La Presse Anarchiste

La lutte de classe, le Parti socialiste et le Prolétariat

La « loi de la crise », autre­fois exposée par Jau­rès, se véri­fie partout avec con­stance dans le social­isme et se véri­fiera naturelle­ment aus­si longtemps que le Par­ti social­iste n’au­ra pas une con­sti­tu­tion homogène. En atten­dant, l’at­ti­tude de la majorité du groupe par­lemen­taire social­iste, à l’ar­rivée de Briand au pou­voir, n’est pas pour faciliter le rap­proche­ment avec les syn­di­cal­istes, quoique le fond du dif­férend ne soit pas là.

Il est cer­tain que la défi­ance de plus en plus man­i­feste des mass­es pop­u­laires envers les choses de la poli­tique se retrou­ve dans le mou­ve­ment qui oppose la Con­fédéra­tion Générale du Tra­vail au Par­ti social­iste ; mais on ne peut pas laiss­er sup­pos­er que c’est à des inci­dents comme celui qui nous occupe en ce moment qu’il faille attribuer la cause de nos diver­gences, comme le croient nom­bre de social­istes et de syn­diqués, trop prévenus qu’ils sont par le fait de quelques défec­tions, pour­tant prévues. D’un tel point de vue, l’analyse des con­flits soci­aux s’abais­serait à une mesquine inqui­si­tion des visées per­son­nelles et l’avenir des groupes en lutte ne dépendrait que de la con­duite de leurs représen­tants. Il ne s’ag­it pas ici de nier l’im­por­tance du rôle des per­son­nal­ités, et encore moins de vouloir atténuer la respon­s­abil­ité, la mal­fai­sance des indi­vidus qui trahissent ceux qui leur avaient inno­cem­ment accordé leur con­fi­ance ; mais les mou­ve­ments soci­aux, ni leurs caus­es déter­mi­nantes, n’é­tant le résul­tat des idées, de l’am­bi­tion, de l’en­t­hou­si­asme ou des appétits de quelques hommes, c’est l’essen­tiel pour nous, et c’est d’un point de vue tout objec­tif qu’il con­vient d’ex­am­in­er les dif­férends actuels entre le social­isme et le syndicalisme.

Le mou­ve­ment syn­di­cal affirme de plus en plus une volon­té d’au­tonomie qui est peut-être la man­i­fes­ta­tion la plus intéres­sante à relever dans l’his­toire de la poli­tique sociale depuis la renais­sance du mou­ve­ment pro­lé­tarien. C’est la preuve que la classe ouvrière, prenant peu à peu con­science de son exis­tence pro­pre, cherche à se don­ner les méth­odes adéquates à son action de classe. C’est là un but immé­di­at suff­isant à sol­liciter les éner­gies, afin de pou­voir ensuite, par l’ex­péri­ence directe de la vie sociale, pré­par­er les con­di­tions de l’af­fran­chisse­ment rêvé, avec sa con­séquence néces­saire : l’abo­li­tion des classes.

Le Par­ti social­iste sou­tient cer­taine­ment les tra­vailleurs dans leurs reven­di­ca­tions ; il a for­mulé pour eux le pro­gramme le plus rad­i­cal qui soit : social­i­sa­tion des instru­ments de tra­vail. Mais est-ce là une rai­son pour que le pro­lé­tari­at reste quelque chose d’indéter­miné, ou passe tout au plus à la con­di­tion de pupille du Par­ti, sans espoir d’ini­tia­tive et d’indépen­dance ? La for­ma­tion du mou­ve­ment ouvri­er, dis­tinct de tout par­ti, n’est que le développe­ment nor­mal de l’ex­péri­ence poli­tique, l’ap­pli­ca­tion — au social — de la divi­sion du tra­vail. Out­re que révo­lu­tion­naire comme tout fait nou­veau, il l’est encore parce que s’op­posant aux anci­ennes méth­odes ; et ce car­ac­tère révo­lu­tion­naire se man­i­feste fatale­ment, jusque dans les actes des syn­diqués les plus réformistes, puisque la car­ac­téris­tique de l’ac­tion autonome de la classe ouvrière, action essen­tielle­ment économique, c’est la lutte de classe.

