La Presse Anarchiste

Les cœurs de la sixtine et le front unique


Des amis m’ont repro­ché de n’a­voir pas, par mon der­nier article, exci­té chez eux l’hi­la­ri­té. À le relire, en effet, j’ai trou­vé cet article macabre. Il eût été sur­pre­nant qu’il en fût autre­ment, puisque je par­lais de Poin­ca­ré. Dussent-ils me mau­dire, je doute que cette fois-ci encore ces amis éclatent de rire. Ce serait d’ailleurs dan­ge­reux : les éclats peuvent faire mal.

Et puis je suis furieux, j’ai été volé, volé par des curés, et ça n’a rien de drôle.

J’a­vais lu dans mon jour­nal pré­fé­ré : « l’Écho Natio­nal » un article élo­gieux concer­nant les chan­teurs de la cha­pelle Six­tine, de pas­sage à Paris. On peut dis­cu­ter la valeur poli­tique de Tar­dieu, mais quant à ses apti­tudes pour le chant l’o­pi­nion est una­nime : c’est une compétence.

Encore qu’il fût tari­fé à des prix de dia­bé­tiques 1Cha­cun Say que les notes salées sont deve­nues des notes sucrées depuis que M. Joan­ny Pey­tel a des ennuis avec la jus­tice. Cas­ser du sucre, a tou­jours été d’un bon rap­port, mais il ne faut tout de même pas Pey­tel plus haut qu’il n’est décent et Vil­grain a été acquit­té uni­que­ment parce qu’il avait les trous de balle bien pla­cés., je me suis lais­sé ten­ter par un stra­pon­tin, à l’Opéra.

J’étais d’ailleurs sans méfiance. J’a­vais, il y a une quin­zaine d’an­nées, alors que j’é­tais encore jeune et beau (hélas!) enten­du à Saint-Pierre de Rome, la maî­trise célèbre et j’en avais joui abondamment.

Quoique leur pro­fes­sion ne leur per­mette pas (les mal­heu­reux) de par­ti­ci­per à cette jouis­sance, les chan­teurs de la Six­tine la pro­vo­quaient dans leur audi­toire pâmé.

Je me pro­met­tais de goû­ter, une fois encore, à de telles délices (je vous en prie, ne me trai­tez pas de gros pas­sion­né). Eh bien ! J’ai été volé, refait comme dans une raf­fi­ne­rie. Les chœurs de la Six­tine sont for­més par un trou­peau de vieux cabots qui aboient à squar­cia­go­la, comme dit d’An­nun­zio, ce qui se tra­duit à peu près : à s’en écor­cher la gueule. J’a­vais été entendre des chan­teurs, et c’est eux qui m’ont fait chan­ter. J’é­tais furi­bond et fulminant.

J’ai atten­du à la sor­tie Mgr Casi­mir, direc­teur de cette foire. Mgr Casi­mir fut, il y a quelques années, le maître chan­teur du Vati­can. Il a per­du sa voix. Main­te­nant, il joue de la grosse caisse. Mais je m’en fous. Je l’ai agrip­pé par un pan de sa sou­tane et je lui ai dit : « Vos chan­teurs chantent avec leurs pieds, et ça m’a coû­té deux louis. »

Mgr Casi­mir sou­rit, paterne et malicieux :

« C’est en effet, dit-il, une ques­tion de bourse. » Puis, très aimable :

— je com­pa­tis à votre désen­chan­te­ment. Vou­lez-vous accep­ter un bitter-cassis ?

Et il m’emmena au café.

— Vous n’i­gno­rez pas, me dit Mon­si­gnor, lorsque nous fûmes atta­blés, que les extra­or­di­naires chan­teurs de la cha­pelle Six­tine devaient leur répu­ta­tion méri­tée, à une opé­ra­tion déli­cate appe­lée bis­tour­nage sur les détails de laquelle je ne m’é­ten­drai pas. La voix des cas­trats n’est pas sinistre comme la voix des chênes ; son registre est, au contraire, fort aigu et d’une éten­due consi­dé­rable. En qua­li­té de révo­lu­tion­naire, vous devez savoir que les gens qui ont la bourse vide sont ceux qui crient le plus fort.

Eh bien ! Mon cher mon­sieur, la véri­té est qu’aujourd’hui, les ecclé­sias­tiques ont for­te­ment évo­lué, les sémi­na­ristes des basi­liques romaines par­mi les­quels nous recru­tons nos chan­teurs, n’en­tendent plus en aucune manière se faire bis­tour­ner.

De sorte que, conclut Mgr Casi­mir en sou­pi­rant, nos admi­rables chœurs sont désor­ga­ni­sés : à côté de vieux châ­trés, qui ont encore leur voix de sopra­ni, mais usées jus­qu’aux cordes… vocales, nous sommes contraints de mettre de jeunes « entiers » qui meuglent comme des taureaux.

