La Presse Anarchiste

Un grand écrivain anglo-saxon à tendance libertaire : Jack London

J’ai, dans le pré­cé­dent n° de la Revue Anar­chiste, expo­sé, en la résu­mant de mon mieux, la vie si courte, si dou­lou­reuse et si tour­men­tée du grand écri­vain vaga­bond Jack Lon­don. Je ne pou­vais trou­ver, en effet, de meilleure pré­face à l’étude de son œuvre que le récit de cette exis­tence roma­nesque, au sens abso­lu du mot, et qui semble en consti­tuer le cha­pitre le plus passionnant.

Par­mi les 52 volumes dont elle se com­pose, il en est peu où il n’ait mis, avec une par­celle de son âme géné­reuse et pitoyable à l’homme, quelqu’une de ses aven­tures extra­or­di­naires, ou quelque phase de ses mul­tiples avatars.

Et c’est ce qui fait de cette œuvre l’une des plus humaines de notre temps, et c’est éga­le­ment pour cela que lorsqu’elle sera connue en France, comme elle mérite de l’être, on s’y pas­sion­ne­ra pour elle plus encore que pour celle du grand bour­geois Rudyard Kipling, dont l’exotisme a peut-être autant de puis­sance et de véri­té, mais à laquelle manque l’exquise sen­si­bi­li­té de Jack Lon­don, le tri­mar­deur vagabond.

Sans trop m’arrêter à la valeur lit­té­raire et à l’expression artis­tique de ce labeur gran­diose, c’est, ain­si que je l’ai dit pré­cé­dem­ment, de son côté révo­lu­tion­naire, de ses ten­dances socia­listes, voire liber­taires que je vou­drais, aujourd’hui, entre­te­nir les lec­teurs de cette Revue.

Pour cela, il me suf­fi­ra de prendre par­mi ses nom­breux ouvrages, ceux, en les­quels il m’a paru que Jack Lon­don avait conden­sé, avec sa pen­sée phi­lo­so­phique, fruit de ses lec­tures inces­santes, les véri­tables ten­dances de son âme meur­trie par la vie et révol­tée contre les cruau­tés et les ini­qui­tés du régime capi­ta­liste bourgeois.

Je ne tien­drai donc, dans ce choix, aucun compte de l’ordre chro­no­lo­gique, mais seule­ment de l’importance que cha­cun des livres choi­sis m’a paru pos­sé­der, au point de vue de l’exposition de ses idées.

Cette ana­lyse faite, il me sera facile, dans une pro­chaine chro­nique, de com­pa­rer la pen­sée de ce grand révol­té avec celle d’un autre dont le nom nous est cher.

* * * *

Voi­ci d’abord Mar­tin Eden, livre capi­tal à mes yeux, dans l’étude que je tente, puisque Jack Lon­don lui-même nous le donne comme une sorte d’autobiographie. C’est, en effet, celui où il a mis le plus de lui-même, et où il a expo­sé, dans la per­sonne de son héros, l’éducation de son âme et la for­ma­tion de son esprit. Mar­tin Eden c’est Jack Lon­don lui-même, et je dois dire que jamais auto­di­dacte ne fit avec plus de claire et sobre élo­quence l’analyse de son déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel et moral.

Pour bien sai­sir la genèse et bien com­prendre toute la por­tée de ce beau livre dont Jack Lon­don a dit, dans une de ses lettres, qu’il était en tête de ses pré­fé­rés, il convient de se repor­ter au récit som­maire qu’il fit lui-même de son enfance dans l’isolement misé­rable du ranch paternel.

Voi­ci, en effet, un pas­sage où se trouve en germe le fond même de son livre de prédilection.

