La Presse Anarchiste

Buckarine au Congrès de l’Internationale Syndicale Rouge

C’était en été 1921. Le 1er Congrès inter­na­tio­nal devait inces­sam­ment se réunir à Mos­cou et nous atten­dions plu­sieurs délé­gués des pays étran­gers. Les anar­chistes rési­dant à Mos­cou étaient très occu­pés et une grande quan­ti­té de nos cama­rades étaient déte­nus dans les pri­sons de la R.S.F.S.R., et pour dire vrai, j’étais presque hon­teux et gêné d’être encore en liberté.

Nous étions anxieux et nous consi­dé­rions comme un devoir de frap­per l’attention de nos cama­rades étran­gers, par la situa­tion déses­pé­rée de nos frères per­sé­cu­tés, et aus­si sur les condi­tions géné­rales du pays et de la Révolution. 

Quelques mois aupa­ra­vant (pour être pré­cis, le 25 avril 1921), les Anar­chistes déte­nus à la pri­son Butir­ka de Mos­cou, furent, sans pro­vo­ca­tion aucune, atta­qués par la Tche­ka et leurs cachots furent la scène d’une révol­tante et ter­rible bru­ta­li­té. Sans secours, affai­blis par une déten­tion déjà longue, et par le manque de nour­ri­ture, ils furent cepen­dant frap­pés avec toute la sau­va­ge­rie d’une police américaine. 

Les hommes furent impi­toya­ble­ment assaillis par les Tche­kistes et les sol­dats à coup de crosse de fusils, et les femmes traî­nées par les che­veux à tra­vers les étages, sur les esca­liers de pierre de la prison. 

Plu­sieurs de nos cama­rades crurent leur der­nière heure venue, et avec elle la fin de leurs souf­frances, les exé­cu­tions capi­tales ayant tou­jours lieu la nuit, et sans aucun avis préa­lable, loin de tout public, et avec la même bru­ta­li­té décrite ci-dessus. 

Les jours qui sui­virent ne nous appor­tèrent aucune nou­velle de nos pauvres pri­son­niers, et nous igno­rions tota­le­ment ce qu’étaient deve­nus nos cama­rades de Butir­ka. Toute infor­ma­tion nous était refu­sée, et cepen­dant nous étions convain­cus que quelque chose de ter­rible leur était arri­vé, car ils avaient dis­pa­ru de la prison. 

Une semaine plus tard envi­ron, quelques notes nous arrivèrent. 

Une était de Rya­zan, une autre d’Orel, une troi­sième de Vla­di­mir. Nous sûmes alors que, de force, nos cama­rades avaient été enle­vés de Butir­ka, sépa­rés, et emme­nés dans dif­fé­rentes prisons. 

Thus A. Baron fut expé­dié à la pri­son d’Orel, alors que sa com­pagne Fan­ny Baron se retrou­va à Rya­zan. Quelque temps plus tard, cer­tains de nos cama­rades mâles furent trans­fé­rés à la pri­son Tagan­ka de Mos­cou, par­mi les­quels se trou­vèrent Wolin, Yart­chuk, Maxi­moff, Mratch­ny et plu­sieurs autres. 

La plu­part d’entre eux étaient déte­nus depuis décembre 1920, juste avant la Confé­rence Anar­chiste qui devait avoir lieu à Khar­kow, et qui avait été léga­le­ment autorisée. 

Durant les mois de mai et de juin, les délé­gués com­men­cèrent à arri­ver à Mos­cou pour le 3e Congrès Com­mu­niste Inter­na­tio­nal et pour le Congrès de l’Internationale Syn­di­cale Rouge. Les Anar­chistes de Mos­cou eurent un cer­tain nombre d’entrevues avec ces délé­gués et cer­tains Com­mu­nistes même y assistèrent. 

