Rénovateur de la vie, annonciateur d’une nouvelle existence, esprit de la destruction, esprit créateur, nous te saluons ! À travers l’image sombre d’un présent avorté, nous sentons la chaude haleine du lendemain, nous, accablés de la malédiction des siècles et dont le désir ardent ronge les cœurs comme une flamme incandescente.
Des tempêtes d’hiver le précèderont, froides tempêtes d’hiver, pour libérer les esprits des décombres et de la boue des traditions serviles et des conceptions engourdies qui enchaînent nos volontés et étranglent l’acte de délivrance dans un filet de tours d’adresse dialectique.
On nous a appris à concevoir et à comprendre « historiquement » les différentes phases de notre esclavage et, depuis, nous haletons sous le fardeau du passé et, dans une révérence muette nous admirons le lacet voilé qui nous attache aux formes serviles du millénaire passé. Nous ne sommes plus des utopistes, nous savons distinguer entre le possible et l’impossible ; nous connaissons très bien les frontières où la donnée pratique se perd dans des conceptions fantastiques et des idées sans bord. Nous avons criblé et mesuré scientifiquement chaque étendue de l’esclavage humain et nous nous réjouissons d’avoir si bien réussi. Nous avons mis de l’ordre dans nos relations avec le passé, notre avenir en succomberait-il ?
Une chanson lointaine partie d’une île mystérieuse dans la mer inconnue qu’aucun navigateur n’a encore vue, retentit pleine d’espérance dans quelques-uns de nous. On les nomme les derniers rejetons de la race du noble chevalier de la Mancha, des gardiens de Graal de l’Idéal, des rêveurs qui ont quitté le terrain de la réalité pratique pour, avec leurs esprits, planer au-dessus des nuages. Ils furent toujours des criminels pour les neuf fois sages du « bon sens humain », parce qu’ils méprisèrent les vieilles traditions révérencieuses et l’ordre imposé par la loi.
Ils portent le signe de Caïn de la Liberté sur le front ; une poussée qui fermente, une obstination de révolte se cachent dans leurs cœurs ; leur chemin va au-dessus des abîmes, car ils évitent à dessein les routes tracées de la banale vulgarité. Plusieurs d’entr’eux tombent dans les profondeurs béantes, mais ils ne se sentent jamais des victimes, et le parfum d’encens, du martyr leur semble fade et futile. Ils agissent toujours d’une poussée intérieure et agissent ainsi parce qu’ils ne sauraient agir autrement.
L’extraordinaire et l’étrange les attire : il leur faut l’utopie pour vivre, car leur âme est altérée de nouvelles sources et de miracles inconnus. Ils sont des éclaireurs de l’avenir, des porte-drapeaux de la science ; des affirmateurs de la vie. Leur regard est pur, leur pas alerte, car leur esprit n’est pas chargé des traditions de la servilité qui nous attachent aux faits de la donnée historique.
Salut à vous, êtres au pas alerte, dont l’âme abrite la poussée de destruction et la joie créatrice pour faire naître de nouveaux mondes.
— O —
Tradition de la Servilité ! C’est l’épidémie sournoise qui écrase notre force, absorbe notre volonté, c’est le fardeau éternel qui nous oppresse et qui étouffe notre désir ardent dans la vase des vieilles habitudes avant qu’ils ne soient en floraison. Tout le poids de l’histoire humaine pèse sur nous, cependant nous n’osons pas nous débarrasser du fardeau de peur de tomber dans le néant. En gémissant, nous chancelons avec notre bagage historique dans les ruelles de la vie et chargeons déjà l’avenir avec les hypothèques du passé. Tout l’énorme fatras de vieilles formules et d’idées désuètes, dans lesquelles l’étincelle de la réalité vivante s’est éteinte il y a longtemps, nous oppresse et pousse notre esprit dans l’abîme. Un esprit s’est une fois abrité dans ces vieilles enveloppes et on entendit les battements de cœur de la vie, mais cette époque est très éloignée et il ne nous reste que des scories sans valeur et l’éclat terne d’une grandeur passée jette une lueur trompeuse, comme le vil mica jaune sur la roche muette.
