La Presse Anarchiste

À travers les livres

En Alle­magne : Berlin, par JULES HURET. Un vol. in-18 prix : 3.50. Lib. Fasquelle.

Il y a quelques années, M. Jules Huret fit en Amérique un long voy­age d’où il nous rap­por­ta deux vol­umes sub­stantiels et agréables. Celui qui vient de paraître est le troisième d’une série sur l’Alle­magne ; la plus grosse par­tie en est con­sacrée à Berlin.

Nar­ra­teur plaisant et obser­va­teur per­spi­cace, Jules Huret manie avec habileté l’in­ter­view, exploitant adroite­ment les con­ver­sa­tions, sachant faire ressor­tir les détails frappants.

Toutes les portes s’ou­vrent devant lui. Il déje­une avec miss Roo­sevelt, fes­toie en com­pag­nie des plus grands financiers et des hommes poli­tiques les plus émi­nents. De ces hautes fréquen­ta­tions, il tire grand béné­fice et nous en fait prof­iter. Bien qu’il s’ef­force d’être impar­tial et qu’il y parvi­enne sou­vent, il n’est pas tou­jours impos­si­ble d’ou­bli­er qu’il a de trop belles rela­tions et qu’il se ren­dit notam­ment à Berlin pour men­er une enquête au compte des entre­pre­neurs de maçon­ner­ie parisiens. Il y a, mal­gré cela, plaisir et intérêt à l’é­couter au retour de ses voyages.

Avec son aspect luisant et neuf, avec ses longues théories de stat­ues de guer­ri­ers et d’Ho­hen­zollern, avec ses rues pro­pres, Berlin est une cap­i­tale sans orig­i­nal­ité. Les ouvri­ers n’y ont pas, nous dit-il, cet air gouailleur, le mau­vais pli de la bouche qu’ils ont à Paris ; ils sont placides, doux et servi­ables. Dans tous les milieux règne l’ob­ser­vance servile aux lois, avis, défens­es ; les Alle­mands subis­sent tout sans mot dire.

Avec Huret, nous visi­tons les hôtels et les restau­rants, les garten­lauben, le marché aux oies, l’hôpi­tal Vir­chow, un financier, une fab­rique de car­ton­nages, etc., en somme les choses les plus divers­es et les hommes les plus différents.

Huret dit être allé en Alle­magne avec l’e­spoir d’y étudi­er le social­isme marx­iste. Mais pour ce vaste sujet fort com­plexe, le temps lui a man­qué. Nous devons le regret­ter, car nous auri­ons trou­vé alors dans son livre de nom­breux chapitres fort intéres­sants pour nous. Attar­dons-nous cepen­dant auprès du financier et du fab­ri­cant ; à les écouter, nous appren­drons com­ment ils jugent leur domaine particulier.

La dif­férence est grande entre les étab­lisse­ments financiers alle­mands et les nôtres. Les pre­miers con­sid­èrent comme un devoir patri­o­tique de faire fruc­ti­fi­er les fonds qui leur sont con­fiés dans les affaires indus­trielles et com­mer­ciales, les nôtres con­ser­vent stérile­ment leur argent, spécu­lent ou prê­tent à des tiers éminem­ment véreux.

« Oui, la France est riche, mais sa richesse ne se voit pas. L’ar­gent dort dans les cof­fres-forts des ban­ques. On ne le dépense ni pour se loger con­fort­able­ment, ni pour s’ha­biller de vête­ments neufs, ni pour boire, ni pour avoir de belles villes pro­pres, des bains lux­ueux, ni… ni… On le con­serve pour qu’il rap­porte 3 pour 100 d’in­térêt et vivre à ne rien faire. »

Ce financier regrette les bruits de guerre qui flot­tent con­tin­uelle­ment. Les Alle­mands ne veu­lent pas la guerre, dit-il. Il est vrai que si elle se pro­dui­sait et qu’ils soient vic­to­rieux — ce qui pour lui ne se dis­cute même pas — ce n’est plus un ter­ri­toire qu’ils deman­deraient à la France, mais une trentaine de bons mil­liards qui nous appau­vri­raient et met­traient du beurre dans leurs épinards.

