cien patron, dont le rôle fut tenu désor­mais par un directeur et qui réduisent la con­cur­rence entre les grandes firmes cap­i­tal­istes. Main­tenant nous allons vers les trusts et les syn­di­cats dont les opéra­tions cou­vrent non seule­ment des états mais même des con­ti­nents différents.

C’est un pro­grès ana­logue que doit faire l’or­gan­i­sa­tion ouvrière. Tout par­tic­u­lar­isme doit dis­paraître et les organ­i­sa­tions syn­di­cales doivent avoir une action nationale et inter­na­tionale, non pas seule­ment en théorie mais en fait.

Pas de politique dans les syndicats

Il y a encore une autre chose qui tend à semer la dis­corde et non la sol­i­dar­ité, c’est l’oblig­a­tion qu’ont fait cer­tains syn­di­cats à leurs adhérents de suiv­re tel ou tel par­ti politique.

J’ai soutenu vigoureuse­ment, autre­fois, que les organ­i­sa­tions syn­di­cales devraient être l’en­droit où s’ac­quer­raient les con­nais­sances économiques et qu’une place appro­priée devait être don­née aux dis­cus­sions de cet ordre. Je le pense encore, mais je suis absol­u­ment per­suadé que c’est une source de graves dis­cordes que d’ac­cou­pler le poli­tique et l’é­conomique au point de deman­der à un homme de vot­er comme le veu­lent les organ­i­sa­tions syndicales.

Il n’est pas dif­fi­cile de com­pren­dre pourquoi il en est ain­si. Dans les syn­di­cats ou dans toute autre organ­i­sa­tion économique, nous sommes (où nous devri­ons être) pré­parés à enrôler quiconque tra­vaille, quelles que soient sa com­préhen­sion et ses opin­ions sur les sujets poli­tiques ou autres.

Prenez le cas d’un mil­i­tant qui se trou­ve dans un cen­tre indus­triel où il n’y a en fait aucune organ­i­sa­tion. Il aperçoit bien­tôt à quels par­tis il a affaire, tant au point de vue religieux qu’au point de vue poli­tique. Il regarde la com­po­si­tion des assem­blées locales et le car­ac­tère de l’homme poli­tique qui a été élu aux dernières élec­tions. Il en déduit qu’il y a dans cette région tant de réac­tion­naires, tant de libéraux, de par­ti­sans du Par­ti du Tra­vail, de social­istes ; et cha­cun de ces par­tis trou­ve prin­ci­pale­ment ses adhérents dans les rangs ouvriers.

Cela ne doit rien avoir à faire avec l’or­gan­i­sa­tion économique où les tra­vailleurs doivent être enrôlés, quel que soit leur cre­do poli­tique. C’est en devenant mem­bres de l’or­gan­i­sa­tion économique que ces tra­vailleurs fer­ont leur édu­ca­tion en matières économiques et sociales, et c’est là qu’ils trou­veront leur vrai guide pour leur action politique.

Vouloir qu’ils votent tous de la même façon en poli­tique avant qu’ils n’aient reçu l’in­struc­tion néces­saire en matière économique, c’est ajouter aux dif­fi­cultés de l’organisation.

Mal­gré ce qui a été fait et ce qui est encore fait par l’U­nion des Tra­vailleurs Aus­traliens, il est de toute évi­dence que nous devons sépar­er l’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale de l’or­gan­i­sa­tion poli­tique et que notre but doit être d’in­ten­si­fi­er notre action en réduisant les frot­te­ments au minimum.

Je ne désire pas dépréci­er l’ac­tion poli­tique, mais il est de toute néces­sité de dire que pen­dant ces dernières années, une impor­tance tout à fait exagérée a été accordée à l’ac­tion poli­tique ; et bien que le nom­bre de syn­diqués soit aus­si con­sid­érable, ou même plus con­sid­érable main­tenant que les années précé­dentes, le syn­diqué type ne com­prend pas mieux l’im­por­tance fon­da­men­tale et vitale de l’or­gan­i­sa­tion économique et syn­di­cale. Il est bien évi­dent, lorsqu’on écoute dis­courir le politi­cien habituel du Par­ti du Tra­vail, que cet homme est absol­u­ment per­suadé que ce qui est impor­tant, c’est que son Par­ti gagne des sièges au Par­lement et que tout le reste n’est que de la blague.

En réal­ité, c’est tout le con­traire qui est vrai. L’ex­péri­ence de tous les pays mon­tre de la façon la plus con­clu­ante que l’or­gan­i­sa­tion économique, intel­ligem­ment con­duite, a beau­coup plus de poids que l’ac­tion poli­tique, car quel que soit le par­ti poli­tique qui soit au pou­voir, une action syn­di­cale avisée et énergique oblige les politi­ciens à des concessions.