Notre cerveau ressemble à une chambre de curiosités où s’abritent des fantômes ; partout des momies, des « vérités » embaumées, des sanctuaires cariés sur lesquels l’haleine d’aucun dieu ne souffle plus. Le sombre reflet du passé scintille mystérieusement sur de vieux écrins et autels d’où s’exhale l’odeur des temps passés. Rien que la tradition de la servilité et du respect pour tous les masques grimaçants du passé, derrière lesquels il n’y a plus aucune vie réelle, nous attache à ce monde de fantômes et d’images mortes. Mais ce monde de pâles fantômes et d’illusions divines est entre nous et la réalité des choses et nous montre toutes les apparitions de la vie sous une forme défigurée. Nous ne voyons la véritable existence qu’à travers la sombre atmosphère de traditions abstraites et, lorsque nous croyons avoir saisi la nature des choses, ce ne sont que les ombres chinoises qui se reflètent sur la réalité matérielle de ces choses.
Nous ne voyons la réalité que par la perspective du passé ou, mieux dit, nous ne voyons que l’apparence des choses et non les choses comme elles sont véritablement. Mais cette apparence des choses, cette illusion de la réalité nous apparaît comme l’existence parfaite, comme la réalité supérieure, à laquelle nous sacrifions constamment notre existence propre. Nous nourrissons les chimères de nos idées abstraites avec notre sang artériel (dernière goutte de sang) et, ainsi, nous sommes les victimes d’une illusion d’optique qui nous fait apparaître la réalité vivante comme quelque chose d’irréel, comme un fantôme. C’est l’ombre des choses qui nous rend empressées à faire des sacrifices, qui nous oblige à nous agenouiller. Peter Schlemill, auquel « l’Homme au Manteau gris » acheta l’ombre, fut plongé dans le désespoir lorsqu’il vit qu’il avait en même temps perdu son adoration et son respect.
L’homme créa Dieu d’après son image, mais il le fit instinctivement, avec toute la puérilité d’un enfant auquel le sens des choses n’est pas encore révélé. Il regarda dans le miroir magique de la nature toute puissante qui refléta son image agrandie. Et il s’agenouilla dans une piété craintive devant l’image qu’il appela Dieu et qui fut pour lui une réalité absolue à laquelle il avait immolé sa propre existence.
Ainsi le créateur fut l’esclave de sa propre création, la chimère fut réalité. Plus grand et plus puissant. Dieu apparut à l’homme et plus grand fut le sentiment de la nullité du créateur lui-même. Au produit de son imagination, l’homme donna toutes les qualités prodigieuses, et dans l’apparence de gloire de cette divinité, tout ce qui était humain devait lui apparaître misérable et vain.
Tant que la croyance divine des peuples fut entourée de la poésie naïve de la première jeunesse, les hommes ne se rendirent pas compte de la grande tragédie de leur faute. Mais plus tard, lorsque la croyance puérile de jadis se fut engourdie en formules mortes des dogmes théologiques et que la communauté des croyants se fut transformée en église, l’abaissement des hommes fut un principe divin et la pierre angulaire de toutes les religions révélées.
Dieu fut tout, l’homme rien.
Comme un mendiant, le fils de la terre s’accroupit devant sa propre image et lui demanda protection et bénédiction. Aussi la terre lui fut une vallée de larmes et la vie une malédiction. Pour sauver l’âme divine, il mortifia le corps et les désirs sensuels. Dans la même mesure que le fantôme-Dieu grandissait et fut un géant, l’homme se rétrécissait et ne fut qu’un misérable Lilliput qui n’osait plus s’approcher de l’ombre morte de son propre « moi » que dans une soumission craintive et par l’intermédiaire des élus : Dieu tout, l’homme rien.
« Je suis le Seigneur, ton Dieu ! » Le cri retentit à travers les millénaires de l’histoire humaine et des millions et encore des millions d’hommes ont incliné et inclinent encore la tête devant l’idole qui est sortie de leur propre imagination et ne doit son existence qu’à la folie de leur croyance.
Les formes de la croyance ont changé au cours des siècles, mais ses racines sont toujours restées les mêmes, qu’il s’agisse du fétiche du sauvage ou du Dieu abstrait des monothéistes. C’est toujours le même changement mystique des rôles : apparence devient réalité, la chose créée seigneur et maître de son créateur. Le nombre de dieux tombés est légion, mais Dieu lui-même n’est jamais tombé et il nous grimace toujours sous des masques nouveaux. Même si l’homme renverse une vieille idole de son piédestal, ce n’est que pour s’humilier dans la poussière devant une autre divinité.
Au nom de Dieu, l’homme supportait le fardeau de toute tyrannie, il sanctifiait chaque crime que les prêtres louèrent comme étant l’expression de la volonté divine, il se sacrifiait constamment lui-même pour être assuré de l’aide de son idole : Ce n’est pas le hasard qui fait que presque toutes les religions sont basées sur l’idée de sacrifice, car Dieu se nourrit du sang de l’homme, de la sève vivante de l’existence matérielle de l’homme.