— Excu­sez Mon­si­gnor, mon indis­cré­tion, mais si je com­prends par­fai­te­ment que des chan­teurs laïques tiennent… com­ment dirai-je?…. à gar­der leur… machin, et à ne pas abî­mer leur… machine, je me demande en quoi des ecclé­sias­tiques s’obs­tinent à conser­ver un atti­rail encom­brant et inutile qui, pré­ci­sé­ment, les empêche d’at­teindre à la voix céleste.

— Vous m’en deman­dez trop, mon cher mon­sieur ; le monde évo­lue voi­là tout.

Et comme pour cacher son trouble, Mgr Casi­mir com­man­da au gar­çon : « Remet­tez-nous ça ». 

* * * *

Je m’en allais, par les rues, médi­tant dou­lou­reu­se­ment sur les nouilles ita­liennes. Je ren­con­trai un com­mu­niste notoire avec qui je n’é­tais pas dans les meilleurs termes.

À ma pro­fonde stu­pé­fac­tion, il se pré­ci­pi­ta vers moi, le sou­rire aux lèvres.

— Mon cher ami, dit-il, je ne vous serre pas dans mes bras, mais j’en ai furieu­se­ment envie. Enfin, c’en est fini de toutes ces dis­sen­sions intes­tines. Nous voi­là tous frères et j’en suis par­ti­cu­liè­re­ment réjoui.

— Quès acco ?

Il parut éton­né : eh bien quoi ! Et le Front unique ?

— Ah ! oui.

— Le Front unique des pro­lé­taires contre les bour­geois. Jou­haux don­nant le bras à Monatte qui le donne à Lon­guet, lequel embrasse Loriot qui accole S. Faure. Sym­pho­nie sublime, dont Lénine est l’au­teur et Zino­vief le chef d’or­chestre. Le génie du monde réside bien au Kremlin.

— Dites donc, mais si Lénine à Gênes, fait alliance avec Poin­ca­ré et Lloyd George.

Il sou­rit d’un air supérieur :

— Ruse de guerre.

— Tout de même!… Mais enfin, je vous ai enten­du dire que Lon­guet, Mayé­ras, P. Faure, L. Blum, P. Bon­cour et autres, avaient été par vous exter­mi­nés. Vous en aviez, à vous entendre, fait de la bouillie mal­odo­rante, et vous aviez, devant moi fait sen­tir au popu­laire, la puan­teur qui s’en dégageait. 

Il m’a­vait sem­blé que les Jou­haux, Dumou­lin, Mer­rheim, et autres Rey avaient été, par vos soins, voués aux latrines publiques. 

Il vous sera dif­fi­cile de recol­ler les mor­ceaux, de repê­cher ces détri­tus dans leur boue, de les recons­ti­tuer dans leur inté­gra­li­té, de les laver, de les habiller de neuf et de les pré­sen­ter aux foules médu­sées comme des paran­gons de vertu. 

— Dif­fi­cile évi­dem­ment mais est-ce qu’un révo­lu­tion­naire recule devant les dif­fi­cul­tés ? Et puis, on a beau­coup exa­gé­ré. Dans la polé­mique, on se laisse aller à des épi­thètes mal­son­nantes, mais au fond ? Un anar­chiste est bien près d’un S.F.I.C. lequel n’est pas loin d’un S.F.I.O. qui avoi­sine les radi­caux-socia­listes qui, eux-mêmes… 

Mais je serais heu­reux de savoir ce que vous pen­sez du Front unique ? 

— Moi ? Rien. Je sors de l’O­pé­ra où se fai­saient entendre les chœurs modernes de la Chapelle 

— Et alors ? 

— C’é­tait une caco­pho­nie épouvantable. 

— Je ne com­prends pas. 

— C’est pour­tant bien simple. Les chœurs de la Six­tine sont com­po­sés de châ­trés et de gens qui ont leurs organes en bon état. Ils ont réus­si le front unique de la musique de chambre. Croyez-moi, c’é­tait d’un bel ensei­gne­ment et vous avez eu grand tort de n’y point aller. Vous auriez pu, auri­cu­lai­re­ment vous assu­rer du résul­tat obte­nu quand on conjoint pour un tra­vail d’en­semble, des mâles bien bâtis avec des eunuques. 

Mau­ri­cius

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    Cha­cun Say que les notes salées sont deve­nues des notes sucrées depuis que M. Joan­ny Pey­tel a des ennuis avec la jus­tice. Cas­ser du sucre, a tou­jours été d’un bon rap­port, mais il ne faut tout de même pas Pey­tel plus haut qu’il n’est décent et Vil­grain a été acquit­té uni­que­ment parce qu’il avait les trous de balle bien placés.

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