La lutte de classe fig­ure, il est vrai, dans les dis­cours et les écrits de la plu­part des mil­i­tants social­istes ; et ceux-ci, en s’ef­forçant d’ap­puy­er l’ac­tion du Par­ti sur cette base, espéraient sans doute la garan­tir, par là, des incer­ti­tudes et des défail­lances si fréquentes dans la vie poli­tique. Mais la lutte de classe peut-elle avoir, pour des intel­lectuels, le sens, la force qu’elle revêt pour l’ouvrier ?

L’avène­ment du « min­istère des réal­i­sa­tions » per­met de juger com­bi­en est vague cette notion de lutte de classe dans l’e­sprit du plus grand nom­bre des représen­tants les plus autorisés du Par­ti social­iste. Le dernier inci­dent est assez sig­ni­fi­catif ; réu­nis pour décider de l’at­ti­tude qu’au­rait à tenir le groupe par­lemen­taire en face du cab­i­net Briand, les élus se séparèrent sans avoir pu pren­dre la réso­lu­tion « unanime » qu’on était en droit d’e­spér­er1Ont voté con­tre le Min­istère : Allard, Bedouce, Betoulle, A. Blanc, Bouis­son, Bou­veri, P. Con­stans, Com­père-Morel, Dejeante, Delo­ry, Ducarouge, J. Dufour, Ghesquière, Gues­de, Mélin, Rognon, Vail­lant, Willm.
Se sont abstenus : Aldy, Alle­mane, Basly, Bre­ton, Brousse, Cabrol, Cade­nat, Chau­vière, Durre, Fer­rero, Fiévet, Goni­aux, Groussier, Jau­rès, Las­salle, Lecointe, Mille, Nico­las, Poulain, Rob­lin, Rouanet, Rozi­er, Selle, Sem­bat, Thivri­er, Varenne, Weber, Vigne, Walter.
Il paraît que deux députés « unifiés » auraient voté la Déc­la­ra­tion min­istérielle ; ils auraient rec­ti­fié leur vote, sur le con­seil pres­sant de Briand lui-même.
Les élé­ments du débat provo­qué par la séance d’ir­ré­so­lu­tion du G.P.S. et qui s’est pour­suivi entre les citoyens Bracke, Varenne, Alle­mane, Jau­rès, A. Thomas, etc., se trou­vent notam­ment dans l’Hu­man­ité, n° des 28, 31 Juil­let, 6, 14, 28 août, 2, 3, 5, 8, 12 sep­tem­bre en par­ti­c­uli­er.
 ; le souci de l’u­nité s’in­spi­ra sans doute cette pru­dente irré­so­lu­tion. Mais alors, le social­isme ne deviendrait-il à son tour, comme l’a­n­ar­chisme actuel, qu’une affaire de tem­péra­ment ? S’avise-t-on qu’on ne voit plus bien ce qui dis­tingue le P.S.U. des social­istes indépen­dants, puisque cha­cun garde sa lib­erté d’ac­tion pour par­ticiper ou non au main­tien du pou­voir bourgeois ?

Jau­rès, tou­jours opti­miste et facile­ment ent­hou­si­aste, voy­ait déjà, der­rière le nou­veau min­istère, « une porte entr’ou­verte à l’e­spérance ». Un « ombrageux », il est vrai, a jeté quelque froid en cher­chant à fer­mer cette porte ; mais qui oserait croire qu’il y parvien­dra ? Ce malen­con­treux s’é­ton­na que les élus du P.S. n’aient pas comme un seul homme voté con­tre le nou­veau gou­verne­ment, voulu par la Cham­bre et représen­tant bien les intérêts et les appétits de la majorité ; il n’y avait rien, dans la Déc­la­ra­tion min­istérielle qui expliquât une telle indé­ci­sion, rien que n’eussent dit les min­istères précé­dents, rien même qui ne fût déjà escomp­té, dans les promess­es du nou­veau cab­i­net, par la presse con­ser­va­trice comme une ori­en­ta­tion à droite (Bracke, Human­ité, 31 juillet).