«… Je n’ai aucun sou­ve­nir qu’on m’ait appris à lire ou à écrire ; et cepen­dant je pou­vais faire les deux à l’âge de cinq ans… Une de mes pre­mières et de mes plus fortes impres­sions fut l’ignorance des autres per­sonnes qui m’entouraient. J’avais lu et absor­bé l’Alham­bra, de Washing­ton Irving, avant ma neu­vième année, et je ne pou­vais pas com­prendre com­ment il se fai­sait que les autres gens du ranch ne connussent même pas de nom ce grand écri­vain. Plus tard, j’ai conclu que cette igno­rance était spé­ciale aux gens de la cam­pagne (exploi­tés par le capi­tal) et pen­sé que les cita­dins n’étaient pas aus­si bor­nés. Un jour, un homme de la ville vint au ranch ; il était chaus­sé de sou­liers bien cirés et vêtu d’un bel habit, et je sen­tis qu’il y avait des chances pour que je pusse échan­ger des idées avec un homme culti­vé… Avec les briques d’une vieille che­mi­née démo­lie, j’avais construit un Alham­bra pour moi-même : tours, ter­rasses, rien n’y man­quait et les dif­fé­rentes par­ties en étaient indi­quées par des ins­crip­tions à la craie. J’y condui­sis mon cita­din et l’interrogeai sur l’Alham­bra : il était aus­si igno­rant qu’un homme du ranch ; et alors je me conso­lai moi-même en pen­sant qu’il n’y avait au monde que deux hommes intel­li­gents, Washing­ton Irving et moi-même… Mes autres lec­tures, à cette époque, consis­taient prin­ci­pa­le­ment en celles de volumes à dix sous emprun­tées à des ouvriers qui venaient tra­vailler au ranch, et de jour­naux dans les­quels étaient racon­tées, en feuille­ton, les aven­tures de pauvres mais hon­nêtes filles de magasin.

« Avec une pareille nour­ri­ture, mon esprit était ridi­cu­le­ment conven­tion­nel ; mais ma soli­tude fai­sait que je lisais tout ce qui me tom­bait sous la main, et je fus for­te­ment impres­sion­né par une his­toire de Oui­da, inti­tu­lée Signa. Il y avait là un petit gar­çon qui avait fait le rêve de deve­nir un grand musi­cien et d’avoir toute l’Europe à ses pieds. Pour­quoi, me disais-je, moi, petit gar­çon aus­si, ne pour­rais-je pas atteindre à la gloire que rêvait Signa?…»

C’est cette pas­sion enfan­tine pour la culture intel­lec­tuelle et pour la gloire qu’elle peut don­ner qui forme le fond de Mar­tin Eden, c’est elle qui ins­pi­ra le livre qui le sou­tient et le rem­plit du pre­mier cha­pitre jusqu’au dernier.

Per­du, noyé dans le chaos des connais­sances ain­si gou­lu­ment acquises au prix des pires misères, d’une enfance qua­si-aban­don­née, Mar­tin Eden, c’est-à-dire Jack Lon­don, est en proie à une souf­france morale fine­ment ana­ly­sée et qui se trou­va sérieu­se­ment sou­la­gée le jour où lui tom­bèrent sous la main les œuvres du grand phi­lo­sophe évo­lu­tion­niste, Her­bert Spencer.

Ce fut par les Prin­cipes de psy­cho­lo­gie, que Mar­tin Eden com­men­ça son ini­tia­tion à la doc­trine qui devait révo­lu­tion­ner la pen­sée scien­ti­fique moderne en lui don­nant son orien­ta­tion défi­ni­tive ; mais en tenant compte de la fai­blesse et de l’incohérence des connais­sances péni­ble­ment acquises par le jeune auto­di­dacte, ce qui devait arri­ver arri­va, il ne com­prit rien à ce livre ardu. Il ne se décou­ra­gea pas et s’attaqua incon­ti­nent aux Pre­miers prin­cipes du phi­lo­sophe anglais.

Et la révé­la­tion commença.

