Il y avait six mois que nous vivions en Serbie, lorsque se produisit l’invasion allemande. Nous étions venus comme volontaires pour aider à combattre l’épidémie terrible de typhus exanthématique qui ravagea ce malheureux pays au début de 1915 après la défaite autrichienne. À dire vrai, notre rôle fut modeste ; l’épidémie, à notre arrivée, était déjà en décroissance dans la plupart des districts. Et le soleil fit le reste.
Nous aurions été très embarrassés pour agir d’une façon efficace. Nous n’avions ni matériel, ni instruments, ni médicaments. Nous eûmes seulement un rôle de réconfort moral vis-à-vis des habitants, car seuls de toutes les missions médicales envoyées au secours des Serbes, les Français furent dispersés au milieu de la population, un peu partout. Nous fîmes des vaccinations et de la médecine de campagne. Avec quelques cas isolés de typhus, j’eus surtout à soigner, pour ma part, de nombreux enfants atteints de diphtérie ; je vis aussi beaucoup de tuberculose osseuse et ganglionnaire, quelques cas de fièvre typhoïde, quelques cas plus rares de fièvre paludéenne ; enfin, je fus souvent consulté pour de la dyspepsie, conséquence d’une nourriture grossière et trop épicée (au paprika, c’est-à-dire au piment) et d’une consommation vraiment exagérée de raki (eau-de-vie de prunes).
Le pays est pittoresque et ombragé ; il est presque partout assez accidenté avec des hauteurs qui varient d’ordinaire entre 300 et 1.200 mètres et quelquefois vont à 2.000 mètres et au-dessus. La terre est argileuse et grasse, elle est abondamment arrosée. Aussi, l’aspect de la contrée est-il bien différent de celui qu’on pourrait s’en faire par les descriptions des paysages de la Macédoine, de l’Albanie, du Monténégro, où les montagnes sont pelées, simplement couvertes de broussailles, quelquefois tout à fait dénudées.
En Serbie, au contraire, la végétation est très riche, les arbres sont nombreux. Dans ce pays exclusivement agricole les habitants ne sont pas misérables. Les paysans sont, d’ailleurs, tous des petits propriétaires indépendants. Ils seraient tout à fait à leur aise s’ils savaient utiliser les produits du sol, cultiver d’autres céréales que le maïs, fabriquer un fromage meilleur que le cire, s’ils savaient surtout fumer ou saler la viande de leurs cochons, etc., etc.
Rien de plus joli à l’œil que les taches blanches des petites maisons serbes au milieu des vergers de pruniers. Ces maisons basses, en briques cuites ou crues, sont badigeonnées à la chaux et recouvertes de tuiles gaufrées. Les pruniers qui les entourent remplacent la vigne de nos pays ; les prunes servent à faire le raki, eau-de-vie de titre assez léger et de goût médiocre qu’on boit dans les Balkans à la place du vin. Il existe de bon rakis, mais je n’en ai bu que chez les popes.
En dehors du prunier, c’est le maïs qui forme presque la seule culture locale. Enfin, il y a beaucoup de pâturages où vivent des bœufs robustes, nécessaires pour le charroi dans des chemins glaiseux et toujours défoncés, des troupeaux de moutons et des cochons noirs très nombreux.
La vie est simple. Les paysans vivent comme chez nous, il y a cent cinquante ans, mais sans le parasitisme et la tyrannie d’un seigneur. Le clergé a peu d’importance. Les fêtes sont nombreuses ; il arrive, communément qu’outre le dimanche il y a un ou deux jours fériés dans la semaine pour honorer un saint quelconque.
Quelquefois dans nos tournées nous apercevions entre les chênes et les ormes des bannières multicolores ; on aurait dit un lieu de fête. C’est un cimetière de village : sur des stèles de pierre quadrangulaires sont gravés des ornements, main de fatma, sabre, guerrier en pied, ou, le plus souvent, simples guirlandes de fleurs, ou ornements géométriques, le tout enluminé, à la mode byzantine, de couleurs vives, bleu, or, rouge. À la hampe des bannières et aux stèles sont accrochés des instruments de travail, quelquefois reproduits en réduction, des bouteilles et de petits paniers. contenant quelques parcelles de nourriture pour les morts récemment enterrés.