Partout où un prêtre prêche la parole de Dieu, où des croyants avides de sacrifices se jettent dans la poussière, saisis d’une peur sacrée devant un être supérieur, c’est un Golgotha où l’homme est crucifié. Proudhon avait bien conçu la racine intime de la tragédie humaine en disant : « Dieu, c’est la lâcheté et la bêtise ; Dieu, c’est l’hypocrisie et le mensonge ; Dieu c’est la tyrannie et la misère ; Dieu c’est le mal ! »
Mais Dieu n’est pas chez lui que dans les églises des croyants et dans les livres sacrés des théologiens, il s’est installé dans tous les domaines de la vie humaine et il hante les coins les plus cachés de notre cerveau.
Chaque création d’État n’est qu’une traduction politique du principe d’autorité divine et ce que nous appelons tout simplement « politique » n’a jamais été autre chose que la théologie de l’État : Ce n’est pas inutilement qu’ils se disent « roi par la grâce de Dieu » car le pouvoir de la Royauté et de l’État en général, est issue de la même source que la toute-puissance de Dieu. De Maistre, le grand apôtre de la réaction, affirme dans ses écrits, que tonte forme de gouvernement est en elle-même théocratique et que toute constitution vient de Dieu.
Tout Pouvoir, est dans sa nature la plus intime, d’origine divine ; car enfin ce n est pas la force brutale qui fait vivre un système politique, mais la croyance sacrée à sa nécessité absolue, la tradition de la servilité qui toujours pousse l’homme à sacrifier la réalité vivante de l’existence à une ombre morte. Comme tout Pouvoir, de sa nature même, est divin, il est par conséquent absolu, même quand il essaie de cacher sa faiblesse sous l’apparence d’une modeste justice parlementaire. Qu’il s’agisse de la forme fétichiste de l’État, où le principe du pouvoir trouve son expression immédiate dans la personne du monarque, de l’abstraite « république, une et indivisible », des Jacobins, ou, encore mieux, de la fameuse « dictature du Prolétariat » des Lénine et Trotsky, c’est de minime importance : Ces États ne diffèrent que par la forme, la nature même des choses n’est point changée.
Le sec Bonald, indigeste pédant et intrépide défenseur du principe d’Autorité avait bien pénétré cette vérité lorsqu’il écrivit ces mots terribles : « Dieu est le pouvoir souverain de tout être ; l’Homme-Dieu est le Pouvoir sur toute l’humanité, le Chef d’État est le Pouvoir sur tous ses sujets, le Chef de Famille est le Pouvoir dans sa maison. Comme tout Pouvoir est créé à l’image de Dieu et est de provenance divine, tout Pouvoir est absolu. »
Seulement Bonald n’avait pas compris une chose, il n’avait pas pu la comprendre. Il comprit bien que la divinité est à l’origine de tout pouvoir, mais il ne comprit pas l’origine de la divinité qu’il croyait avoir existé depuis toujours. Il ne se rendit jamais compte de la grande tragédie humaine et il réunissait dans la même personne et le trompé et le trompeur.
Ainsi que Dieu ne sustente son existence nébuleuse que dans l’imagination de l’homme et ne lui fait sentir son pouvoir divin que par l’activité incessante des prêtres et des élus, la conception de l’État n’est, elle aussi qu’une création abstraite dont le pouvoir matériel n’est révélé que par la force de ses représentants et de sa bureaucratie hiérarchique.
Le croyant attend tout bien de Dieu, car sa propre force lui semble vaine. Pour la même raison, le sujet crédule attend tout de l’État, le considérant comme la providence terrestre.
Il ne conçoit pas que l’État devrait lui rendre ce qu’il a volé sous forme d’impôts ; il ne conçoit pas non plus que les sacrifices qu’il fait journellement à l’État ne servent jamais ses propres intérêts, mais ceux de l’État et de ses représentants, que au surplus ceux-ci le soient par la « grâce de Dieu » ou par « la volonté du peuple » selon l’affirmation des tendances les plus avancées de la théologie politique : Vox Populi, vox Dei !
De même que, dans la religion, Dieu est tout, l’homme rien, de même, dans la politique, l’État est tout, le sujet rien. Ces deux maximes d’autorité céleste et terrestre : le « Je suis le Seigneur, ton Dieu » et le « sois le sujet de l’autorité » sont, depuis l’origine, unis comme frères siamois.
