La Presse Anarchiste

L’insurrection de Barcelone

Fer­rer vient d’être fusil­lé. Tout ce qui pense en Europe a man­i­festé son indig­na­tion con­tre cet assas­si­nat poli­tique. Mais il serait fâcheux pour la classe ouvrière française qu’elle se con­tentât d’un accès de généreuse colère et ne gardât de ce som­bre drame que le sou­venir d’un auto­bus en flammes et d’une imposante man­i­fes­ta­tion. L’« His­toire, comme dit Judet, a com­mis sou­vent de tels crimes, et l’His­toire recom­mencera tou­jours ». C’est prob­a­ble­ment parce que le peu­ple mal aver­ti ignore tou­jours les règles du jeu poli­tique et les rus­es des politi­ciens. Il est plus facile de s’indign­er con­tre les événe­ments que de les com­pren­dre. Essayons.

L’in­sur­rec­tion de Barcelone est un des faits les plus instruc­tifs qui soient : parce que jamais aucune révo­lu­tion n’a ren­con­tré des cir­con­stances aus­si favor­ables à sa réus­site et parce qu’au­cune n’a aus­si rapi­de­ment et aus­si com­plète­ment échoué.

L’engrenage militaire

J’ai racon­té dans le pre­mier numéro de la Vie Ouvrière com­ment un syn­di­cat de financiers français sous M. Éti­enne, et un syn­di­cat de cap­i­tal­istes espag­nols sous le mar­quis de Romanones désir­ant exploiter tran­quille­ment les mines du Riff per­suadèrent au gou­verne­ment de Madrid de faire au Maroc une « petite expédi­tion ». Ce devait être une sim­ple opéra­tion de police, juste de quoi s’emparer des mines, met­tre les Mau­res à la rai­son, et don­ner un peu de gloire et de galons à quelques généraux et faire gag­n­er quelques mil­lions aux fab­ri­cants de canons et de mitrailleuses. Bref, une opéra­tion de tout repos.

C’est tou­jours la même illu­sion. Nos officiers, fiers de leurs armes à tir rapi­de, de leurs sol­dats dis­ci­plinés à la prussi­enne, s’imag­i­nent tou­jours ne faire qu’« une bouchée » des sauvages qui n’ont point astiqué des cuirs pen­dant deux ans dans une caserne et dont les chefs n’ont point pâli sur les gros bouquins de l’É­tat major allemand.

Ils ne s’aperçoivent pas que le fusil à répéti­tion et à longue portée a ren­du toute sa valeur à l’ini­tia­tive, indi­vidu­elle du sol­dat, et qu’un Maro­cain bon tireur, habitué à se « défil­er » der­rière le moin­dre repli de ter­rain, dressé à la guerre d’embuscade par les inces­santes luttes entre tribus, est un sol­dat autrement entraîné qu’un laboureur de Beauce, ou un ouvri­er d’usine.

Le général Mari­na ne tar­da pas à en faire l’ex­péri­ence. Les colonnes ne pou­vaient s’é­carter à quelques kilo­mètres de Melil­la sans tomber dans un guet-apens. Sur les flancs du mont Gourougou, der­rière chaque pierre, était tapi un Maro­cain qui, froide­ment, abat­tait à bonne dis­tance officiers et sol­dats qui ne pou­vaient charg­er un enne­mi invisible.

Bien­tôt Melil­la était men­acée ; sur toute la côte, à la Reslin­gua, au Cap de l’Eau, à Penon de la Gomera, à Alhuce­mas, partout les Maro­cains attaquaient les pos­ses­sions espagnoles.

Le 21 juin, le général Mari­na demandait 10.000 hommes de ren­fort ; tout le Riff était soulevé, et les jour­naux mil­i­taires prévoy­aient déjà l’en­voi de 20.000 et de 40.000 hommes. C’é­tait une vraie guerre qui commençait.

Tout de suite, ces nou­velles provo­quèrent dans le peu­ple un vif mécon­tente­ment. L’Es­pagne n’a pas eu de chance en ces derniers temps avec les guer­res colo­niales. Il n’est presque pas une famille qui n’ait lais­sé un fils sur les champs de Cuba et des Philip­pines, et le fameux « embouteil­lage » de la flotte à San­ti­a­go, les défaites mêmes des généraux à Melil­la en 1893 ont fort dimin­ué l’in­stinct de con­quête chez les Espagnols.