En dehors, nous eûmes des conver­sa­tions sui­vies avec les délé­gués de l’Internationale Syn­di­cale, leur four­nis­sant les infor­ma­tions néces­saires, leur deman­dant, pour leur propre gou­verne, d’enquêter sur les faits que nous leur pré­sen­tions et sur la véra­ci­té de nos informations. 

La plu­part des délé­gués étran­gers sem­blaient outra­geu­se­ment indi­gnés d’actes de bru­ta­li­té, sem­blables à ceux de la pri­son de Butir­ka, les réprou­vèrent avec véhé­mence et s’étonnèrent qu’un tel état de choses pût exis­ter dans une Répu­blique Révolutionnaire. 

Ils étaient cepen­dant enclins à dou­ter que les Anar­chistes, et bien d’autres élé­ments avan­cés de la Rus­sie Rouge fussent per­sé­cu­tés et sup­pri­més avec un tra­gique sang-froid. 

Sou­va­rine, lea­der des Com­mu­nistes Fran­çais, nous avoua qu’en tant que Com­mu­niste et adhé­rant à Mos­cou, il lui était impos­sible de croire ce que nous avancions. 

Hélas ! peu de temps après, il dut se rendre à l’évidence que nos rap­ports n’étaient nul­le­ment exa­gé­rés. Les délé­gués étran­gers déci­dèrent de prendre des dis­po­si­tions pour ame­ner une entente et nouer des rela­tions plus ami­cales entre le Gou­ver­ne­ment Bol­che­vick et l’élément Révo­lu­tion­naire de gauche. 

Dans l’intervalle, le Congrès de l’Internationale Syn­di­ca­liste Rouge s’était ouvert. Le temps pas­sait et nos cama­rades étaient tou­jours en pri­son. Leurs condi­tions étaient de plus en plus mau­vaises. La rigueur du régime était deve­nue plus sévère, la nour­ri­ture plus insuf­fi­sante et le trai­te­ment plus bru­tal. Plu­sieurs de nos cama­rades tom­bèrent malades et les pri­son­niers de Tagan­ka furent par­ti­cu­liè­re­ment éprou­vés par le nou­veau régime. 

Devant l’attitude de la Tche­ka, ils com­pre­naient que leur déten­tion ne serait pas qu’une ques­tion de jours, mais un long et dou­lou­reux cal­vaire. Ils en souf­frirent mora­le­ment et désespérèrent. 

Ils déci­dèrent cepen­dant d’envoyer un appel au Gou­ver­ne­ment Bol­che­vique. Ils atti­rèrent son atten­tion sur le fait que tous avaient été arrê­tés arbi­trai­re­ment et qu’ils étaient déte­nus sans aucune cause et sans aucune incul­pa­tion mal­gré les termes de la Consti­tu­tion qui affir­mait qu’aucun citoyen ne pou­vait être pré­ve­nu pen­dant une période supé­rieure à qua­rante-huit heures. Ils deman­daient la libé­ra­tion immé­diate de tous, et, sauf une réponse satis­fai­sante dans les cinq jours, pré­ve­naient le Gou­ver­ne­ment de leur inten­tion de com­men­cer la grève de la faim. 

Les cinq jours pas­sèrent et la réponse ne vint pas. En consé­quence, la grève com­men­ça dans la nuit du 3 au 4 juillet 1921. 

C’était le geste de déses­pé­rés, geste col­lec­tif et ter­rible, cau­sé par l’attitude bru­tale et la séche­resse de cœur des gou­ver­nants bolcheviks. 

Consi­dé­rant la condi­tion phy­sique de nos amis, leur geste pou­vait leur être fatal. 

Les Anar­chistes de Mos­cou, encore en liber­té, s’adressèrent à nou­veau aux Syn­di­ca­listes délé­gués au Congrès et insis­tèrent avec achar­ne­ment auprès d’eux, afin que ceux-ci usent de toute leur influence pour sau­ver nos cama­rades persécutés. 