En glorifiant en Dieu l’ensemble de la perfection absolue, l’homme lui-même, le créateur de Dieu, ne fut qu’un misérable « ver de terre », qu’une incarnation vivante de toute vanité et faiblesse terrestre. Les théologiens et les scribes ne cessèrent de lui assurer qu’il était « un pêcheur dès la naissance » et qu’il ne pourrait être sauvé de l’enfer que par la révélation et l’application des commandements sacrés de Dieu. En attribuant à l’État toute la perfection terrestre, le sujet se dégrada lui-même jusqu’à devenir une caricature d’impuissance spirituelle, et les hommes de loi et les théologiens d’État ne se fatiguèrent point de lui répéter que, dans sa nature intime, il avait tous les sombres instincts du criminel-né et qu’il ne pourrait trouver le chemin de la vertu officiellement reconnue que par les lois de l’État.
Le divin « tu devras » et le « tu es obligé » de l’État, se complètent réciproquement comme le marteau et l’enclume entre lesquels l’homme est aplati. Les commandements de Dieu et les lois de l’État ne sont que des expressions différentes du même principe d’Autorité.
L’image de Dieu et la croyance des hommes ont revêtu des formes différentes au cours du temps ; la conformation extérieure de l’État et la croyance gouvernementale des honnêtes sujets, ont été soumises également à la transformation du temps. Mais la nature même de la chose n’est pas changée, puisque, sous l’enveloppe nouvelle, il s’agissait toujours du même principe d’Autorité.
De même que le centre des rivalités entre les écoles théologiques différentes était la question de « la meilleure religion », de même l’esprit du politicien plana toujours autour de la question du « meilleur gouvernement. »,
Comme dans le domaine de la religion, il y a des juifs, des islamistes, des catholiques, des protestants ou des mormons, il y a dans le domaine politique des monarchistes, des constitutionnels, des républicains, des démocrates ou des bolchevistes, qui tous s’entredévorent, mais qui néanmoins — consciemment ou inconsciemment — poursuivent le même but : gouverner, dominer, être les Maîtres.
Les partis ne sont en réalité que des églises politiques qui, chacune de sa façon particulière sert l’État, et, de la même façon, comme toute église de n’importe quelle religion, ils prêchent la gloire de leur Dieu en observant sévèrement le rituel. Partout c’est la même volonté de sacrifice des crédules et le même désir de pouvoir des « élus » qui traînent l’existence vivante à l’autel pour la donner à une ombre morte.
Même dans un domaine aussi concret que celui de la vie économique des hommes, le fantôme Dieu est présent et demande par l’intermédiaire de ses prêtres, son tribut antropophagique. « Le droit de propriété » n’est-il pas une simple transposition de l’idée de Dieu dans le domaine économique ? Et toute l’économie politique bourgeoise a‑t-elle jamais été autre chose que la théologie de la propriété ?
Les scribes du droit de propriété procèdent tout à fait de la même façon que les théologiens de l’Église et de l’État : ceux-ci considèrent comme leur tâche principale de convaincre la horde de crédules et sujets de leur nullité absolue, ceux-là s’efforcent de suggérer à la masse des producteurs et des laboureurs le sentiment de leur dépendance fatale pour pouvoir les forger plus facilement dans les chaînes de leurs idoles. Et comme la théologie de l’Église et de l’État cherchent à cacher l’origine et la nature de leur Dieu dans les régions nébuleuses du mystère, de même leurs représentants dans la vie économique ne ratent aucun moyen pour faire disparaître la véritable nature de la propriété derrière les voiles épaisses d’une métaphysique étrange.
La propriété est divine et tout ce qui est divin est mystère. Dans cet esprit, toutes les constitutions politiques des hommes — qu’il s’agisse des règlements de Dalaï-Lama au Tibet ou de la fameuse législation de 1793 — ont entouré la propriété d’une gloire de saint et lui ont donné la principale place dans leur législation :
Il n’y a aucun doute : la propriété est sacrée. Elle est une des multiples métamorphoses de l’idée de Dieu, qui sont sorties de l’imagination de l’homme et qui ne peuvent vivre que dans les régions d’ombres de la plus obscure imagination. Ici encore l’apparence devient réalité, la réalité vivante meurt d’une chimère.
Ainsi que le fétiche apparaît aux sauvages comme la demeure d’un revenant, ainsi nous sentons, dans chaque objet que nos yeux voient et que nos mains touchent, le fantôme qui s’y abrite. Derrière les choses visibles de l’existence réelle, le fantôme de la propriété fait son apparition et même le produit du travail de nos mains nous devient un fétiche dans lequel un démon s’est retiré.