Au reste, pourquoi cette cam­pagne au Maroc ?

Pour s’emparer des mines de fer ? Mais l’Es­pagne en a à ne savoir qu’en faire, elle les laisse exploiter par des étrangers. Les ter­res andalous­es sont plus fer­tiles que celles du Riff et ne sont même pas mis­es en valeur.

Aucun intérêt général ne jus­ti­fi­ait cette expédi­tion que tout por­tait à prévoir sanglante et coû­teuse. Et l’on peut croire que l’opin­ion entière eût crié : halte ! au général Mari­na, si les « class­es dirigeantes » avaient dû par­ticiper aux dan­gers de la guerre. Mais il n’en était rien.

Une armée de prolétaires

L’Es­pagne est sous le régime du ser­vice mil­i­taire pour tous : mais la loi admet le « rem­place­ment ». Moyen­nant une somme de 1.100 à 1.500 pese­tas (800 à 1.200 francs) on peut se faire dis­penser de tout service.

Ain­si les « pau­vres dia­bles », paysans et ouvri­ers, sont seuls appelés à l’hon­neur de vers­er leur sang pour la patrie. Quant aux class­es aisées qui sont aus­si les « classe dirigeantes » elles peu­vent sans trop de dif­fi­cultés approu­ver une guerre même inutile dont les risques ne sont pas pour elles.

Seule­ment, ce sys­tème a un grave défaut, c’est qu’il réduit con­sid­érable­ment le nom­bre des hommes sous les armes.

Si tout Espag­nol fai­sait ses trois ans de ser­vice mil­i­taire comme le veut la loi, le recrute­ment fourni­rait chaque année env­i­ron 300.000 con­scrits. Mais, grâce au sys­tème des dis­pens­es, les deux tiers au moins sont exemp­tés moyen­nant finances. Puis, comme un sol­dat coûte, bon an mal an, un mil­li­er de francs et que le Tré­sor n’est pas riche, on a pris l’habi­tude de ren­voy­er dans leurs foy­ers « en con­gé » une bonne par­tie du con­tin­gent au bout de deux ans et même de seize mois de service.

Ce qui fait qu’en réal­ité l’Es­pagne, en temps de paix, n’a pas plus de 100.000 hommes sous les armes. Or, voici que le général Mari­na en demandait 20.000, et par­lait de ren­forts pou­vant s’élever à 50.000 hommes. (Ils ont atteint aujour­d’hui ce chiffre.)

Que resterait-il alors pour garder les grandes villes que l’on sen­tait inquiètes et frémis­santes ? Il fal­lait donc, de toute néces­sité, appel­er les réservistes.

C’est ici que les choses com­men­cent à se gâter. Un petit sol­dat de vingt ans, seul dans la vie, sans expéri­ence, bien encadré par ses chefs, se laisse facile­ment con­duire sur un champ de bataille. Mais un homme de 25 à 30 ans, mar­ié, le plus sou­vent père de famille, se laisse plus dif­fi­cile­ment arracher à son com­merce, à son ate­lier, à son champ : il sait que lui par­ti, son entre­prise péri­clit­era, la femme et les enfants pâtiront, et que s’il ne revient pas, c’est la mis­ère prob­a­ble pour les siens. Alors, il réflé­chit, il se demande pourquoi on exige de lui un tel sac­ri­fice, si l’Es­pagne est envahie, si la patrie est men­acée. Or, voilà qu’on lui racon­te il ne sait quelle his­toire d’un Maroc loin­tain, de mines de fer, d’ex­pédi­tions colo­niales dont il ne voit pas l’u­til­ité. Alors il hésite entre son « devoir patri­o­tique » ren­for­cé par la crainte des gen­darmes d’une part, et ses intérêts les plus chers.

Plus décidée, plus pas­sion­née, la femme qui subi­ra directe­ment le con­tre-coup du départ de l’homme et qui pense au pain de ses petits, se révolte et proteste out­re une guerre injuste. Un sig­nal, une heure de faib­lesse de la police et du gou­verne­ment… et le réserviste ne par­ti­ra pas.