Les pages où Jack Lon­don expose, en les ana­ly­sant, les états d’âme par les­quels passe son héros au cours de cette ini­tia­tion, comptent, à mon avis, par­mi les plus belles de son œuvre. Il nous fait assis­ter, sans nous fati­guer un seul ins­tant, à la for­ma­tion d’une âme, à la créa­tion d’un esprit, à l’édification d’une rai­son et d’un carac­tère. « Mar­tin Eden, nous dit-il, ayant com­men­cé le soir les Pre­miers prin­cipes, le matin le trou­va lisant toujours…»

Hier encore, dans son cer­veau un peu sur­me­né et désem­pa­ré, toutes les repré­sen­ta­tions du monde intel­lec­tuel s’agitaient confuses, impré­cises comme des ombres ne trou­vant pas à s’incarner, et voi­ci que Spen­cer jetait tout à coup, dans ce chaos une lumière écla­tante, clas­sant, orga­ni­sant les connais­sances humaines, en mon­trant l’admirable uni­té, éla­bo­rant les der­nières réa­li­tés et pré­sen­tant, à ses yeux émer­veillés, un uni­vers concret.

Et Mar­tin Eden de s’écrier : « Non ! il n’y a pas de Dieu ; il n’y a que de l’inconnu, dont Her­bert Spen­cer est le Prophète. »

Et cet élan d’enthousiasme ne s’affaiblit pas lorsqu’il découvre que le grand phi­lo­sophe anglais, comme Dar­win lui-même, s’est arrê­té à mi-che­min des conclu­sions der­nières d’ordre reli­gieux, poli­tique ou social qui découlent néces­sai­re­ment de leurs pré­misses indiscutables.

Tous ceux de mes lec­teurs qui ont pu se fami­lia­ri­ser avec l’œuvre spen­ce­rienne, savent que son auteur ne s’est pas seule­ment arrê­té à mi-che­min, mais que, sous l’influence de ses ori­gines, de sa men­ta­li­té et de son édu­ca­tion bour­geoises, il a sin­gu­liè­re­ment atté­nué, vers la fin de sa vie, l’individualisme de sa doc­trine, et qu’après avoir écrit L’Individu contre l’État, il a pris vigou­reu­se­ment la défense de celui-ci et pro­tes­té, avec une véhé­mence signi­fi­ca­tive, contre les conclu­sions que socia­listes, révo­lu­tion­naires, com­mu­nistes et anar­chistes, pré­ten­daient avec rai­son, avoir le droit de tirer de l’ensemble de son œuvre.

De même, les plus illustres conti­nua­teurs de l’œuvre de Dar­win et de Spen­cer, Hœckel en tête, ont, sous les mêmes influences, conti­nué cette tac­tique de réac­tion et se sont effor­cé de pré­sen­ter la doc­trine nou­velle, non seule­ment comme défa­vo­rable au socia­lisme com­mu­niste et anar­chiste, mais encore comme basant les droits de l’élite, c’est-à-dire de l’aristocratie sur le dar­wi­nisme lui-même.

Dans le célèbre dis­cours qu’il pro­non­ça en 1877, au Congrès des natu­ra­listes, à Munich, Ernest Hœckel résu­mait à peu près ain­si toute l’argumentation oppo­sée aux ten­ta­tives faites pour don­ner l’appui de la théo­rie de l’évolution aux doc­trines révolutionnaires :

1° Ces doc­trines tendent à une éga­li­té chi­mé­rique de tous et de tout ; le dar­wi­nisme, au contraire, non seule­ment constate, mais explique les rai­sons orga­niques de l’inégalité natu­relle des apti­tudes et même des besoins des individus.

2° Dans la vie de l’humanité, comme dans celle des plantes et des ani­maux, l’immense majo­ri­té de ceux qui naissent est des­ti­née à périr, parce qu’une petite mino­ri­té seule­ment triomphe dans la « lutte » pour l’existence» ; la doc­trine socia­liste et révo­lu­tion­naire pré­tend au contraire que tous doivent triom­pher dans cette lutte et que per­sonne ne doit demeu­rer vain­cu — ce qui est, par consé­quent, contraire à la doc­trine dar­wi­nienne, c’est-à-dire à la véri­té scientifique.