Ce n’était pas seule­ment la vie de nos amis qui nous inté­res­sait, quoique leur his­toire fût suf­fi­sam­ment dou­lou­reuse, mais aus­si tout l’avenir du Mou­ve­ment Anar­chiste que l’on vou­lait étouf­fer et la défense des prin­cipes fon­da­men­taux de la Révo­lu­tion elle-même. 

Nos efforts furent enfin cou­ron­nés de suc­cès et un Comi­té de délé­gués fut formé. 

Com­po­sé de repré­sen­tants Fran­çais et Espa­gnols, le Comi­té fut appe­lé auprès de Djerz­hins­ky, chef de la Tche­ka. Il fut très affable, décla­rant que sans aucun doute l’on arri­ve­rait à une entente pour faire relâ­cher nos cama­rades Anar­chistes. Il deman­da au Comi­té de lui remettre une liste des indi­vi­dus que nous dési­rions voir libé­rer. Le Comi­té était à la joie. 

Nous pré­pa­râmes une liste par­tielle de nos pri­son­niers. Elle por­tait les noms de nos cama­rades déte­nus dans les pri­sons de Mos­cou et de Petro­grad, et aus­si celui de cer­tains de nos cama­rades que nous savions dans dif­fé­rentes prisons. 

Seule, la Tche­ka aurait été capable d’élaborer une liste com­plète, car seule elle avait connais­sance de tous les pri­son­niers déte­nus dans le Sud, dans l’Est, et en Sibé­rie, et il ne fal­lait pas comp­ter sur son concours. 

Nous por­tâmes notre liste à Djerz­hins­ki qui cette fois ne fut plus aus­si aimable que lors de notre pre­mière entrevue. 

Il s’excusa d’être obli­gé de nous faire remar­quer que cer­tains de nos amis ne pour­raient être libé­rés, mais nous assu­ra cepen­dant que, dans la mesure du pos­sible, il ferait tout ce qui était en son pou­voir pour nous don­ner satisfaction. 

La liste devait nous être retour­née, après un jour ou deux, et nous faire connaître ceux de nos amis qui allaient béné­fi­cier de la « clé­mence » des Bolcheviks. 

Une semaine pas­sa. Toutes les ten­ta­tives pour revoir Djerz­hins­ky échouèrent. Nous étions inac­tifs, ne sachant de quel côté por­ter nos efforts. Enfin, un jour, le chef de la Tche­ka vou­lut bien nous faire « l’honneur » de nous rece­voir à nou­veau. Il fut brusque et bref. Il nous infor­ma que les Anar­chistes étaient trop dan­ge­reux pour être relâ­chés et pré­ten­dit que la plu­part étaient des ban­dits qui ne pré­sen­taient aucun inté­rêt et que vrai­ment le Comi­té de délé­ga­tion avait tort de s’occuper d’eux. Mais cepen­dant, dési­reux de mani­fes­ter sa consi­dé­ra­tion envers les délé­gués étran­gers, il nous remit une liste conte­nant quatre noms d’anarchistes à qui il allait don­ner la liberté. 

C’étaient quatre étu­diants qui avaient été arrê­tés pour avoir lu, dans leur cercle, les œuvres de Kropotkine. 

Aucun de nos vieux cama­rades Anar­chistes n’était tou­ché par le pré­ten­du acte de clé­mence des Bolcheviks. 

Nous com­men­cions à nous rendre compte que nos démarches auprès de Djerz­hins­ky n’aboutiraient à rien. 

Il cher­chait à gagner du temps et son offre de relâ­cher quatre de nos amis était un cal­cul dans l’espoir de bri­ser la grève de la faim à Taganka. 

C’était le hui­tième jour de la grève. La condi­tion de nos cama­rades était cri­tique. Aucun d’entre eux ne pou­vait mar­cher, cer­tains ne pou­vaient plus par­ler ; l’un d’eux était deve­nu com­plè­te­ment sourd, un autre avait abso­lu­ment per­du connais­sance. Trois de ces mal­heu­reux étaient à la mort. 