⁂
Nous vivions depuis six mois dans un état complet de tranquillité, et les Serbes ne paraissaient plus songer à l’état de guerre, quand l’offensive allemande vint rappeler tout le monde à la réalité.
On fit passer un certain nombre d’entre nous aux ambulances militaires où quelques-uns avaient déjà été affectés depuis deux mois, quoique le besoin ne s’en eût jamais fait sentir ; mais d’autres mobiles avaient déterminé cette décision.
Depuis longtemps, en effet, la mission n’avait plus de raison d’être, et il fallait la maintenir, coûte que coûte, pour la gloire et le profit de nos chefs militaires, des médecins de l’active, qui, pour la presque unanimité, s’étaient installés dans une paresse abrutissante et impossible à comprendre pour ceux qui ne sont pas habitués à la vie de garnison. Cette paresse ne les empêchait pas d’avoir des prétentions exorbitantes au sujet du logement et de leurs déplacements, ce qui avait fini par lasser les Serbes. Ces nationalistes à outrance ont fait là-bas la plus efficace propagande antifrançaise.
La reprise de la guerre bouleversa toutes leurs intrigues. Le reste des médecins français fut désigné pour les hôpitaux de réserve.
Cependant, les événements militaires se précipitaient. Les Bulgares, attaquant à leur tour, portaient brusquement leur effort sur Vrania et coupaient vers le 11 octobre des communications ferrées avec Salonique.
Cette poussée des Bulgares vers le sud fut capitale ; elle isolait la Serbie, elle coupait toute relation avec les Alliés qui venaient de débarquer. à Salonique, elle interrompait tout ravitaillement en vivres et en munitions. Aucun secours à compter du côté de l’ouest ; pour venir de l’Adriatique il faut traverser des régions montagneuses et inhospitalières par des chemins muletiers.
Au nord, la pression des Allemands progressait. Dans la petite ville où j’étais, on voyait passer sur la grande route le lamentable défilé des paysans fuyant devint l’invasion. Le 22 octobre arrive une escadrille d’aviateurs française se repliant sur les derrières de l’armée du nord. La panique commence à gagner les habitants de la ville.
Le dimanche 24 on entend le canon très fort toute la journée, l’ennemi se rapproche. Avec deux camarades français et une doctoresse russe je donne des soins aux blessés. Les moins grièvement atteints s’évacuent d’eux-mêmes sur leur village ; d’ailleurs les hôpitaux sont pleins. Le 27 au matin, à l’heure habituelle, nous trouvons le personnel en rumeur ; on est en train d’emballer le matériel de l’hôpital — impossible de faire aucun pansement. Un télégramme officiel est arrivé qui ordonne d’expédier le matériel sanitaire à Kraliévo et de faire partir les médecins et le personnel pour Prichtina.
Quant aux blessés, ils resteront sur place ; il n’y a d’ailleurs aucun moyen de les évacuer ; les hôpitaux ne possèdent pas les moyens de transport des ambulances, ils n’ont ni voitures, ni chariots ; le seul chemin de fer (à voie unique) est encombré et ne conduit nulle part, puisque la Serbie est entourée de tous côtés sauf au sud-ouest. Ces conditions expliquent la décision du grand état-major ; c’est lui qui a donné l’ordre de laisser les hôpitaux ; il n’y restera qu’un personnel très réduit sous la direction, soit d’un médecin serbe, soit d’un médecin prisonnier autrichien.
Notre référent serbe (médecin-chef) décide lui-même de rester. Aux fatigues. et aux aléas de la retraite, il préfère être prisonnier des Autrichiens chez qui il espère retrouver des visages de connaissance dans le personnel médical ; il a fait ses études à Vienne ; comme la plupart de ses confrères, et a conservé des relations en Autriche.