Alle­mane se méprit-il sur le sens de la cri­tique ? Par des expli­ca­tions ami­cales, plutôt mal­adroites, il voulut jus­ti­fi­er l’at­ti­tude du groupe par­lemen­taire ; il est des motifs, paraît-il, devant lesquels doivent se taire nos ressen­ti­ments : nous ne faisons pas la guerre aux indi­vidus, mais seule­ment aux insti­tu­tions (Human­ité, 2 août). Or les insti­tu­tions cap­i­tal­istes n’é­tant point ren­ver­sées ni même beau­coup ébran­lées encore, les « motifs » élevés qui impo­saient silence aux ressen­ti­ments (?) exigeaient, par con­tre et plus que jamais, la pour­suite du com­bat social­iste. Pourquoi donc cess­er la bataille, s’abstenir ?

On dira peut-être qu’il y a sou­vent trêve entre bel­ligérants, armistice au milieu d’une guerre ; et c’est vrai… notam­ment quand on songe à con­clure la paix. Les élus absten­tion­nistes l’es­ti­ment-ils pos­si­ble ? Celui qui envis­age le but du P.S. ne peut être taxé d’outrance s’il sou­tient que, procé­dant même par un réformisme paci­fique, la réc­on­cil­i­a­tion impli­querait pour le moins l’étab­lisse­ment effec­tif du Droit ouvri­er, de l’or­gane politi­co-juridique des­tiné, paraît-il, à com­penser l’iné­gal­ité économique. Est-ce que le « min­istère des réal­i­sa­tions » laisse la porte ouverte à une telle espérance ?

Non, cer­taine­ment, la plu­part des absten­tion­nistes par­lemen­taires n’e­spèrent pas, comme Alle­mane le dit, que le « nou­veau gou­verne­ment accom­pli­ra des mir­a­cles de man­sué­tude vis-à-vis du pro­lé­tari­at ». Pourquoi donc alors avoir désar­mé ? Alle­mane en donne une rai­son stupé­fi­ante, exp­ri­mant bien la prin­ci­pale préoc­cu­pa­tion des élus : le recrute­ment du Par­ti. Con­va­in­cu que « l’an­tag­o­nisme des intérêts ira gran­dis­sant et quels que soient les hommes au pou­voir, les salariés de tout ordre doivent s’at­ten­dre à être traités en enne­mis par les gar­di­ens des priv­ilèges économiques », il ajoute que « c’est parce qu’il en doit être fatale­ment ain­si et parce que des mil­lions de tra­vailleurs ne se peu­vent décider à croire à cette fatal­ité, que la tac­tique con­damnée par Bracke nous appa­raît comme imposée aux élus du par­ti social­iste ».

Peut-on plus par­lemen­taire­ment con­damn­er la lutte de classe ? Il reste à dévelop­per ce raison­nement, à le pour­suiv­re dans sa con­séquence logique : comme des mil­lions de gens, des mil­lions de tra­vailleurs ne peu­vent se décider à admet­tre la néces­sité, à croire à la jus­tice de la social­i­sa­tion des instru­ments de tra­vail et de la pro­priété cap­i­tal­iste, il con­viendrait de ne plus par­ler de social­isme… dans le Par­ti socialiste.