3° La lutte pour l’existence assure la « sur­vi­vance des meilleurs, la vic­toire des plus aptes » et suit par consé­quent un pro­ces­sus aris­to­cra­tique de sélec­tion indi­vi­dua­liste, au lieu du démo­cra­tique nivel­le­ment conçu par les doc­trines révo­lu­tion­naires (socia­liste, com­mu­niste, anarchiste).

Contre cette défense pré­ten­due scien­ti­fique de la vieille socié­té capi­ta­liste et bour­geoise que l’on regrette de voir ain­si résu­mée et for­mu­lée par un esprit aus­si clair­voyant que celui du grand natu­ra­liste alle­mand, Jack Lon­don, s’est éle­vé avec une force et une pré­ci­sion véri­ta­ble­ment éton­nante chez un écri­vain d’imagination.

Quand on lit son beau livre qui a pour titre Le Loup des mers, on se demande s’il ne l’a pas écrit pour incar­ner dans son héros, Loup Lar­sen, la doc­trine de la « lutte pour l’existence », avec son impla­cable cruau­té, et telle qu’elle appa­raît, dans ses consé­quences socio­lo­giques, aux défen­seurs du régime capi­ta­liste et bourgeois.

Loup Lar­sen est un véri­table monstre à qui la Nature a don­né, en même temps que le sum­mum de la force phy­sique, une intel­li­gence remar­quable et une facul­té d’assimilation qui lui ont per­mis, mal­gré son exis­tence aven­tu­reuse et tour­men­tée de ban­dit, de pirate et de cor­saire, d’acquérir une culture scien­ti­fique dont se mon­tre­rait fier plus d’un pré­ten­du savant. Il a lu et rete­nu toute la lit­té­ra­ture dar­wi­nienne de notre temps. Il a fouillé jusqu’en son tré­fonds l’œuvre phi­lo­so­phique de Spencer.

Il com­mande, en maître abso­lu, en tyran, un bateau qu’il a volé, tout armé, tout équi­pé et prêt à par­tir pour la pêche au phoque dans les mers du Nord.

Sa supé­rio­ri­té phy­sique et intel­lec­tuelle sur ces humbles pro­lé­taires de la mer est telle qu’il les consi­dère comme sa chose, sa pro­prié­té au même titre que la goé­lette chapardée.

Il exige d’eux l’obéissance pas­sive du chien à son maître, et leur moindre ten­ta­tive de résis­tance est aus­si­tôt répri­mée à coups de son for­mi­dable poing. Bref, il est arri­vé à leur ins­pi­rer une sorte de ter­reur sacrée, sem­blable à celle qu’éprouvent les sau­vages les plus pri­mi­tifs devant leur grand féticheur.

En dar­wi­nien convain­cu, Loup Lar­sen se jus­ti­fie à ses propres yeux par la loi du plus fort et les droits du plus apte, de tous ses crimes de lèse-humanité.

En face de ce pro­ta­go­niste de la force et de ses crimes légi­ti­més par la science, Jack Lon­don se dresse lui-même dans la per­sonne du plus humble, du plus faible de ses matelots.

Le paque­bot sur lequel il se trou­vait ayant fait nau­frage, il est recueilli au milieu de la tem­pête, par le bateau de Loup Lar­sen dont il devient la pro­prié­té au même titre que les autres hommes de son équipage.

Et, à par­tir de ce moment, la plus étrange, la plus pas­sion­nante des luttes morales s’engage entre ces deux « intel­lec­tuels » dont l’un a la force, le pres­tige phy­sique du lion, et l’autre la fai­blesse et la fra­gi­li­té appa­rente du moucheron.