Nous partons le soir par voie ferrée pour Nich, avec l’espoir d’y trouver le moyen de gagner Prichtina par automobile. L’escadrille française d’avions est déjà partie dans l’après-midi, se repliant à 60 kilomètres plus au sud.
À Nich, où nous arrivons le lendemain matin sous une pluie battante, c’est le désarroi dans l’administration et la panique dans la population. Après des démarches multiples, il apparaît évident que nous ne pourrons pas aller à Prichtina de ce côté-là. Il faut revenir en arrière, et, à Stalatz, prendre la ligne qui va à l’ouest sur Krouchevatz et Kralievo en remontant la vallée de la Morava occidentale. Nous tâcherons à Krouchevatz d’avoir des moyens de transport pour traverser la brousse et gagner par la montagne la plaine de Kossovo où se trouve Prichtina.
De Nich à Kraliévo
Après toute une matinée d’attente à la gare nous finissons par trouver place dans un train sanitaire qui reflue sur Stalatz et Krouchevatz. Mais le trajet qui demande quelques heures à peine en temps normal, s’allonge démesurément ; il faut passer la nuit dans le train au milieu des blessés ; dans le wagon où nous sommes, quelques brancards sont disponibles, et, bien qu’ils soient poissés de sang, c’est une aubaine que de pouvoir s’allonger pour dormir.
On parvient à Stalatz dans le milieu de la journée du lendemain. La gare est encombrée. On ne part pour Krouchevatz qu’à la chute du jour et l’on y arrive à la nuit noire. Impossible de trouver un gîte dans cette ville surpeuplée de fugitifs qui s’entassent dans les salles de café et jusque dans les boutiques pour y passer la nuit. Nous nous résignons à camper à la gare dans un fourgon souillé de fumier ; nous sommes près de la rivière, le brouillard pénètre et nous transit nous passons une mauvaise nuit.
Le lendemain, dimanche 31 octobre, nous constatons qu’il nous sera impossible de traverser la montagne au sud pour gagner Prichtina. Les moyens, de transport manquent. Il y a quelques jours on pouvait encore se procurer à prix d’or des chariots à bœufs ; maintenant, ils sont tous réquisitionnés pour le service de l’armée.
Nous nous adressons au grand état-major qui siège ici après avoir évacué Kragouïevatz. On nous donne d’abord le conseil d’attendre sur place, et nous allons loger à l’hôpital militaire en dehors de la ville. Nous y prenons aussi nos repas en compagnie d’autres fugitifs (médecin suisse, infirmières écossaises et belges). Mais le lendemain (lundi 1er novembre), nous recevons l’ordre de rejoindre immédiatement à Kraliévo le gros de la mission française.
Il fait une journée splendide et un soleil éclatant, ce qui est un réconfort après la période de pluie torrentielle que nous avons subie depuis huit jours. Deux aviatiks tournent au dessus de la gare, lâchant leurs bombes sur la voie ferrée. De tous côtés, on tire sur eux des coups de fusil et même des coups de revolver, ce, qui me paraît plus dangereux pour les passants que les bombes. Dans le ciel bleu on voit, les flocons blancs des shrapnells à la poursuite des avions.
À la gare, il y a une cohue indescriptible ; les trains sont pris d’assaut. Tout ce monde va à Kraliévo. À grand’peine nous parvenons à nous caser dans un fourgon d’un train en partance, plus heureux, nous semble-t-il, que deux camarades que nous venons de voir sur une plate-forme d’un autre train, sans abri, la nuit.
La voie est unique, les trains vont lentement. La nuit tombe quand nous sommes à peine à quelques kilomètres de Krouchevatz. Pour comble de malchance, un wagon de queue déraille, nous voilà immobilisés. Cet accident nous procure le désagrément d’une nuit mouvementée et sans sommeil.
Nous ne repartons qu’assez tard dans la matinée, mais nous n’allons pas loin. Nous nous arrêtons. à Terstenik. Simple train de voyageurs, nous devons nous garer pour laisser passer des trains militaires ; les plates-formes défilent devant nous, couvertes de soldats dans un entassement pittoresque et bigarré.