Barcelone se soulève

Ce sig­nal, c’est Barcelone qui le don­na. Barcelone est la plus grande ville de l’Es­pagne ; elle a plus d’un mil­lion d’habi­tants, — à peu près le vingtième du pays — ; c’est l’un des meilleurs ports de la Méditer­ranée, une cité indus­trielle, pleine d’usines, avec une pop­u­la­tion ouvrière nom­breuse et mis­érable, ardem­ment tra­vail­lée par les idées révolutionnaires.

Pré­cisé­ment, c’est par Barcelone que le gou­verne­ment com­mença la mobil­i­sa­tion. Certes, M. Mau­ra sen­tait le dan­ger, mais il ne pou­vait agir autrement : le général Mari­na menaçait d’être écrasé par les Maro­cains, il fal­lait lui envoy­er des ren­forts au plus vite, et c’est dans le port de Barcelone que se trou­vent les grands vapeurs qui per­me­t­tent le trans­port rapi­de des troupes en Afrique.

Donc, le 21 juil­let on apprend la défaite subie par le général Mari­na, deux com­pag­nies mas­sacrées jusqu’au dernier homme dans la « gorge du Loup » et les Mau­res à deux kilo­mètres de Melil­la. Le bruit court que les réservistes vont être con­vo­qués. Alors, ce même jour, un soir, à la sor­tie des ate­liers, de nom­breux groupes d’ou­vri­ers descen­dent la rue Saint-Pierre, vers le port, en cri­ant : À bas la guerre !

La police inter­vient, les pre­miers coups de revolver sont tirés. Le 22 au matin les man­i­fes­ta­tions recom­men­cent ; des patrouilles de gen­darmes par­courent la ville. Le 23, les organ­i­sa­tions démoc­rates et social­istes veu­lent pré­par­er un grand meet­ing ; le gou­verne­ment l’in­ter­dit. Défense est faite aux jour­naux de don­ner des nou­velles de la guerre et de par­ler de l’en­voi de ren­forts : on va jusqu’à affirmer que les réservistes ne par­tiront pas en Afrique.

Alors, ne pou­vant pro­test­er ouverte­ment, les mil­i­tants des syn­di­cats, réu­nis en séance secrète le 23 au soir, déci­dent la grève générale pour le 26. Dès le 25, qui était un dimanche, les ouvri­ers de Sabadell, grande ville man­u­fac­turière voi­sine, couraient à la gare, arrê­taient le train de sol­dats par­tant pour Barcelone, coupaient la voie et les fils télégraphiques.

Le lende­main lun­di, dès le matin, un groupe d’hommes et surtout de femmes — (un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire n’est vrai­ment sérieux, a dit Robe­spierre, que lorsque les femmes descen­dent dans la rue) s’en allait d’u­sine en usine débauch­er les ouvri­ers. Le cap­i­taine-général (gou­verneur) sen­tant venir l’émeute se promène sur l’av­enue de la Ram­bla avec une escorte ; on acclame les sol­dats, on hue les gendarmes.

Dès 10 heures, toute la pop­u­la­tion ouvrière est dans la rue ; les voitures ne cir­cu­lent plus. On arrête les tramways dont on enlève les rails. Dans la ban­lieue, à Pueblo Nue­vo, la foule sou­tient à coups de revolver un com­bat d’une heure avec la police. À la gare de Barcelone, un groupe de femmes arrête un train, insulte les chefs, veut empêch­er les sol­dats de par­tir ; il y en a qui se muti­nent. Dans la rue, un offici­er empêche un gen­darme de tir­er sur la foule. À cinq heures, la grève générale est un fait accom­pli ; le gou­verneur proclame l’é­tat de siège.

Mais il n’a que quelques mil­liers de sol­dats et des gen­darmes. L’émeute est maîtresse de Barcelone.

La grève des réservistes

Chose plus grave, comme si le peu­ple un peu partout n’at­tendait que ce sig­nal, la province s’agite. À Gerone, à Reuss, à Alcoy même, dans la province d’Al­i­cante, la grève générale est proclamée ; à Calo­hor­ra (province de Logrona) on brise les aigu­illes des trains, et l’on tire sur la police : il y a des morts et des blessés à Rio­ja ; un peu partout, à Figueras, à Port-Bou, on coupe les fils télé­graphiques, on déboulonne les rails, quelques via­ducs saut­ent. En deux jours, Barcelone est com­plète­ment isolée, les trains qui doivent amen­er les sol­dats au port d’embarquement n’y parvi­en­nent plus.