Qu’on ne veuille pas met­tre, ain­si, la lumière sous le bois­seau, soit. Mais il y a là, pour l’avenir, des indi­ca­tions, des précé­dents regret­ta­bles, et rien ne sauve­g­arde le Par­ti con­tre des con­ces­sions funestes, con­tre des reniements même, alors qu’on sou­tient déjà qu’il ne faut rien faire qui puisse « être exploitable con­tre nous, et qui ne pour­rait que desservir notre Par­ti ». Quand la lutte de classe est écartée sous le pré­texte d’un inci­dent aus­si sec­ondaire qu’un change­ment de min­istres, n’est-ce pas sub­stituer « notre par­ti » au pro­lé­tari­at, à toute classe opprimée et exploitée, sub­or­don­ner son exis­tence, son éman­ci­pa­tion ou le main­tien de sa servi­tude à l’ex­clusif intérêt du Par­ti, d’un par­ti quel­conque ? C’est donc à bon droit que des mil­i­tants social­istes protes­tent con­tre l’a­ban­don de la lutte de classe, comme tac­tique, qu’ils s’in­quiè­tent de la faib­lesse morale — faib­lesse autrement red­outable que la faib­lesse numérique — d’un par­ti « qui ne peut plus songer à faire du social­isme » du fait d’un change­ment de ministère.

Les par­ti­sans de la détente ne pou­vaient accepter aisé­ment si dure cri­tique et Jau­rès répond qu’il sait que « le par­ti social­iste est prêt, si on l’y oblige, à recom­mencer la bataille de tous les jours » (Human­ité, 2 sep­tem­bre). On ne peut que s’ar­rêter, rêveur, sur cette réserve sin­gulière « si on l’y oblige ». Quel est ce « ON » ? Per­son­ne ne sup­pose cer­taine­ment que ce ON irrévéren­cieux puisse désign­er le pro­lé­tari­at, sur­venant pour rap­pel­er ses élus à la lutte de classe. Il s’ag­it donc de la bour­geoisie ; la men­ace con­di­tion­nelle de Jau­rès fait songer à je ne sais quelle capit­u­la­tion déguisée de la classe cap­i­tal­iste, abdi­quant tous priv­ilèges à la dis­cré­tion d’un gou­verne­ment nou­veau… Loin qu’il en soit ain­si, nul n’ig­no­rait les intrigues nouées, bien avant la chute du min­istère précé­dent, en vue de l’escamo­tage de l’im­pôt sur le revenu, escamo­tage que s’ap­prête si élégam­ment à opér­er le « min­istère des réal­i­sa­tions ». Et alors qu’on se dis­pose à détourn­er les ressources qu’une aug­men­ta­tion des droits suc­ces­so­raux devait assur­er aux retraites ouvrières, sans préju­dice d’autres « réformes » aus­si peu démoc­ra­tiques, Jau­rès est-il sûr que le Par­ti ne sera pas obligé — comme le fait prévoir A. Thomas — de sauver peut-être le ministère ?

Les adver­saires de l’at­tente d’une détente qui pour­rait bien aboutir à l’en­tente, comme dit mali­cieuse­ment Bracke, ont donc rai­son de pro­test­er con­tre l’a­ban­don de la lutte de classe ; mais, loin de le faire « pour le plaisir de se mon­tr­er intran­sigeants » comme on les en accuse, ils n’ont pour but, eux aus­si, que d’ac­tiv­er un recrute­ment dont la lenteur afflige les mil­i­tants ; l’op­po­si­tion au pou­voir exis­tant fait espér­er que ceux qu’on aura aver­tis prêteront une oreille plus atten­tive à la pro­pa­gande social­iste — et pourquoi ? Afin que « le pou­voir passe entre nos mains », en ne prê­tant pas l’ap­pui de la classe ouvrière à la bour­geoisie rad­i­cale ; la lutte de classe devient ain­si sim­ple tac­tique2La ques­tion de la con­quête du pou­voir et de ses rap­ports avec la lutte de classe, avec l’avenir du social­isme, ne peut trou­ver place ici ; ce sera le sujet d’un autre arti­cle., et ce serait suff­isant encore si elle inspi­rait le Par­ti tout entier ; mais il se trou­ve des unifiés qui trait­ent ouverte­ment la lutte de classe de « principe faux et étroit » ; aus­si s’ex­plique-t-on dif­fi­cile­ment l’u­na­nim­ité du Con­grès de Toulouse qui con­sacra ce principe puisque les adver­saires de la lutte de classe furent de ces unanimes.