À la doc­trine dar­wi­nienne, que le « tyran » du bateau expose, avec ses plus féroces consé­quences, à son nou­vel esclave, pour jus­ti­fier les abus de sa propre tyran­nie, ceux de la socié­té, l’esclave répond comme si la veille même il avait lu les belles pages de Kro­pot­kine sur l’Entr’aide ; il lui montre que la lutte des classes par laquelle se gui­de­ra le monde nou­veau n’est pas autre chose que la loi dar­wi­nienne de la « lutte pour la vie » trans­por­tée des indi­vi­dus aux col­lec­ti­vi­tés ; et qu’en même temps, la notion et la conscience tou­jours gran­dis­sante de la soli­da­ri­té humaine, ont, dans les siècles, tem­pé­ré de plus en plus ce qu’avait de féroce dans la nature, la grande lutte pour la vie…

Il me fau­drait ici une place que je n’ai pas pour citer les dia­logues, véri­table passe‑d’armes scien­ti­fiques entre les deux hommes à pro­pos des mille inci­dents de la vie de bord où Loup Lar­sen a abu­sé de sa force en s’abritant der­rière Spen­cer et Darwin.

Dans Iron Heel, un autre de ses livres qui mérite d’être lu et relu, Jack Lon­don a for­mu­lé et déve­lop­pé la pro­fes­sion de foi d’un socia­liste révo­lu­tion­naire pas­sion­né et sin­cère. Il y dit ce qu’il pense de l’Église et du Chris­tia­nisme tel qu’elle l’a façon­né à l’instigation et pour le plus grand pro­fit de son clergé.

«… L’Église, écrit-il, n’enseigne plus et pra­tique moins encore les doc­trines du Christ ; c’est pour­quoi les ouvriers ne veulent pas la recon­naître. L’Église par­donne et même sou­tient l’affreuse bru­ta­li­té et la sau­va­ge­rie avec les­quelles le capi­ta­lisme traite la classe ouvrière…»

Écou­tez encore les belles paroles sui­vantes qu’il met dans la bouche de Mar­tin Eden s’adressant à des capi­ta­listes et à des bourgeois :

« On ne peut annu­ler la loi du déve­lop­pe­ment ; cela vous est aisé de la nier ; mais où est la nou­velle loi qui main­tien­dra votre force?… Le temps n’est plus où les autres se pro­me­naient tan­dis que les esclaves tra­vaillaient ; les esclaves ne sup­por­te­ront plus cela ; ils sont trop nom­breux pour lais­ser au cava­lier le temps d’enfourcher sa monture…»

Et reve­nant sur ce sujet, dans Iron Heel, il ajoute :

« Si l’homme moderne a une capa­ci­té de pro­duc­tion mille fois supé­rieure à celle de l’homme des cavernes, pour­quoi, aux États-Unis, quinze mil­lions d’hommes ne sont-ils pas conve­na­ble­ment logés et nour­ris ? Pour­quoi trois mil­lions d’enfants tra­vaillent-ils ? La faute en est au capi­ta­lisme qui dirige d’une façon cri­mi­nelle et injuste. »

* * * *

Ces véri­tés dou­lou­reuses qui sont les consé­quences fatales du régime capi­ta­liste et bour­geois, nous les retrou­vons lon­gue­ment expo­sées dans un autre de ses livres : Bur­ning Day­light, que je consi­dère comme son chef‑d’œuvre.

C’est l’histoire d’un simple cher­cheur d’or, ouvrier mineur mer­veilleu­se­ment doué, de même que Loup Lar­sen sur le rap­port de la force phy­sique et de l’intelligence, et qui, au prix d’efforts inouïs mais rapi­de­ment cou­ron­nés de suc­cès, devient multimillionnaire.

Comme Day­light est par­des­sus tout un lut­teur, et que la vie n’a de valeur pour lui que par la lutte contre les élé­ments, ou les hommes, il vient à New-York avec l’intention de faire mordre la pous­sière à tous les grands fai­seurs des États-Unis, trus­teurs et autres qui sont les véri­tables rois de l’Amérique et du monde. C’est-à-dire qu’avec les mil­lions arra­chés au sol mys­té­rieux du Klon­dike, l’ouvrier Day­ligth ne tarde pas à acqué­rir la men­ta­li­té du capi­ta­liste, et qu’il devient une sorte de Loup Lar­sen civilisé.