Alors les paysans, à leur tour, entrent en scène. Tout autant que les ouvri­ers des grandes villes et plus encore peut-être, ils détes­tent cette guerre qui les arrache à leur champ pour un but qu’ils ignorent. À la nou­velle de ce qui se passe à Barcelone, beau­coup déci­dent de rester chez eux. Le 28 juil­let, le Gou­verne­ment appelle sous les armes les réservistes des class­es 1906 et 1907 et les « libérés » de 1908. Aux chefs-lieux de recrute­ment, pas un appelé sur 10 ne se présente, et ceux qui sont venus, se voy­ant seuls, s’en retour­nent. D’autres, en grand nom­bre, passent la fron­tière française. On en sig­nale 1.000 en un seul jour à Port-Ven­dres et à Cette. À Hen­daye, il en arrive 3.000 en quelques jours.

On remar­que que beau­coup de ces déser­teurs sont des paysans carlistes, monar­chistes farouch­es et catholiques fana­tiques. Pour les décider à la « grève mil­i­taire », il n’a pas été besoin d’une longue pro­pa­gande antipa­tri­o­tique — qui d’ailleurs les eût révoltés. Il a suf­fi d’une guerre dont ils ne voy­aient pas le but et de la con­stata­tion que la police et la gen­darmerie étaient impuissantes.

Ain­si, paysans et ouvri­ers, gens des villes et des cam­pagnes, tout le peu­ple, sans dis­tinc­tion d’o­rig­ine de milieux et de croy­ances, était con­tre la guerre prêt à refuser obéis­sance au gouvernement.

Il n’y avait qu’à éten­dre et généralis­er le mou­ve­ment pour trans­former l’émeute en révolution.

Les mil­i­tants ouvri­ers de Barcelone le com­prirent tout de suite. Dès le 23 juil­let, dans une réu­nion secrète qui précé­da l’in­sur­rec­tion, ils avaient arrêté leur plan de campagne.

Il s’agis­sait :

  1.  de mobilis­er la pop­u­la­tion des villes plus avancée et plus excitable, et pour cela de proclamer dans tous les grands cen­tres la grève générale ;
  2. D’oc­cu­per les ouvri­ers oisifs à sabot­er les télé­graphes et couper les prin­ci­pales lignes de chemin de fer afin d’empêcher les mou­ve­ments de troupes du gou­verne­ment con­tre les insurgés.

Alors on pou­vait être sûr que les paysans, trop isolés pour créer le mou­ve­ment, s’empresseraient de le suiv­re en refu­sant de répon­dre aux appels du recrutement.

On savait aus­si que la majorité de la bour­geoisie aisée et libérale était hos­tile à toute expédi­tion colo­niale et unanime­ment favor­able au mou­ve­ment : le maire de Barcelone l’a avoué dans une inter­view parue dans le Jour­nal du 5 août.

On se mit aus­sitôt à l’œuvre : le 24 juil­let, les délégués ouvri­ers de Barcelone se répandaient dans toute la Cat­a­logne et dans les grandes villes d’Es­pagne, à Gerone, Ter­ragone, Saragosse, Valence. Le 28, à Madrid, une foule énorme, où l’on dis­tin­guait beau­coup de sol­dats, s’en allait man­i­fester devant le palais du roi en cri­ant : À bas la guerre ! Le même jour com­mençait, dans les cam­pagnes, la grève des réservistes : la Révo­lu­tion était commencée.

Il avait suf­fi pour cela de deux choses : 1° une guerre colo­niale engagée pour des intérêts par­ti­c­uliers sans que per­son­ne y pût décou­vrir un intérêt général, et 2° un sys­tème mil­i­taire d’ex­emp­tion qui fai­sait tomber tous les risques de cette guerre sur les class­es populaires.

Le gou­verne­ment se trou­vait placé dans la sit­u­a­tion d’avoir tout le pays con­tre lui. Rarement mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a ren­con­tré des con­di­tions aus­si favorables.

Et pour­tant il a rapi­de­ment et mis­érable­ment échoué.

Ce sont les caus­es de cet échec qu’il faut main­tenant exam­in­er avec attention.

Cratès


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