Cer­taine­ment, par sa com­po­si­tion, le P.S., quoique vivant sur une tra­di­tion pro­lé­tari­enne, est surtout l’ex­pres­sion des class­es opprimées et exploitées qu’il s’ef­force de grouper mal­gré leurs intérêts con­tra­dic­toires — et il n’y parvient que par une neu­tral­i­sa­tion qui car­ac­térise pré­cisé­ment la direc­tion actuelle du Par­ti. Il faudrait peut-être ici effleur­er la ques­tion de la pré­dom­i­nance de l’élé­ment bour­geois dans cette direc­tion, mais on risque de faire croire que, posée par un tra­vailleur, cette ques­tion mar­que la malveil­lance des mains calleuses envers les mains blanch­es ; les mil­i­tants intel­lectuels qui par­lent en faveur « des frères qui ont les fers aux pieds » se ren­dent compte de la vraie posi­tion du prob­lème ; cela n’ex­ige pas l’a­ban­don de la lutte de classe, seule sauve­g­arde de l’in­tégrité de l’ac­tion social­iste dans la mêlée politique.

Afin de don­ner peut-être plus de garanties à l’u­nité d’ac­tion du Par­ti, des mil­i­tants envis­agent la pos­si­bil­ité de grouper seule­ment ceux qui ne prof­i­tent pas de la plus-val­ue ; mais s’ef­forçât-on d’y attein­dre, out­re que les rap­ports des manuels et des intel­lectuels ne seraient pas sans oppo­si­tions, le P.S. peut-il s’in­ter­dire de vouloir défendre des class­es en voie de pro­lé­tari­sa­tion ? Non, il n’est pas pos­si­ble de repouss­er les arti­sans, les fer­miers, les bou­tiquiers, les petits pro­prié­taires, etc. ; il faut les arracher à la sujé­tion poli­tique et morale du cap­i­tal­isme, afin de les pré­par­er à une lutte plus vigoureuse, unis aux ouvri­ers, fin de faire évanouir les préjugés, les préven­tions qui les divisent tous, à peu près comme ce stu­pide « esprit de corps » qui fait se détester des sol­dats d’armes dif­férentes quoique enrôlés sous le même dra­peau ; quant aux intérêts con­tra­dic­toires ain­si représen­tés par le Par­ti, c’est affaire aux philosophes ayant à résoudre les dif­fi­cultés internes du social­isme de chercher à généralis­er les formes de l’ac­tion, de les « uni­fi­er ». Donc, il est cer­tain que la lutte de lasse, poli­tique­ment, ne peut avoir qu’un car­ac­tère abstrait ; c’est aus­si ce qui fait que le pro­lé­tari­at, grâce aux con­di­tions spé­ciales de son exis­tence, échap­pant à l’isole­ment des autres class­es opprimées, a pu organ­is­er son action pro­pre et net­te­ment cir­con­scrite. Le pro­pre de la lutte de classe est d’in­stru­ire sur l’im­por­tance du fait économique et de rejeter au sec­ond plan l’ac­tion poli­tique. C’est là une con­séquence issue de l’ex­péri­ence sociale même, et c’est peut-être une des raisons qui irri­tent les social­istes par­lemen­taires, croy­ant que rien ne se fait de réel en dehors de leurs agi­ta­tions poli­tiques. On n’a même voulu voir, dans cette évo­lu­tion du pro­lé­tari­at vers l’ac­tion essen­tielle­ment économique, qu’un effet de la pro­pa­gande anar­chiste. Il est vrai que des com­pagnons entrèrent dans le mou­ve­ment syn­di­cal, con­traire à leur idéal, mais où ils espéraient faire de nom­breuses recrues, trompés qu’ils furent par les ten­dances anti-politi­ci­ennes des organ­i­sa­tions ouvrières dont le but était l’autonomie.