Un Comi­té de dix membres fut for­mé, repré­sen­tant plu­sieurs pays et com­po­sé de Syn­di­ca­listes Anar­chistes et de Communistes. 

Lénine, trop « occu­pé », refu­sa d’abord de nous rece­voir, mais consi­dé­rant la gra­vi­té de la situa­tion, et devant notre insis­tance, il consen­tit à nous écouler. 

Il nous tint le même lan­gage que Djerz­hins­ky. Les Anar­chistes empri­son­nés n’étaient pas inté­res­sants, mais qu’il les ferait relâ­cher s’ils consen­taient à être dépor­tés hors de Russie. 

« S’ils reviennent a jou­ta-t-il, ils seront fusillés ! » 

Sur sa pro­messe que la ques­tion serait consi­dé­rée le soir même et que la déci­sion en serait com­mu­ni­quée au Comi­té le len­de­main, nous prîmes congé de Lénine. 

Le len­de­main, à une heure de l’après-midi nous étions, je crois, le 12 ou 13 juillet, je fus convo­qué à l’Hôtel de Luxe, dans la chambre de l’un des délé­gués. D’autres cama­rades étaient pré­sents. Nous man­dâmes Lénine au télé­phone afin de connaître sa déci­sion. Malade, il ne put nous cau­ser. Nous insis­tâmes et il nous infor­ma que le Gou­ver­ne­ment avait man­da­té Trots­ky auprès du Comi­té que nous avions for­mé et que doré­na­vant c’était à lui que nous devions nous adres­ser. Il refu­sa de nous faire connaître la déci­sion du Comi­té central. 

Ayant deman­dé Trots­ky, celui-ci nous répon­dit qu’avant quatre heures de l’après-midi il nous ferait par­ve­nir par mes­sage spé­cial la réponse du Gouvernement. 

À quatre heures, exac­te­ment, nous avions en mains le docu­ment signé de Trots­ky, au nom du Comi­té Central. 

Les « ban­dits anar­chistes » allaient être relâ­chés et expul­sés, à condi­tion que la grève de la faim cesse immé­dia­te­ment à Taganka. 

Les divers groupes Anar­chistes de Mos­cou élirent Sha­pi­ro, et le Gou­ver­ne­ment Trots­ky et Djerz­hins­ky, afin d’arranger avec nous la dépor­ta­tion de nos amis. 

Nous leurs avions com­mu­ni­qué le résul­tat de nos démarches ; la grève ces­sa le onzième jour, après la visite d’un offi­ciel du Gou­ver­ne­ment qui leur deman­da s’ils accep­taient la déci­sion du Comi­té Central. 

Alors com­men­ça la Confé­rence où d’ailleurs n’assista ni Trot­ky ni Djerz­hins­ky. Le pre­mier se fit repré­sen­ter par Luna­chars­ky, le second par Unschlicht 

La Tche­ka avait reçu toute auto­ri­té pour trai­ter avec la délé­ga­tion, et dès le début de la Confé­rence au Krem­lin, nous eûmes la cer­ti­tude qu’elle aillait à nou­veau employer ses méthodes ordinaires. 

À la pre­mière séance, Unschlicht nous infor­ma que la déci­sion du Comi­té Cen­tral ne s’appliquait seule­ment qu’aux treize cama­rades de Taganka. 

Nous lui fîmes remar­quer que le docu­ment signé par Trols­ky ne pou­vait prê­ter à confu­sion, que nous le consi­dé­rions comme une pro­messe for­melle du Gou­ver­ne­ment et que nous vou­lions que tous les Anar­chistes déte­nus dans les pri­sons bol­che­viks fussent relâchés. 

Ce fut en vain. Unschlicht pré­ten­dit que son inter­pré­ta­tion du docu­ment était dif­fé­rente de la nôtre et il refu­sa caté­go­ri­que­ment de dis­cu­ter plus avant. 