J’admire le paysage. Au nord, c’est-à-dire. sur la rive gauche de la Morava occidentale, les montagnes sont couvertes de bois de chênes et paraissent revêtues d’un manteau roux ; au sud, plus près de nous, sur la rive droite, d’autres montagnes étalent un tapis vert mousse un peu passé, où çà et là, les feuillages rouges sombres de quelques hêtres mettent une flamme d’incendie.
Le défilé des trains continue lentement. Nous voyons passer celui où se trouvent nos camarades sur une plate-forme découverte. Puis se succèdent les trains du grand état-major, qui a quitté Krouchevatz lui aussi, pour aller à Kraliévo.
Il faut prendre une décision ; nous n’allons pas rester sur place indéfiniment. Nous laissons nos bagages sous la garde d’un interprète, et, prenant rapidement un sac à linge, sautons dans le dernier train de l’état-major, où nous sommes d’ailleurs assez mal accueillis.
Nous arrivons à la nuit tombée à Kraliévo où nous retrouvons le même entassement et le même désarroi qu’à Nich et à Krouchevatz. Par des rues noires au pavé pointu et inégal, et sous une pluie fine, nous nous mettons à la recherche de la mission médicale française. Nous finissons par trouver, campés dans la salle d’un restaurant, une trentaine de camarades. Quelques privilégiés doivent partir le lendemain matin en automobile pour Ratchka ; on promet aux autres des voitures et des chariots.
Les fugitifs couchent dans les rues. Kraliévo est l’entonnoir où les Serbes se pressent dans le dessein de gagner le sandjak de Novi-Bazar, en remontant la vallée de l’Ibar, seule coupure praticable dans le massif montagneux qui borde au sud la Morava occidentale.
De tous les coins du pays, il est venu des gens. De Nich (à l’est), fuyant l’invasion bulgare, à part quelques-uns qui ont passé directement par Procouplié pour gagner la plaine de Kossovo, les autres ont préféré prendre comme nous le chemin de fer pour rejoindre la vallée de l’Ibar, où la route est plus commode et où des convois sont, paraît-il, organisés. Par cette même voie sont arrivés les fugitifs de la vallée de la grande Morava (nord-est) et des régions au delà, sauf un petit nombre qui à Krouchevatz ont pu franchir à pied la montagne. De Kragouïevatz, d’autres sont venus du nord en suivant la vallée de la Grouja. Du nord-ouest, d’autres sont descendus par Milanovatz et Tchatchak ; d’autres enfin, à l’ouest, chassés par les forces austro-allemandes qui débouchent de Bosnie, ont quitté la région d’Oujïtzé pour gagner aussi Tchatchak, puis Kraliévo.
Toute la soirée on a entendu le canon. Les forces austro-allemandes qui viennent de Bosnie, ont pris Oujïtzé et Tchatchak ; cette dernière ville est à moins de 50 kilomètres à l’ouest de Kraliévo. Elles menacent ainsi le flanc gauche de l’armée serbe en retraite vers le sud-ouest.
Les forces serbes font en ce moment un arc de cercle. Au sud-est, elles ont déjà évacué Nich et se retirent sur Prokouplié (plus tard sur Prichtina), pendant qu’on se bat encore au sud du côté d’Uskub. L’armée du nord se replie peu à peu sur la vallée de la Morava occidentale ; son aile droite est encore dans la vallée de la grande Morava au nord de Stalatz ; son centre a abandonné Kragouïevatz et vient d’évacuer Grabovatz, petit village sur la Grouja, à mi-chemin entre Kragouïevatz et Kraliévo ; l’aile gauche est menacée par l’avance des Allemands à Tchatchak. Aucun obstacle naturel ne protège Kraliévo à l’ouest ; la vallée est large, et, chaque rive est pourvue d’une route en bon état.
On va faire un effort cette nuit pour refouler les Allemands, reprendre Tchatchak et permettre ainsi aux services de l’armée et aux fugitifs de gagner le sandjak par la vallée de l’lbar.
M.Pierrot.
(À suivre.)