Il serait plaisant de voir ceux qui, au sein de l’u­nité social­iste, enten­dent garder leur lib­erté d’ac­tion, con­tester aux tra­vailleurs le droit de réalis­er cette lib­erté, cette autonomie acquise par la pra­tique de la vie sociale dans un risque quo­ti­di­en. La com­para­i­son des deux actions du Par­ti social­iste et de l’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale ne laisse pas de doute sur la net­teté et la valeur de la méth­ode « lutte de classe ». En dépit des diver­gences de vues et des ten­dances par­ti­c­ulières exis­tant partout, la chute et l’avène­ment d’un min­istère ne trou­blent point l’al­lure du com­bat mené par la classe ouvrière en vue d’une reven­di­ca­tion quel­conque. L’u­nité d’ac­tion résulte ici, non d’une théorie tou­jours inter­prétable, mais de la néces­sité immé­di­ate, des rap­ports et de l’an­tag­o­nisme du Tra­vail et du Capital.

N’in­sis­tons pas sur les innom­brables dan­gers qu’on décou­vre à un mode d’ac­tion si dif­férent des modes anciens, tou­jours basés sur la poli­tique, sur des con­ces­sions hyp­ocrites, des sur­pris­es des duperies. Les uns méprisent les préoc­cu­pa­tions grossières, le terre-à-terre car­ac­térisant la vie syn­di­cale ; les autres, au con­traire, s’ef­farouchent des visées ambitieuses de ce mou­ve­ment qui veut con­quérir la société, s’emparer de toute la richesse sociale. Ce qu’on red­oute, en réal­ité, c’est le développe­ment même de cette autonomie de la classe ouvrière s’af­fir­mant en rai­son de la con­science de classe, témoignant du pro­grès de la con­science individuelle.

Remar­quons ici à quel con­tre-sens aboutis­sent ceux qui, unifiés, trait­ent la lutte de classe en principe faux, puisqu’elle indique pré­cisé­ment, au degré de sa force, l’é­tat de développe­ment de la con­science des mem­bres de cette classe. Pour que la lutte de classe pût cess­er, il faudrait que les pro­lé­taires per­dent jusqu’au sen­ti­ment de la mis­ère. On voit ain­si, d’autre part, quelle chimère est la fadaise de l’u­nion des class­es rêvée par les prêcheurs de paix sociale ; celle-ci ne pour­ra résul­ter que de la dis­pari­tion des injus­tices sociales.

La méth­ode pro­lé­tari­enne de « lutte de classe » est le moyen le plus pro­pre à dévelop­per l’én­ergie, à éveiller la con­science, à élever le niveau moral, capa­ble même d’as­sainir la poli­tique par la posi­tion pré­cise des prob­lèmes qu’elle pose. C’est ce que com­pren­nent tous les social­istes soucieux du pro­grès de leurs idées et de leur réal­i­sa­tion. L’ex­em­ple de deux Fédéra­tions, celle de la Seine et celle des Alpes, prou­ve bien que, indif­férem­ment aux con­tra­dic­tions inhérentes à la col­lab­o­ra­tion des class­es réu­nies en son sein, le Par­ti social­iste peut et doit main­tenir le principe de la lutte de classe dans son action générale, comme dans son rôle par­lemen­taire. L’or­dre du jour voté par le Con­seil fédéral de la Seine à l’u­na­nim­ité des délégués, dans la réu­nion du lun­di 6 sep­tem­bre 1909, mérite d’être retenu :

« Con­sid­érant que tout gou­verne­ment, en péri­ode cap­i­tal­iste, représente néces­saire­ment con­tre le pro­lé­tari­at l’in­térêt de la bour­geoisie et la con­ser­va­tion d’un ordre social à détruire ;