«… De même que la richesse, la civi­li­sa­tion n’avait pas amé­lio­ré Day­ligth. En véri­té, ses habits étaient de meilleure coupe, ses manières avaient gagné et il par­lait un anglais plus cor­rect. Comme joueur et comme domi­na­teur, son intel­li­gence s’était remar­qua­ble­ment déve­lop­pée. Il avait pris l’habitude d’une vie plus large et son esprit s’était aigui­sé aux luttes farouches et com­pli­quées avec les hommes. Mais sa nature s’était endur­cie : il n’avait plus la bon­té simple et gaie d’autrefois… Il était deve­nu cynique et bru­tal. Le pou­voir avait agi sur lui-même comme sur tous les hommes. Se méfiant des grands exploi­teurs, mépri­sant le trou­peau des exploi­tés stu­pides, il n’avait confiance qu’en lui seul… Il n’était plus phy­si­que­ment l’homme aux muscles de fer des­cen­du de l’Arctique. Ses muscles deve­naient flasques et son tailleur atti­ra son atten­tion sur un com­men­ce­ment d’embonpoint, car, effec­ti­ve­ment, il pre­nait du ventre…»

Cepen­dant, le remords n’a pas ces­sé de faire entendre sa voix dans la conscience de l’ancien mineur qui fut rude, violent, mais bon et hon­nête. Il l’étouffe en se disant qu’après tout il ne lut­tait que contre les gros requins de la finance et de l’industrie et qu’il n’avait jamais volé l’humble travailleur.

« Il ne s’en était jamais sen­ti le cou­rage. D’ailleurs, ce sport ne l’intéressait pas. L’ouvrier est naïf et stu­pide. Ce sport res­semble trop à une tue­rie de fai­sans dans les chasses réser­vées des grands domaines anglais. Il pré­fé­rait sur­prendre le voleur pour lui ravir le butin. C’était amu­sant et cela lui don­nait de l’émotion. Comme Robin Hoode des temps jadis, Day­ligth com­men­ça à dépouiller le riche pour cou­vrir le beso­gneux. Il était cha­ri­table à sa façon. L’affreuse détresse humaine ne l’attristait point parce qu’elle fait par­tie de l’ordre universel…»

Or, voi­ci que pour rame­ner ce « requin chas­seur de requins » à sa bon­té pri­mi­tive, pour le rendre atten­tif à la voix du remords, il suf­fît de l’entrée d’une femme dans sa vie. Et quelle femme ! Dode Mason, la plus humble, la plus modeste des nom­breuses dac­ty­lo­graphes employées dans ses bureaux. Mais outre sa beau­té qui a pro­duit le coup de foudre sur Day­ligth, cette jeune fille pos­sède une grande intel­li­gence, une âme d’élite et un noble cœur. Ardem­ment sol­li­ci­tée par lui de deve­nir sa femme légi­time, elle s’y refuse tout d’abord. Et ce refus donne lieu à la scène capi­tale du livre que je m’en vou­drais de ne pas repro­duire ici, parce qu’on y trouve mer­veilleu­se­ment résu­mée et dra­ma­ti­sée toute la pen­sée de Jack Lon­don sur le régime capi­ta­liste et bourgeois.

«— Vous refu­sez sans doute, dit Day­ligth, parce que plu­sieurs jour­naux m’ont érein­té à pro­pos de ma joyeuse vie.

«— Je ne pense pas à cela, répon­dit-elle, je le sais et je ne peux pas dire que cela me plaise. Mais c’est votre exis­tence en géné­ral, vos affaires… Il y a des femmes qui pour­raient vous épou­ser et être heu­reuses ; moi, non… Plus j’aimerais un homme de ce genre, plus je serais mal­heu­reuse. Et de me voir mal­heu­reuse, cela le ren­drait mal­heu­reux. Vous voyez, je ferais une erreur et il en ferait une aus­si ; encore, pour lui, serait-elle adou­cie par ses affaires qui l’occuperaient toujours.