Hélas ! nous vivons encore à l’époque du fétichisme, malgré toute instruction, malgré toute science.
À cette chimère non seulement nous sacrifions la plus grande part de notre travail, mais nous offrons encore des corps vivants en pâture et nous nous enivrons dans le sentiment de notre honnêteté bourgeoise.
Le désir de vivre du brave sujet est fortement excité lorsque, l’estomac grognant, il passe devant les vitrines des magasins de la grande ville, et pourtant il n’ose pas tendre la main pour saisir ces belles choses, même si la faim hurle dans ses intestins, car il n’est pas en état de payer l’impôt de sacrifice à la propriété. Des milliers d’êtres humains vivent toute leur vie dans la plus grande misère au milieu d’une opulence criminelle qui, journellement, passe avec insolence devant leurs yeux avides. Et pourtant, ils gardent encore plus fidèlement les commandements du soi-disant « droit de propriété » que les crédules ne gardent les commandements de Dieu.
— O —
Illusions ! Partout des illusions ! Danses de fantômes à Golgotha et une vie tressaillante sur des autels tout fumants.
En étant constamment en relations avec le monde fantomatique des dieux, nous sommes devenus nous-mêmes presque des fantômes. Il y a quelque chose de sombre, de lourd en nous qui charge notre esprit et qui l’attire vers le mystère des autels. La tradition de la servilité est dans notre sang, comme un poison caché qui ronge incessamment nos forces vitales et nous fait apparaître le monde comme à travers une ivresse d’opium. Ibsen avait trouvé le point faible de notre esprit lorsqu’il mit ces paroles dans la bouche de Mme Aloing : « Non seulement ce que nous avons hérité de notre père et mère nous hante. Ce sont toutes les vieilles idées mortes imaginables et toute sorte de croyances mortes, etc.
« Elles ne vivent pas en nous, mais elles sont malgré cela dans notre sang et nous, ne pouvons nous en débarrasser. Lorsque j’ai un journal à la main et que j’y lis, il me semble voir des fantômes qui se glissent entre les lignes. Il faut qu’il y ait des fantômes partout dans le pays. Il faut qu’ils soient aussi nombreux que les grains de sable au fond de la mer. Et puis nous craignons tous tant la lumière, l’un comme l’autre ! »
Oui, hélas ! le fantôme est en nous ; il nous fait craindre la lumière et nous rend lâches. Nous tremblons devant notre propre ombre et notre esprit invente les systèmes les plus étranges pour justifier notre faiblesse et lui donner une apparence héroïque. Ainsi la servilité est une vertu, la soumission un principe. Toute notre vie est remplie des dures « nécessités » que nous avons enfantées et nourries nous mêmes, jusqu’à ce qu’elles soient devenues comme notre propre destinée. Elles nous poursuivent du berceau jusqu’à la tombe et emprisonnent chacun de nos actes dans un corset de lois sacrées et de conceptions traditionnelles. Tout nous est une obligation, immuablement. Aussitôt que nous nous sommes débarrassés du vieux joug, nous cherchons ardemment d’autres sanctuaires pour leur montrer notre vénération. Le premier jour de la révolution, nous apercevons quelques éclairs du crépuscule des dieux ; mais le deuxième jour, nous sommes déjà prêts à nous agenouiller devant de nouveaux autels.
Et lorsque quelqu’un de la race des « Élus » vient au milieu de nous pour nous apprendre les sentiments humanitaires, ou nous le trainons à l’échafaud ou nous l’appelons un saint. Les Pharisiens firent crucifier un homme ; mais, trois jours après sa mort, l’erreur des crédules le ressuscita et en fit un Dieu. Quand viendra enfin le vendredi saint de Dieu, apportant la résurrection de l’homme ?
— O —
Entendez-vous le cri lointain de l’autre rive ? Il retentit ivre d’espérance, plein de vie, à travers la nuit glacée, comme un messager de l’avenir, le brouillard se dissipe. Un désir ardent traverse le monde comme un souffle de printemps en mars. Ce sont les messagers du crépuscule des dieux qui nous annoncent la fête de la résurrection.
Germinal ! Entendez-vous le cri tressaillir dans l’air, à minuit ?
Germinal ! rénovateur de la vie, annonciateur d’une nouvelle existence, esprit de destruction, esprit créateur, nous te saluons !
Germinal ! Germinal !
Rudolf Rocker.