« Que si les procédés par lesquels il est pourvu à cette con­ser­va­tion peu­vent vari­er de la bru­tal­ité extrême aux ménage­ments intéressés, le but n’en reste pas moins con­stant : le main­tien dans l’op­pres­sion d’un pro­lé­tari­at qui ne peut s’af­franchir que par le ren­verse­ment de l’or­dre capitaliste ;

« Qu’il résulte de cette propo­si­tion fon­da­men­tale un con­fit qui va s’ac­cen­tu­ant entre les gou­verne­ments et la classe pro­lé­tari­enne, et qui déter­mine l’ac­tion du Par­ti social­iste, telle que l’ont définie tous les Con­grès et notam­ment la réso­lu­tion de l’In­ter­na­tionale d’Am­s­ter­dam, base de l’u­nité social­iste en France ;

« Que la présence dans le cab­i­net d’hommes qui ont quit­té le Par­ti pour se faire une place dans le per­son­nel gou­verne­men­tal, ne saurait être qu’un motif de défi­ance de plus ;

« Le Par­ti social­iste (sec­tion française de l’In­ter­na­tionale ouvrière) a dou­ble­ment le devoir de refuser toute con­fi­ance au gou­verne­ment que s’est actuelle­ment don­née la classe bour­geoise, et de met­tre en garde le pro­lé­tari­at vis-à-vis d’un min­istère dirigé par des hommes qui l’ont trahi ;

« Le Con­seil fédéral, tout en rap­pelant d’an­ci­ennes déci­sions du Par­ti, recom­man­dant l’u­na­nim­ité des votes du groupe social­iste par­lemen­taire, émet le voeu qu’à la suite d’une déc­la­ra­tion min­istérielle le groupe social­iste soit invité à oppos­er une con­tre-déc­la­ra­tion indi­quant net­te­ment l’at­ti­tude du Parti. »

Cette atti­tude de la Fédéra­tion de la Seine pour­rait s’ex­pli­quer par l’im­por­tance de l’élé­ment ouvri­er dom­i­nant dans les sec­tions ; dans la Fédéra­tion des Alpes se mêlent des citadins et des ruraux, ouvri­ers d’u­sine, jour­naliers agri­coles, patrons, pro­prié­taires, intel­lectuels, etc. Mal­gré la con­tra­dic­tion de leurs intérêts économiques, ces groupes peu­vent donc s’op­pos­er ensem­ble au cap­i­tal­isme, en s’ex­p­ri­mant par l’in­ter­mé­di­aire du Par­ti social­iste. Mais celui-ci devrait donc, en s’in­spi­rant du principe de la lutte de classe, pass­er du rôle des par­tis poli­tiques ne groupant que des électeurs et les dirigeant à l’aide de for­mules, à la fonc­tion néces­saire d’in­sti­tu­teur, ayant pour souci de faire des hommes libres, capa­bles d’or­gan­is­er leurs groupe­ments économiques autonomes, à moins que leur classe ne soit plus assez forte pour s’op­pos­er d’elle-même à la classe bour­geoise et ne puisse lui résis­ter que dans un par­ti. C’est par l’analyse même des car­ac­tères de l’évo­lu­tion économique, sous les clartés de la lutte de classe, que se jus­ti­fie ain­si l’ex­is­tence du Par­ti social­iste pour ce but ; et ceux qui ont tant de préven­tions envers le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire devraient bien au con­traire lui savoir gré d’avoir opposé le pro­lé­tari­at à toutes les class­es, à tous les par­tis — y com­pris l’U­nifié — puisque c’est de l’ap­pli­ca­tion de sa méth­ode, de la lutte de classe, que pour­ra se réalis­er, avec la com­préhen­sion claire de toutes les don­nées du prob­lème social, l’é­man­ci­pa­tion intégrale.

E. Mur­main


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