«— Mes affaire?! fit Day­ligth, hale­tant. Quel mal font mes affaires ? Je joue fran­che­ment, hon­nê­te­ment. Elles ne cachent rien de mal­propre, mes affaires ! Et l’on ne peut en dire autant de bien des affaires, celles des grandes cor­po­ra­tions, des fri­pons ou des petits épi­ciers du coin. Je joue loya­le­ment selon les règles du jeu, et je ne mens pas et je ne trompe per­sonne et je ne manque pas à ma parole. »

« Dode sou­pi­ra de sou­la­ge­ment quand la conver­sa­tion prit un autre cours, et elle en pro­fi­ta pour émettre ses opinions.

«— Dans l’ancienne Grèce, com­men­ça-t-elle avec pédan­tisme, était consi­dé­ré comme bon citoyen celui qui bâtis­sait des mai­sons plan­tait des arbres… «

« Elle ne ter­mi­na pas son dis­cours, mais elle arri­va tout de suite à la conclusion :

«— Com­bien de mai­sons avez-vous bâties ? Com­bien d’arbres avez-vous plantés ? »

« Il hocha incons­ciem­ment la tête, car il n’avait pas sai­si la por­tée de l’argument.

«— Eh bien ! conti­nua-t-elle, l’avant-dernier hiver, vous avez acca­pa­ré le charbon.

«— Loca­le­ment, dit-il en rica­nant à ce sou­ve­nir, juste loca­le­ment. J’ai pro­fi­té du manque de wagons et de la grève de la Bri­tish Colum­bia.

«— Vous n’avez pas extrait vous-même le char­bon. Cepen­dant vous l’avez fait mon­ter de quatre dol­lars par tonne et vous y avez gagné beau­coup d’argent. C’était votre affaire. Vous avez obli­gé les pauvres gens à payer leur char­bon plus cher. Vous avez joué loya­le­ment, comme vous le dites, mais vous avez mis vos mains dans leur poche pour en tirer tout leur argent. Je le sais. Je brû­lais une grille dans mon salon de Bar­ke­ley. Au lieu de payer onze dol­lars la tonne de Rock-Wells, je l’ai payée quinte dol­lars, cet hiver-là ; vous m’avez volé quatre dol­lars. Je pou­vais le sup­por­ter, mais il y avait des mil­liers de pauvres gens qui ne le pou­vaient pas. Vous appe­lez cela un jeu hon­nête, mais, pour moi, c’est un véri­table vol. »

« Day­light ne se décon­cer­ta pas. Ce n’était pas une révé­la­tion pour lui.

«— Main­te­nant écou­tez, miss Mason, je recon­nais que, cette fois vous avez un peu rai­son. Mais vous me voyez dans les affaires depuis assez long­temps pour savoir que je ne fais pas le métier de piller les pauvres gens. J’en veux aux gros capi­ta­listes. C’est eux que je mange. Ils volent les pauvres et moi je les vole, eux. Cette affaire de char­bon n’était qu’accidentelle. Je n’en vou­lais pas aux pauvres gens, mais aux gros capi­ta­listes. Je les ai eus. Ceux qui se trou­vaient sur le che­min ont été attra­pés : voi­là, c’est tout.

« Voyez-vous, toutes les affaires sont un jeu. Tout le monde joue d’une façon ou d’une autre. Le culti­va­teur joue contre le temps et contre le mar­ché pour ses mois­sons. La Uni­ted States Steal Cor­po­ra­tion fait de même. Les affaires d’un grand nombre consti­tuent de purs vols aux dépens du pauvre. Mes affaires ne sont pas de celles-là. Vous le savez. J’ai tou­jours pour­sui­vi les voleurs.

«— Je n’ai pas atteint mon but, avoua-t-elle. Atten­dez une minute. »

« Et pen­dant un moment, ils che­vau­chèrent en silence.

«— Je vois plus clai­re­ment que je ne peux l’exprimer. Ce que je veux dire est quelque chose comme ceci : il y a le tra­vail légi­time, et il y a celui qui ne l’est pas. Le culti­va­teur laboure la terre et pro­duit le grain. Il fait quelque chose qui est utile à l’humanité. Il crée en quelque sorte le grain qui nour­ri­ra ceux qui ont faim.