Il cau­sait au nom de la puis­sante Tche­ka et nous n’avions aucun doute. Il était venu pour com­man­der, non pour dis­cu­ter. Sa parole était bru­tale et pleine de dédain. Avant la fin de la séance il se leva et sans un mot, sor­tit de la salle. 

«— Il aurait pu dire au revoir, remarquai-je. 

«— Il n’est par­ti que pour un moment, me répon­dit un cama­rade Espa­gnol, il va reve­nir dans un instant. » 

Il ne revint pas. Les rela­tions devinrent dif­fi­ciles et irré­gu­lières. Unschlicht ne venait pas aux ren­dez-vous que nous lui fixions, et Luna­chars­ky, cepen­dant du même avis que nous, pré­ten­dait qu’en l’absence d’Unschlicht il ne pou­vait rien déci­der, bien que repré­sen­tant de Trots­ky à nos Conférences. 

En déses­poir de cause et cer­tains que nous n’arriverions pas à un meilleur résul­tat, nous envoyâmes aux cama­rades de Tagan­ka une lettre signée de tous les délé­gués pré­sents, sauf un. J’avais refu­sé d’agréer aux condi­tions de cette lettre, qui exi­geait que nos cama­rades quittent la Rus­sie deux ou trois jours au plus tard après leur libération. 

Nos amis étaient d’une fai­blesse extrême par suite des pri­va­tions et des bru­ta­li­tés dont ils avaient été vic­times et, pour qui­conque connaît l’état déplo­rable des moyens de trans­ports en Rus­sie, il y avait une impos­si­bi­li­té maté­rielle de se confor­mer aux clauses de la lettre. 

Celle-ci fut cepen­dant accep­tée et signée par la délé­ga­tion qui ne pou­vait faire mieux et Unschlicht s’en trou­va satis­fait. La lettre fut cache­tée et lui fut remise afin d’être envoyée aux cama­rades de la Tagan­ka qui l’attendaient comme une délivrance. 

Deux jours plus tard, nous appre­nions qu’Unschlicht refu­sait de faire suivre notre lettre. Aucune rai­son de cette mesure n’était donnée. 

Il était clair que, sys­té­ma­ti­que­ment, le Gou­ver­ne­ment créait des dif­fi­cul­tés afin de rete­nir le plus long­temps pos­sible nos cama­rades en pri­son. Son jeu était appa­rent. Il ne vou­lait pas que les Anar­chistes fussent libres durant le Congrès de l’Internationale Syn­di­cale Rouge. 

Cepen­dant, les pri­son­niers étaient visi­tés fré­quem­ment par les repré­sen­tants de la Tche­ka qui leur fai­saient entre­voir leur libé­ra­tion pro­chaine qui, chaque jour, était remise au lendemain. 

Trots­ky nous assu­rait, de son côté, que tout allait bien et que nous pour­rions par­ti­ci­per aux arran­ge­ments pour le départ de nos camarades. 

Les jours pas­sèrent, puis les semaines. Malades, les nerfs exci­tés par une longue attente, dépri­més mora­le­ment et phy­si­que­ment, nos pauvres cama­rades consi­dé­raient leur cause comme per­due, et, stoï­que­ment, atten­daient la mort qui met­trait fin à toutes ces souffrances. 

C’est à ce moment que se réunit le Congrès de l’Internationale Syn­di­cale Rouge. 

Cer­tains des délé­gués avaient eu l’intention de mettre sur le tapis la ques­tion des per­sé­cu­tions, mais devant l’assurance que tous les Anar­chistes seraient libé­rés dans un très bref délai, et afin d’éviter un scan­dale, ils avaient déci­dé, d’un com­mun accord, de ne pas en causer. 

Secrè­te­ment pour­tant, le Gou­ver­ne­ment Bol­che­vick pré­pa­rait une sur­prise. Le Congrès sui­vait son cours. L’on était à la veille de la der­nière séance. Tout s’était pas­sé pour le mieux. Sou­dain, Buka­rine sur­git à la tri­bune. Il déclare qu’il est délé­gué par le Comi­té Cen­tral du Par­ti Com­mu­niste et qu’il va entre­te­nir le Congrès d’un sujet qui n’est pas à l’ordre du jour. 