C’est une idée absol­u­ment fausse que de sup­pos­er que le sim­ple retour de mem­bres du Par­ti du Tra­vail ou de social­istes au Par­lement peut amen­er des change­ments économiques pro­fonds, si le peu­ple ne veut pas lui-même, et d’une façon pleine­ment con­sciente, ces change­ments, et si ceux qui le veu­lent ne con­nais­sent pas la valeur de l’or­gan­i­sa­tion économique. Pen­dant ces dernières années, les mil­i­tants de France, d’Alle­magne, d’I­tal­ie et d’autres pays, ont insisté auprès des tra­vailleurs pour qu’ils don­nent plus d’at­ten­tion à l’or­gan­i­sa­tion économique, et ils ont été compris.

En fait, il est cer­tain que sont de plus en plus nom­breux les mil­i­tants de la Révo­lu­tion qui éprou­vent un mécon­tente­ment crois­sant con­tre le Par­lement et qui aspirent à l’époque où les Par­lements, tels que nous les con­nais­sons, seront rem­placés par le peu­ple qui fera lui-même ses affaires au moyen du Droit d’Ini­tia­tive et du Référendum.

Néan­moins, je ne suis pas un antipar­lemen­taire. J’es­time que nous devons exé­cuter les petits travaux que nous ren­con­trons sur notre route afin de nous ren­dre plus capa­bles de faire tout ce qui devien­dra nécessaire.

Signes d’un prochain changement

Il est encour­ageant pour nous de voir le tour que pren­nent les affaires à Port-Pirie2Port-Pirie est le port d’embarquement des min­erais de Bro­ken Hill. Bro­ken Hill est une mine d’ar­gent qui fut, vers 1890, l’une des plus riche du monde. Ses actions, à cette époque, avaient cen­tu­plé de valeur. Main­tenant que l’on a atteint la zone pro­fonde. min­erais sont moins rich­es. (Note du tra­duc­teur.), dans l’Aus­tralie du Sud. Le comité de l’U­nion des syn­di­cats de cette ville a déjà envoyé une let­tre cir­cu­laire aux dif­férents syn­di­cats de l’Aus­tralie du Sud, où il est dit :

« Pen­dant la lutte que nous sommes en train de men­er con­tre les pro­prié­taires de Bro­ken Hill, nous avons eu ample­ment l’oc­ca­sion de nous assur­er que des syn­di­cats d’in­dus­trie auraient plus de force pour résis­ter aux empiéte­ments de la tyran­nie cap­i­tal­iste mod­erne et pour assur­er aux tra­vailleurs une plus grande part du pro­duit de leur tra­vail. Mon comité a été unanime à arriv­er à cette con­clu­sion que le syn­di­cal­isme de méti­er a survécu à son util­ité, et que le développe­ment indus­triel du vingtième siè­cle demande de la part des tra­vailleurs un sys­tème plus par­fait d’or­gan­i­sa­tion. C’est dans ce but que nous pro­posons, comme étape prélim­i­naire, la tenue d’un Con­grès de Trades-Unions, à Adélaïde, au mois de juil­let prochain. Nous espérons sincère­ment que cette propo­si­tion ren­con­tr­era l’ac­cueil le plus chaleureux de vos mem­bres et qu’une déci­sion immé­di­ate sera prise. »

Ce Con­grès pour­rait, à mon avis, dis­cuter et pren­dre les réso­lu­tions suiv­antes : « Les syn­di­cats de méti­er, séparés les uns des autres, tels qu’ils exis­tent actuelle­ment, sont inca­pables de com­bat­tre effi­cace­ment le sys­tème cap­i­tal­iste qui pèse actuelle­ment sur le monde civil­isé. Il doit donc être apporté aux syn­di­cats exis­tants des mod­i­fi­ca­tions et des change­ments qui les ren­dent capa­bles de con­stituer une véri­ta­ble Fédéra­tion de toutes les organ­i­sa­tions, et cette Fédéra­tion aurait le pou­voir d’a­gir au nom de tous en matière économique.

« Le Con­grès invite toutes les sociétés, unions ou asso­ci­a­tions syn­di­cales, à apporter le plus rapi­de­ment pos­si­ble dans leurs statuts les change­ments néces­saires, pour que soient séparés les fonds des ser­vices qui sont habituelle­ment du ressort des mutu­al­ités d’avec le fonds ver­sés pour des buts pure­ment syn­di­caux, et à procéder à la for­ma­tion de Fédéra­tions régionale groupant tous les syn­di­cats, dis­tincts ain­si des Fédéra­tions de métier.