«— Mais alors, les che­mins de fer, les ache­teurs au mar­ché et les autres se mettent sys­té­ma­ti­que­ment à le voler de ce grain », inter­rom­pit Dayligth.

«— Dode sou­rit et agi­ta la main.

«— Atten­dez une minute. Vous me faites perdre le fil de mon rai­son­ne­ment. Qu’on le vole jusqu’à ce qu’il meure de faim, peu importe. L’essentiel est que le blé qu’il a fait pous­ser demeure. Vous voyez, le culti­va­teur a créé quelque chose, disons dix tonnes de blé, et ces dix tonnes existent. Ce grain est por­té au mar­ché par le che­min de fer, puis il passe à ceux qui le man­ge­ront. Ceci est encore légi­time, c’est comme quelqu’un qui vous apporte un verre d’eau, qui vous enlève une escar­bille de l’œil. On a fait, en quelque sorte, créer une chose : du blé.

«— Mais les che­mins de fer volent affreu­se­ment, objec­ta Dayligth.

«— Alors, le tra­vail qu’ils font est à demi-légi­time, à demi illé­gi­time. Main­te­nant, nous arri­vons à ce qui vous concerne. Vous ne créez rien. Il n’existe rien de nou­veau quand vous faites vos affaires. C’est exac­te­ment comme le char­bon. Vous ne l’avez pas extrait. Vous ne l’avez pas por­té au mar­ché. Vous ne l’avez pas livré. Com­pre­nez-vous ? C’est ce que je veux dire quand je parle de plan­ter des arbres, de bâtir des mai­sons ! Vous n’avez pas plan­té un seul arbre, ni bâti une seule maison.

«— Je n’aurais jamais cru qu’il y eût une femme au monde qui pût par­ler affaires comme cela, mur­mu­ra-t-il avec admiration…»

J’arrête ici celle cita­tion un peu trop longue, mais que j’ai cru néces­saire parce qu’avec cette admi­rable jeune fille, c’est encore, tou­jours, Jack Lon­don qui parle.

Enfin, dans Iron Heel, le grand écri­vain résume en ces quelques lignes élo­quentes, ses pré­vi­sions de l’avenir :

«… Il y a aujourd’hui trois classes : la Plou­to­cra­tie, la Bour­geoi­sie et le Prolétariat.

« La force de ce der­nier réside dans ses muscles ; c’est la force pri­mi­tive, natu­relle, qui ne peut être enle­vée par la puis­sance de la richesse, tan­dis que la richesse peut être enle­vée à ceux qui la pos­sèdent et qui devien­dront alors, eux aus­si, des pro­lé­taires ; quant à la classe moyenne, elle dis­pa­raî­tra, écra­sée entre le lion et le tigre…»

Quel est le révo­lu­tion­naire qui n’applaudirait à cette courte et sub­stan­tielle déclaration ?

Cette révo­lu­tion qui sera l’œuvre du monde nou­veau et de la nou­velle Huma­ni­té, Jack Lon­don la désire, l’appelle de toutes ses forces dans cha­cun des livres que je viens d’analyser et aus­si dans beau­coup d’autres.

— « Alors, s’écrie l’un de ses héros avec une émo­tion pro­fonde, la vie sera propre, noble, intense et l’on sera heu­reux de la vivre…»

C’est sur ces nobles paroles que je veux ter­mi­ner celle élude, hélas ! bien incom­plète d’une vie et d’une œuvre qui méritent d’être connues de nos cama­rades, me réser­vant d’analyser dans une pro­chaine chro­nique, à ce même point de vue, la vie et l’œuvre de Sébas­tien Faure, révol­té comme Jack Lon­don, per­sé­cu­té comme lui par cette socié­té capi­ta­liste et bour­geoise dont il a été et res­te­ra jusqu’à sa mort, l’adversaire redou­table et redouté.

P. Vigné d’Octon.


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