Et d’un bond, le voi­là qui s’élève contre le mou­ve­ment Anar­chiste Russe. Ce mou­ve­ment, dit-il, est une chose en Europe, elle en est une autre ici. Pro­pa­gan­disme là-bas, ban­di­tisme ici. Les Anar­chistes Russes sont des meur­triers et des contre-révolutionnaires. 

La preuve ? Voyez Makh­no qui a fait sau­ter des ponts sur le ter­ri­toire des Soviets et qui a pas­sé par les armes des pay­sans qu’il sus­pec­tait d’être Communistes. 

Par des sta­tis­tiques « offi­cielles », il démon­tra que Makh­no com­bat­tait le régime Bol­che­vik et que le mou­ve­ment Anar­chiste n’était le fruit que d’une agglo­mé­ra­tion de criminels. 

La salle était hou­leuse, lorsque Buka­rine des­cen­dit de la tri­bune. De tous côtés l’on deman­dait la dis­cus­sion, mais le pré­sident Losovs­ky décla­ra que le sujet n’était pas à l’ordre du jour, qu’il ne valait pas la peine que l’on s’étendît des­sus, et que, par consé­quent, l’incident était clos. 

Le tumulte gran­dis­sait. Les membres du Congrès ne sem­blaient pas du même avis. 

Losovs­ky fut cri­ti­qué ouver­te­ment pour sa façon d’agir et on lui fit remar­quer que ce n’était pas à lui de déci­der si un sujet était inté­res­sant ou non. Un délé­gué alle­mand s’éleva avec vio­lence contre l’attitude du Pré­sident. Tous les délé­gués fran­çais étaient debout et avec toute la salle, récla­mèrent que la dis­cus­sion soit ouverte immé­dia­te­ment afin qu’ils aient l’opportunité de répondre aux attaques outra­geantes de Buka­rine contre le mou­ve­ment anarchiste. 

Jusqu’à l’incident Buka­rine, Losovs­ky avait conduit le Congrès au gré de sa fantaisie. 

La majo­ri­té des délé­gués étaient des habi­tants de Mos­cou et accep­taient presque inté­gra­le­ment toutes les pro­po­si­tions du pré­sident de séance. Mais devant l’attaque sinistre, si inat­ten­due et si hon­teuse de Buka­rine, le sens cri­tique se réveilla même chez les Com­mu­nistes qui appuyèrent la motion des délé­gués Fran­çais et Allemands. 

Losovs­ky demeu­rait inébran­lable et refu­sait la dis­cus­sion, mal­gré le désir mani­feste de tout le Congrès. 

Mais voi­ci que, mal­gré le bruit, Arlan­dis, le délé­gué Espa­gnol réus­sit à se faire entendre. Défen­seur du Bol­che­visme, et grand ami de Losovs­ky, il refu­sa cepen­dant de gar­der le silence devant l’autocratie du Pré­sident. D’une voix trem­blante d’indignation et en termes acerbes, il deman­da que les délé­gués Fran­çais qui avaient été en rap­port avec le Gou­ver­ne­ment au sujet des Anar­chistes fussent entendus. 

Ne pou­vant se dis­cul­per plus long­temps, Losovs­ky mit aux voix dans l’espoir d’avoir la majo­ri­té pour lui, mais son attente fut déçue et la majo­ri­té fut si écra­sante pour la dis­cus­sion, que contrai­re­ment aux règles éta­blies par le Congrès, il n’annonça pas le nombre des votants pour et contre. 