À la fab­rique de car­ton­nage, le patron rend hom­mage au calme et à la pondéra­tion de ses ouvri­ers. Jamais de grèves. Chaque mois les ouvri­ers se réu­nis­sent pour dis­cuter leurs intérêts ; pas d’ap­pels à la haine ou à la révolte. Ils ont nom­mé une sorte de con­seil de fab­rique com­posé de qua­tre délégués hommes et de qua­tre déléguées femmes qui se réu­nis­sent à la fab­rique une ou deux fois par semaine et pren­nent là des déci­sions à présen­ter au patron. Il faudrait ren­dre oblig­a­toires ces con­seils de fab­rique qui nous éloignent du ter­ror­isme et de la lutte de classe, déclare ce patron.

Notons que les lois d’hy­giène et de pro­tec­tion ouvrières sont sévère­ment appliquées, ce qui les dif­féren­cie vive­ment des nôtres ; les vacances ouvrières sont oblig­a­toires : quinze jours, quelque­fois trois semaines par an. Si un employé tombe malade, le patron lui doit son traite­ment pen­dant six semaines.

Voici, à pro­pos du social­isme, quelques déc­la­ra­tions d’une per­son­nal­ité du monde des affaires :

« Je ne crains pas du tout le mou­ve­ment social­iste et j’en nie absol­u­ment le dan­ger. La ques­tion sociale se réduit chez nous à la dis­cus­sion tout à fait terre-à-terre des intérêts matériels. On se dis­pute entre patrons et ouvri­ers sur de sim­ples ques­tions de salaires. Ce sont des soucis grossiers. sans aucune élé­va­tion. Quoi qu’en dis­ent leurs chefs, les ouvri­ers n’ap­por­tent aucun sen­ti­men­tal­isme de sol­i­dar­ité dans leur union ; ils s’u­nis­sent parce qu’ils ont le bon sens de com­pren­dre qu’ils peu­vent davan­tage en s’u­nis­sant. Voilà tout.

« Nous ne sommes pas pour cela des esclaves, mais nous ne com­prenons pas ce que vous appelez l’e­sprit d’op­po­si­tion. Les rares héros qui se per­me­t­tent de man­i­fester con­tre la majorité sont mis au ban de la société comme des galeux, et se découra­gent vite.

« M. Bebel se dit inter­na­tion­al­iste, c’est vrai ; mais les cap­i­tal­istes de tous les pays moi-même — sommes aus­si des inter­na­tion­al­istes par déf­i­ni­tion. Cela n’en­gage à rien. Quant aux sol­dats, aux électeurs de la Social-Démoc­ra­tie, ils sont aus­si patri­otes que les autres. Vous n’avez qu’à voir défil­er un rég­i­ment dans un faubourg ouvrier… »

Huret con­sacre un long chapitre aux officiers alle­mands, au cours duquel il note ces paroles d’un offici­er : « Les social­istes sont les meilleurs mil­i­taires. Quand on leur dira de tir­er, ils tireront mieux que les autres. Songez que l’é­d­u­ca­tion mil­i­tariste prend l’en­fant dès l’é­cole, se pour­suit à tra­vers toute la vie ; les stat­ues et les mon­u­ments guer­ri­ers se bous­cu­lent les uns sur les autres, les noms de rues, de places sont presque tous des noms de batailles, de généraux et de souverains. »

Il est fâcheux que Huret, après avoir don­né le point de vue patronal et mil­i­taire sur bien des ques­tions, n’ait pas don­né le point de vue ouvri­er. Souhaitons qu’il refasse le voy­age de Berlin et nous dise, comme il le fit autre­fois pour les métal­lur­gistes du Creusot et pour les pêcheurs de Boulogne, ce que lui auront dit les ouvri­ers berli­nois. Tel quel, cepen­dant ; son livre sur Berlin mérite d’être lu, quelques chapitres même relus.

Robert Desail­ly.


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