« Un comité pro­vi­soire ou Con­seil sera for­mé dans chaque État (ou, s’il est néces­saire, dans chaque région indus­trielle), pour diriger le tra­vail d’or­gan­i­sa­tion, jusqu’à ce que le mou­ve­ment atteigne une ampleur suff­isante pour jus­ti­fi­er la tenue d’un Con­grès de tous les syn­di­cats d’Aus­tralie ; à ce Con­grès on réglera défini­tive­ment tous les détails con­cer­nant les buts à attein­dre et les méth­odes à employ­er. Les mem­bres qui com­poseront ces Con­seils ou Comités devront appartenir à des syn­di­cats accep­tant les réso­lu­tions ci-dessus.

« Afin d’éviter toutes dis­sen­sions intestines, il est déclaré avant tout que ce mou­ve­ment n’est ni pour ni con­tre la poli­tique, mais qu’il est pure­ment économique et que les mem­bres peu­vent appartenir à l’or­gan­i­sa­tion poli­tique qui leur con­vient, à la con­di­tion que ces organ­i­sa­tions poli­tiques ne s’op­posent pas au but et à l’idéal défi­ni par le Con­grès et indiqué, dès à présent, par les réso­lu­tions précédentes. »

Si les syn­di­cats acceptent d’en­tre­pren­dre une action comme celle qui est indiquée dans les réso­lu­tions précé­dentes, il pour­rait se con­stituer, en très peu de temps, une organ­i­sa­tion infin­i­ment plus puis­sante que n’im­porte quelle autre exis­tant à l’heure actuelle. En tout cas, il est hors de doute que les par­ti­sans des syn­di­cats d’in­dus­trie, en Aus­tralie, sont prêts à étudi­er soigneuse­ment toutes les propo­si­tions sérieuses qui leur seraient soumis­es par leurs cama­rades de Bro­ken Hill et de Port-Pirie.

L’Australie est prête pour les syndicats d’industrie

Ce qui rend aus­si le moment par­ti­c­ulière­ment favor­able, c’est que voici déjà deux ans que l’on dis­cute sur les avan­tages du syn­di­cal­isme d’in­dus­trie, et les esprits sont pré­parés à ce qu’un effort soit ten­té dans le sens que j’indique.

Beau­coup de syn­di­cats des Nou­velles-Galles du Sud et de l’État de Vic­to­ria ont traité la ques­tion et se sont mon­trés bien dis­posés à son égard.

Con­serv­er ses car­ac­tères actuels au syn­di­cal­isme, ce serait nous recon­naître impuis­sants et accepter la tyran­nie cap­i­tal­iste pour l’éternité.

De toutes parts nous voyons les États cap­i­tal­istes se livr­er à des efforts hys­tériques pour pré­par­er la guerre sur une échelle incon­nue jusqu’à ce jour, afin de remédi­er à l’en­com­bre­ment des marchés. Et pour­tant, en Europe et en Amérique, les gens qui meurent de faim et ceux qui meurent de mal­adies con­trac­tées par suite d’une ali­men­ta­tion mau­vaise ou insuff­isante sont en nom­bre si effrayant, que la société actuelle est con­damnée aux yeux de tous les hommes intelligents.

À toutes les épo­ques il y a eu des mil­lions d’hommes qui sont morts avant l’heure parce qu’on n’é­tait pas capa­ble de pro­duire des sub­sis­tances en quan­tité suff­isante, mais jamais jusqu’i­ci on n’avait vu cette con­tra­dic­tion que le peu­ple mourait de faim parce qu’il avait telle­ment pro­duit que les marchés regorgeaient et que les mag­a­sins débor­daient, ce qui l’empêchait de trou­ver du tra­vail et par suite un salaire. D’où pau­vreté, dénue­ment et misère.

Cette sit­u­a­tion ne peut pas dur­er. En dépit de la grande igno­rance, il y a tout de même déjà de par le monde trop d’in­tel­li­gence et de courage pour que l’on puisse accepter la dom­i­na­tion et l’ex­ploita­tion d’une classe qui pro­duit de tels phénomènes.

Or donc, cama­rades, tra­vail­lons comme des hommes courageux et éclairés, soyons heureux qu’il nous soit per­mis de pren­dre part à cette grande œuvre de l’é­man­ci­pa­tion sociale et économique ; car vrai­ment il n’y a pas d’œuvre plus méri­tante, plus haute, plus sainte qui puisse sol­liciter les fac­ultés d’un homme.

Tom Mann
(Tra­duc­tion de R. Louzon.)


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