Sirolle prit la parole au nom de la délé­ga­tion fran­çaise. D’une voix digne, claire, puis­sante, il s’éleva contre l’attaque de Buka­rine. « L’Anarchisme, dit-il, n’a qu’une doc­trine et qu’une phi­lo­so­phie. Par­tout elle est la même. En France comme en Angle­terre, en Alle­magne comme en Rus­sie. Confondre le mou­ve­ment Anar­chiste avec le Makh­novst­chi­na, ain­si que l’avait fait Buka­rine était une manœuvre hon­teuse pour influen­cer les délé­gués étran­gers qui n’étaient pas fami­liers avec la Révo­lu­tion Russe. » 

Il por­ta l’attention de la salle sur le fait que jamais les Anar­chistes n’avaient consi­dé­ré les par­ti­sans de Makh­no comme étant des leurs. Que même la Fédé­ra­tion des Groupes Anar­chistes de l’Ukraine, qui cepen­dant sont bien prêts du mou­ve­ment Makh­no, ne l’avait recon­nu comme mou­ve­ment anar­chiste et la réso­lu­tion de la Confé­rence de la Fédé­ra­tion Nabat, tenue en sep­tembre 1920 en est une preuve suffisante. 

« Au sujet de l’Armée Révo­lu­tion­naire, sous les ordres de Makh­no, il est utile de spé­ci­fier que c’est une erreur de consi­dé­rer son action comme fai­sant par­tie du Mou­ve­ment Anarchiste. » 

« Pré­sen­ter des sta­tis­tiques, ajou­ta Sirolle, dans les­quelles l’on étale l’œuvre des­truc­tive de Makh­no est de la pauvre démagogie. 

« Faire un paral­lèle entre l’activité de Makh­no et celle des Anar­chistes Russes, est une infâ­mante mésinterprétation. » 

Avec une pré­ci­sion et une clar­té sans égales, Sirolle détrui­sit tous les argu­ments de Bukarine. 

Sa sin­cé­ri­té évi­dente, son atti­tude per­son­nelle com­bi­née avec sa voix plai­sante et mélo­dieuse, impres­sion­nèrent favo­ra­ble­ment la majo­ri­té de l’assemblée.

Il appuya sur la sinistre diplo­ma­tie du Comi­té Cen­tral ame­nant le sujet des Anar­chistes à la fin du Congrès, avec l’espoir de jus­ti­fier leur persécution. 

Il rap­pe­la l’intention de ne pas dis­cu­ter cette affaire publi­que­ment si le Gou­ver­ne­ment avait tenu ses promesses. 

El main­te­nant, au der­nier moment, alors qu’un arran­ge­ment avait été conclu, le par­ti com­mu­niste vou­lait exploi­ter la situa­tion en faveur de sa pro­pa­gande contre le mou­ve­ment Anar­chiste Russe?… 

« L’attitude de Buka­rine est une honte pour la Révo­lu­tion et une dis­grâce pour le Gou­ver­ne­ment Révolutionnaire. » 

Sirolle ter­mi­na sa harangue sous un flot d’applaudissements.

La ruse du gou­ver­ne­ment bol­che­vik était démas­quée et, pour la pre­mière fois, durant tout le Congrès, la véri­té triomphait. 

……………………………………………………

Ce ne fut que deux mois plus tard, le 17 sep­tembre 1921, que nos treize cama­rades de Tagan­ka furent libérés. 

Ils sor­tirent de pri­son dans un état déplo­rable. Le trai­te­ment misé­rable dont ils furent vic­times après leur libé­ra­tion, la décep­tion et la dépor­ta­tion sans pas­se­port régu­lier, qui fut la cause pre­mière de leur arres­ta­tion à Stet­tin, pré­sentent une page élo­quente de la mal­veillance et de la bru­ta­li­té bolchevique. 

Avec jus­tesse, le Bol­che­visme a été décrit par le cama­rade Maxi­moff, une autre vic­time de l’État Com­mu­niste, comme le Judas de la Révo­lu­tion Russe. 

Alexandre Berk­man
(Tra­duit du l’Anglais par J. Resse.)


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